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Borges, Carrol et la carte au 1/1

Publié le 14 Janvier 2019, 17:13pm

Catégories : #Philo (Notions)

Borges, Carrol et la carte au 1/1

Jorge Luis Borges, dont on célèbre le centenaire de la naissance, a fourni aux géographes et cartographes un texte emblématique, qu´il prête à un auteur fictif du XVIIe siècle. Ce texte est aujourd´hui rebattu, mais citons-le néanmoins pour mémoire :

 

 

DE LA RIGUEUR DE LA SCIENCE

 

En cet empire, l´Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d´une seule Province occupait toute une ville et la Carte de l´Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l´Empire, qui avait le Format de l´Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. Moins passionnées pour l´Etude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elle l´abandonnèrent à l´Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l´Ouest, subsistent des Ruines très abimées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n´y a plus d´autre trace des Disciplines Géographiques. (Suarez Miranda, Viajes de Varones Prudentes, Livre IV, Chapitre XIV, Lérida, 1658.)(1)

 

Laurent Grison, glose habilement sur ce récit, dans un récent numéro de Mappemonde (2). Son court article est un dernier symptôme de la fascination continue, depuis Foucault (3) des spécialistes de sciences sociales pour l´oeuvre de l´écrivain argentin. Rappelons, côté géographes, que "De la rigueur de la science" influença la conclusion d´une petite nouvelle d´Henri Chamussy, La carte de l´Empire, publiée dans les Brouillons Dupont (4) Moi-même, j´évoquai dans ma thèse la nouvelle de Borges (5)...et la retrouvai citée intégralement (côté historiens) dans le livre de Christian Jacob, L´empire des cartes (6), dont le titre-même jouait savoureusement sur les mots, en hommage à Borges. Mais l´exégète le plus célèbre de ce texte est sans doute Umberto Eco, avec son essai canularesque  : "De l´impossibilité d´établir une carte de l´Empire à l´échelle du 1/1" (7). Eco y envisage, en affichant le plus grand sérieux, la construction de la carte au 1/1, et détaille les obstacles pratiques ou théoriques du projet.

 

Cette perle pour sémioticien qu´est le texte de Borges n´est pourtant pas sans précédent. Lors d´une discussion sur la liste internet Maphist (8), il était rappelé que Lewis Carroll avait écrit le passage suivant dans Sylvie and Bruno concluded (Londres, 1893) :

 

"C´est une autre chose que nous avons apprise de votre Nation," dit Mein Herr, "la cartographie. Mais nous l´avons menée beaucoup plus loin que vous. Selon vous, à quelle échelle une carte détaillée est-elle réellement utile  ?"

 

"Environ six pouces pour un mile."

 

"Six pouces seulement  !" s´exclama Mein Herr. "Nous sommes rapidement parvenus à six yards pour un mile. Et puis est venue l´idée la plus grandiose de toutes. En fait, nous avons réalisé une carte du pays, à l´échelle d´un mile pour un mile  !"

 

"L´avez-vous beaucoup utilisée  ?" demandai-je.

"Elle n´a jamais été dépliée jusqu´à présent", dit Mein Herr. "Les fermiers ont protesté : ils ont dit qu´elle allait couvrir tout le pays et cacher le soleil  ! Aussi nous utilisons maintenant le pays lui-même, comme sa propre carte, et je vous assure que cela convient presque aussi bien."(9)

 

Réminiscence de Carroll chez notre bibliothécaire argentin  ? Probablement l´aurait-il admis, lui qui ne croyait pas aux mérites de l´originalité, et affirmait que sous une autre forme, en un autre lieu et dans d´autres circonstances, nous répétons toujours les mêmes fables, écrivons sans cesse les mêmes oeuvres. Remarquons que si Borges se ressouvient de Carroll, il se pourrait bien également que ce soit le cas de Eco, puisque ce dernier signale que la carte au 1/1 "ferait écran entre le territoire et les rayons solaires ou les précipitations atmosphériques" (10) et évoque les difficultés éventuelles des opérations de pliage et dépliage (11). L´antériorité de Lewis Carroll ne surprend guère, l´auteur sachant manier l´absurde et le paradoxe, ou jouer des miroirs. D´ailleurs Carroll n´en est pas à son coup d´essai, et mérite certainement d´être inscrit au Panthéon des cartographes, puisqu´il imagine ici sa deuxième carte à la fois parfaite et inutilisable. La première figurait dans La chasse au Snark (Londres, 1876). C´est la carte que se procure l´Homme à la cloche pour son expédition, une carte de l´Océan, entièrement blanche, qui suscite l´enthousiasme de son équipage :

 

Et les marins, ravis, trouvèrent que c´était une carte qu´enfin ils pouvaient tous comprendre 

 

"De ce vieux Mercator, à quoi bon Pôle Nord Tropiques, Equateurs, Zones et Méridiens  ?" Tonnait l´Homme à la cloche ; et chacun de répondre : "ce sont conventions qui ne riment à rien  !

