Le gouffre
Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.
– Hélas ! tout est abîme, – action, désir, rêve,
Parole ! et sur mon poil qui tout droit se relève
Maintes fois de la Peur je sens passer le vent.
En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,
Le silence, l’espace affreux et captivant…
Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant
Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.
J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou,
Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où ;
Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres,
Et mon esprit, toujours du vertige hanté,
Jalouse du néant l’insensibilité.
Ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Etres !
Charles Baudelaire
l’univers pour Blaise Pascal : une source d’angoisse
Comment, un mystique chrétien, mathématicien génial, sujet à l’ennui en présence de ses semblables, qui aura souffert toute sa vie de maux divers très handicapants et qui est mort jeune à l’âge de 39 ans, aurait-il pu professer une vision optimiste du monde, lui qui en était arrivé à penser que « La maladie est l’état naturel du chrétien » ? Dans Les Pensées qui avaient pour objet de persuader les hommes de la vérité du christianisme, « l’effrayant génie » comme le surnommait Chateaubriand s’était fixé le but de dépeindre la condition humaine afin de conduire l’homme à s’interroger sur sa nature, son origine et sa destinée. De manière paradoxale pour un génie qui était à l’origine de nombreuses découvertes et inventions, il défendait l’idée que l’homme faisait preuve de présomption dans sa tentative de connaître les secrets de l’univers compte tenu du rapport inégal qui résultait de sa finitude face au caractère informel et infini de l’Univers. Cette disproportion était la source d’une angoisse existentielle que l’homme refusait d’assumer en se voilant la face et en se livrant au divertissement. La voie du salut pour l’homme réside dans la conversion religieuse et dans la soumission totale et fusionnelle à Dieu, non pas au dieu des philosophes ni des savants mais au Dieu que représente le Christ. Cette profession de foi est toute entière résumée dans Le Mémorial, cet ensemble de citations bibliques que le philosophe gardait secrètement cousu dans la doublure de son pourpoint et qu’un domestique découvrira après sa mort.
Disproportion
« Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre; elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c’est le plus grand caractère sensible de la toute puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.
Que l’homme étant revenu à soi considère ce qu’il est au prix de ce qui est, qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature. Et que, de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi‑même, son juste prix.
Qu’est‑ce qu’un homme, dans l’infini ?
Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature, dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie une infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné; et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu’il se perde dans ses merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue; car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l’égard du néant où l’on ne peut arriver ? » (Pascal, Les Pensées)
Odilon Redon – « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie »
Au centre indéfini de deux infinis
Ainsi l’homme occupe dans l’univers la position bien inconfortable de se situer au centre de deux infinis : « Quand je considère la petite durée de ma vie absorbée dans l’éternité précédente et suivante, […] le petit espace que je remplis et même que je vois abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi ? » (Misère 17). Circonstances aggravante, ces deux infinis sont impénétrables pour la connaissance parce que leur silence ne permet pas à l’homme de les appréhender. Cette situation induit une sensation de vertige et d’angoisse : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ».. Bien avant lui, d’autres penseurs avaient exprimés le sentiment d’inquiétude qu’ils éprouvaient à la contemplation de la nature et de l’univers et notamment saint Augustin qui ne cessait de répéter à ses ouailles : « Tu lèves les yeux vers le ciel et tu es frappé d’effroi […]. Tu considères l’ensemble de la terre, et tu frissonnes » (Sur le Psaume 145, n°12). Non seulement l’homme n’es rien face à l’Univers mais l’Univers ignore même son existence au sens où il est strictement indifférent à sa présence ou à son absence.
Se divertir pour ne pas penser à sa condition : je m’ennuie car je ne suis rien
Dans cet univers inconsistant où il a été jeté sans repère et habite un lieu indéterminé l’homme est un égaré en quête d’attachement qui se raccroche à des chimères : « Ces misérables égarés, ayant regardé autour d’eux et ayant vu quelques objets plaisants s’y sont donnés et s’y sont attachés ». Le regard de l’égaré est devenu le regard du désir d’échapper à sa condition première : « Misère. La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement. Et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort. » (Dossier de travail, Laf.414, Sel.33) et encore : « Divertissement. Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés pour se rendre heureux de n’y point penser. Nonobstant ces misères il veut être heureux et ne veut être qu’heureux, et ne peut ne vouloir pas l’être. Mais comment s’y prendra-t-il. Il faudrait pour bien faire qu’il se rendît immortel, mais ne le pouvant il s’est avisé de s’empêcher d’y penser. » (Divertissement 2, Laf 133-134, Sel. 166).