 

Quels rébus que ces cartes, avec tous ces caps et ces îles  ! Remercions le Capitaine de nous avoir à nous acheté la meilleure - qui est parfaitement et absolument vierge  !"(12)

 

L´étude rétrospective de la carte au 1/1 pourrait être poursuivie, tant cette idée entre en résonance avec de nombreux textes parlant de carte, de signe, de langage, de science, de connaissance, de pouvoir... Ainsi la fable de l´Empire ou du pays de Mein Herr prend ses racines dans la quête réelle et prométhéenne des cartographes pour la plus grande précision, la parfaite image, l´absolue ressemblance. Cet objectif est souvent évoqué dans les traités de géographie des XVIIe et XVIIIe siècles. Voici par exemple ce que propose le père Jean François dans La Science de la Géographie, composé en 1652 (c´est-à-dire peu avant l´ouvrage de Suarez Miranda) :

 

Ce serait une entreprise digne d´un Monarque de faire choisir en son Royaume quelque grande campagne, où l´on peut conduire les eaux à volomté, pour là y faire la distribution des pays d´une partie du monde, que l´on voudroit représenter, d´y faire en effet les Rivières, les Mers, les Lacs, les Forests, les Montagnes, Fontaines, Prairies, Rochers, Escueils, et toutes les particularitez, qui se peuvent transplanter ou transporter, et estre appliquées avec proportion de leur grandeur. Et quand aux merveilles, que l´on ne pourroit représenter par l´exhibition de la même chose en petit volume, il faudroit se servir de quelque marque approchante pour les signifier  : comme pour montrer les Villes, se seroit assez de mettre une pierre en forme de clocher &c. Par exemple qui voudroit représenter la France qui est bordée de deux mers, l´Océane et la Méditerranée, de deux montagnes, les Alpes et les Pyrénées, et d´un fleuve le Rein, il devroit trouver un lieu où il y eut deux lacs pour représenter ces deux mers, deux lieux pierreux et elevez pour faire voir ces deux montagnes, et un ruisseau pour signifier le fleuve, ou bien pratiquer ces choses icy et les y faire. Les bornes étant faites il faudroit passer à représenter les Rivières qui sont dedans par d´autres ruisseaux, et sur ou prés d´elles marquer les villes, et les bourgs, selon que la situation demande avec les marques des merveilles, qui se rencontrent en chaque territoire. Ce qu´estant on apprendrait plus de géographie en six jours, plus facilement et plus distinctement estant conduit par un homme intelligent dans tous les endroits de cette carte ; que l´on ne feroit en six mois sur les cartes communes, et en douze par discours sans carte ; pour ce que ces représentations ici sont, et plus grandes et plus semblables : la grandeur donne une plus grande distinction aux parties et la plus grande similitude une bien plus grande facilité à concevoir (13).

 

 

Avec cette "grande campagne" qui représente la France ou "une partie du monde", François semble parcourir une partie du chemin qui conduit à l´échelle du 1/1. Celle-ci n´apparaît-elle pas comme un idéal cartographique, implicitement contenu dans la logique de la carte "plus grande et plus semblable" ? En fait il n´en est rien. François pose une limite à la course au détail : la nécessité d´une perception visuelle globale de la représentation. L´image parfaite ne coïncide pas avec l´espace géographique. Elle doit pouvoir s´appréhender de façon immédiate par l´oeil, pour être portée promptement à l´imagination puis à l´entendement (14). Par la carte, le regard de l´homme domine, embrasse le territoire tout entier, et la géographie diverge donc de la fable. Pourtant, François ne le cède en rien à Carroll et Borges sur le plan de l´imagination, puisqu´il envisage une carte similaire au territoire, non seulement en quantité (c´est-à-dire de justes proportions), mais encore en substance. Sa représentation idéale est moins carte que modèle ou bloc-diagramme, matériellement conforme à la nature. A ces conditions d´ailleurs, le déplacement devient superflu : "Si donc on pouvait donner un globe parfaitement semblable au naturel en substance et en qualité aussi bien qu´en quantité (...) ce serait plus de parcourir un tel globe de vue que de parcourir le grand globe tout entier par navigations et autres voies"(15). Cette solution est nettement avantageuse, par rapport à la carte au 1/1, qui, pour être consultée, impose le voyage. Mais c´est bien ce qu´avait compris Suarez Miranda, puisque son livre s´intitule Voyages des personnes sages, ou Le voyageur prudent. S´il est véritablement avisé, son lecteur évitera les hasards du déplacement, et donc les cartes au 1/1.