Résignation et stoïcisme
Reconnaissant son état de faiblesse et son incapacité à découvrir les secrets de l’Univers, il ne reste plus à l’homme qu’à faire preuve d’humilité et se contenter d’admirer l’indicible qui le dépasse : « Qui se considérera de la sorte s’effraiera de soi-même et se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abîmes de l’infini et du néant il tremblera dans la vue de ces merveilles et je crois que sa curiosité se changeant en admiration il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption. Car enfin qu’est‑ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes ; la fin des choses et leurs principes sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable. » (Transition 4).
Michel-Ange – Adam et Eve chassés du Paradis, Chapelle Sixtine, 1509-1510
Et le sentiment océanique dans tout cela ?
Vision pessimiste que celle de Pascal sur les relations entre l’homme et le monde. L’Univers est impénétrable et ses secrets ne peuvent être percés. Il est vain de vouloir se mesurer au monde et tenter de le comprendre car la disproportion entre la petitesse et la finitude de l’homme et le caractère informel et infini du monde est trop importante. Vouloir s’occuper, se « divertir » pour l’homme dans le monde n’est que le moyen trouvé par celui-ci pour oublier son état misérable et l’angoisse que génère cette situation. « Le cœur de l’homme est creux et plein d’ordures », « creux » parce qu’il est vide, « plein d’ordures » parce que l’homme qui a horreur du vide le remplit de n’importe quoi… Pour échapper à sa condition misérable, il convient que le cœur de l’homme soit touché par la Grâce divine qui lui permettra de se rétablir dans son Être et de ne plus sombrer dans l’abîme de l’ennui. Pascal résout ainsi la contradiction première par une « sortie par le haut » : à défaut de pouvoir se fondre dans le présent de manière harmonieuse dans le monde réel, l’homme se fondra après la mort dans un monde idéal forgé par la religion : « Ainsi je tends les bras à mon Libérateur, qui, ayant été prédit durant 4 000 ans est venu souffrir et mourir pour moi sur la terre dans les temps et dans toutes les circonstances qui en ont été prédites, et par sa grâce j’attends la mort en paix dans l’espérance de lui être éternellement uni et je vis cependant avec joie, soit dans les biens qu’il lui plaît de me donner, soit dans les maux qu’il m’envoie pour mon bien et qu’il m’a appris à souffrir par son exemple. » En attendant, il faut suivre, à l’exemple de l’Homme-Dieu, le Christ, la « voie parfaite » dans la spiritualité initiée par celui-ci, la suivre pour accéder à la « parfaite vertu », selon ses propres termes, enseignée par le christianisme.
En accord avec l’idéologie de son temps, dans cette vision, l’homme n’apparaît pas comme le produit de l’Univers et, grâce à l’apparition chez lui de la conscience et de l’imagination, comme l’état le plus élaboré de l’évolution de la matière dans l’univers mais comme un élément passif, privé de passé et interdit d’avenir, jeté là par hasard par le caprice d’une divinité énigmatique et muette. C’est la vision d’un christianisme qui tourne le dos au corps, à la vie, à la joie et au plaisir et qui n’envisage l’homme que comme une créature faillie qui porte en elle une malédiction qui ne sera rachetée que par la rédemption. Pour Pascal, orphelin de mère à l’âge de 3 ans, élevé par un père et une gouvernante très pieux, rendu hypocondriaque et sans doute rejetant son corps par suite de son état maladif persistant, sujet à plusieurs phases de conversations mystiques, la dernière au jansénisme marquée par un ascétisme exalté, ayant fait le choix de ne jamais se marier car considérant le mariage comme « la plus basse des conditions de la vie permises à un chrétien », le paradis ne pouvait être de ce monde. Voici comment sa grande sœur Gilberte Perrier le son style de vie ascétique qu’il pratiqua à la fin de sa vie : « Il témoigna si bien qu’il voulait quitter le monde, qu’enfin le monde le quitta ; et il établit le règlement de sa vie dans cette retraite sur deux maximes principales qui furent de renoncer à tout plaisir et à toute superfluité ; et c’est dans cette pratique qu’il a passé le reste de sa vie. Pour y réussir, il commença dès lors, comme il fit toujours depuis, à se passer du service de ses domestiques autant qu’il pouvait. Il faisait son lit lui-même, il allait prendre son dîner à la cuisine et le portait à sa chambre, il le rapportait ; et enfin il ne se servait de son monde que pour faire la cuisine, pour aller en ville et pour les autres choses qu’il ne pouvait absolument faire […]. Ses continuelles maladies l’obligeaient de se nourrir délicatement, il avait un soin très grand de ne point goûter ce qu’il mangeait […] et lorsqu’il arrivait que quelqu’un admirait la bonté de quelque viande en sa présence, il ne le pouvait souffrir ; il appelait cela être sensuel, encore même que ce ne fût que des choses communes ; parce qu’il disait que c’était une marque qu’on mangeait pour contenter le goût, ce qui était toujours un mal ». Rechercher le bonheur dans le monde social ou physique ou même simplement le réconfort ne pouvait être qu’un divertissement vain qui nous éloignait de l’essentiel qui était d’accepter et d’assumer courageusement notre condition misérable sous la conduite des enseignements du Christ et le mieux était de fuir le contact avec le monde et de rester seul avec soi-même : « Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. »
Le « sentiment océanique », ou ce qui s’en apparentait, il ne pouvait dans ces conditions pas le ressentir au contact du monde réel qu’il fuyait, mais qu’en dehors de celui-ci, dans un monde idéal forgé par le sentiment religieux, lors de ses phases de retour à la religion ou de ses conversions comme celle qui suivit à la fin de 1654 son accident du pont de Neuilly lorsque ses chevaux d’attelage plongèrent dans le vide et que sa voiture resta miraculeusement en équilibre sur le bord du pont. Bien qu’indemne, le philosophe hypersensible s’évanouit, tomba dans le coma et ne se réveilla que quinze jours plus tard. Il fut alors sujet à une intense vision religieuse qu’il coucha immédiatement sur le papier pour ne pas en oublier les détails, connue sous le nom de « Le Mémorial » qui commence par la phrase suivante : « Feu. Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, pas des philosophes ni des savants, Certitude, certitude, sentiment, joie, paix. Dieu de Jésus‑Christ.… » et qui inaugurera une période d’engagement religieux intense chez les jansénistes.
Paysage de la Vallée de Chevreuse près du site de l’abbaye janséniste de Port-Royal des Champs
Quelles pouvaient être les pensées de Pascal à la vue de ce paysage lorsqu’il se rendait à l’abbaye de Port-Royal des Champs; lui, qui méprisait les activités de divertissement que les hommes pratiquaient dans la nature à l’exemple de la chasse; lui, qui ne pouvait envisager la grandeur de l’homme que dans la prise de conscience et l’acceptation de sa condition misérable et dans sa projection dans un au-delà hypothétique. Pouvait-il entrer en communion avec un paysage, s’émerveiller de la beauté et du parfum d’une fleur, du chant d’un oiseau ? Fuyait-il ces sensations et sentiments les considérant comme de vains divertissements ? La contemplation de la voie lactée, une douce nuit d’été dans un ciel dégagé, ne provoquait-elle chez lui qu’un terrible sentiment d’angoisse et d’effroi ? À la différence de Romain Rolland qui voyait l’homme comme partie intégrante du monde et qui voyait dans la beauté, la perfection de ce dernier et dans l’affirmation du principe de vie qui l’animait le moyen d’atteindre Dieu, Pascal, à l’inverse, séparait l’homme du monde et le monde de Dieu. Le fait de postuler que Dieu était accessible à l’homme de manière directe sans avoir besoin de l’intercession du monde avait pour conséquence de priver le monde de spiritualité et le rendait stérile, interdisant à l’homme de ressentir à son égard tout sentiment de type océanique qui l’aurait rapproché de Dieu.
source :
https://enkidoublog.com/2016/07/22/avez-vous-deja-eprouve-le-fameux-sentiment-oceanique-article-2-blaise-pascal-ou-la-crainte-de-la-tempete/
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