 

Borges ou Carroll, Jorge Luis ou Lewis, leur carte au 1/1 est devenue un "must" de la référence ou de l´épigraphe. Outre les textes mentionnés plus haut, l´un et l´autre sont repris dans des recueils d´extraits littéraires sur les cartes, en anglais ou portugais(16). L´un est évoqué dans Simulacres et simulations de Baudrillard(17), l´autre encore mis en exergue d´un récent atlas de cartes imaginaires(18)... Passée l´irritation que l´on peut ressentir, à voir une pièce artisanale que l´on aurait souhaité garder jalousement, s´élever à la production industrielle, on admet que la carte au 1/1 migre d´oeuvre en oeuvre : un texte n´est pas une "entité close", mais "un centre d´innombrables relations"(19). Pourtant, on ne peut s´empêcher de penser que les amateurs de citations pourraient peut-être abandonner le manque d´originalité aux génies littéraires.

 

Gilles Palsky

 

Notes

 

(1) J.L. Borges, L´auteur et autres textes, Paris, Gallimard, 3e édition, 1982, p.199. Le texte est publié à l´origine à Buenos-Aires en 1946.

 

(2) Mappemonde 52 (4), 1998.

 

(3) M. Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, préface, p. 7-16.

 

(4) H. Chamussy, La carte de l´Empire, Brouillons Dupont 9, 1982, p. 51-59.

 

(5) G. Palsky, La cartographie thématique en France. Recherche sur ses origines et son évolution jusqu´à la fin du XIXe siècle, ex. dactylographié, 1990, tome I, p. 339.

 

(6) C. Jacob, L´Empire des Cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l´histoire, Paris, Albin Michel, 1992, voir p. 33 et p. 408-409.

 

(7) U. Eco, "De l´impossibilité d´établir une carte de l´Empire à l´échelle du 1/1", Pastiches et postiches, Paris, Messidor, p. 95-104. Repris (et médiocrement retraduit) dans Comment voyager avec un saumon. Nouveaux pastiches et postiches, Paris, Grasset, 1997, p. 221-229.

 

(8) Map History Discussion List [MAPHIST@HARVARDA.HARVARD.EDU] (9) Dans cette traduction personnelle, je ne convertis pas les mesures d´échelle. Les six pouces pour un mile correspondent au 1/10.557. Les six yards pour un mile au 1/293.

 

(10) U. Eco, 1988, p. 97.

 

(11) Ibid., p. 101-102.

 

(12) L. Carroll, Oeuvres, tome 2, Paris, Laffont, 1989, p. 15-16. (traduction de Henri Parisot)

 

(13) J. François, La science de la géographie, divisée en trois parties, Rennes, 1652, p. 349-350.

 

(14) Ibid., p. 345-346.

 

15) Ibid., p. 356.

 

(16) Carroll dans : Cartophilia : Twenty-one Quotations Chosen in Honour of Arthur H. Robinson, rassemblées et publiées par D. Woodward, [Chicago, 1980], n.p. Borges dans : My head is a map, sélection de Alfreido P. Marques, Coimbra, Figueira da Foz, 1997.

 

(17) Paris, Galilée, 1981, p. 9. (Baudrillard renvoie à une autre mention de la carte dans : L´échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976).

Autre occurence du texte en epigraphe de : E. Fonteneau, P. Letellier, Le théâtre géographique, Nantes, Joca seria, 1996, p. 9. Borges n´est pourtant pas cité. Le texte est attribué à Suarez Miranda dans ses Viajes..., Lerida, 1968 !

 

(18) J.F. Taddéi, L. Van den Abeele, Wim Delvoye, Atlas, Nantes, FRAC des Pays de la Loire/M. Baverey, 1999.

 

(19) Cf. G. Genette, "La littérature selon Borges", Cahiers de l´Herne 4, Paris, 1981, p. 326 (1ere édition, 1964).

 

Annexe

 

Discussion : Jean-Louis Tissier Professeur à l´Université de Paris XII

 

L´article de Gilles Palsky permet bien des compléments sur d´autres occurrences de citations et surtout bien des réflexions sur la fascination qu´exerce sur certains géographes un auteur "qui mise sur une revanche de l´ordre mental sur le chaos du monde" et qui veut "voir un monde prendre forme à l´image et à la ressemblance des espaces de l´intellect, habité par un zodiaque de signes qui répondent à une géométrie rigoureuse" (Italo Calvino, J.L. Borges, in La Repubblica, 16/10/1984, repris dans Pourquoi lire les classiques, Paris, Le Seuil)

 

source :

https://cybergeo.revues.org/5233

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