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Alexis De Tocqueville, "De la Démocratie en Amérique" (liberté, anarchie et tyrannie)

Publié le 13 Janvier 2019, 17:19pm

Catégories : #Philo (textes - corrigés)

Alexis De Tocqueville, "De la Démocratie en Amérique" (liberté, anarchie et tyrannie)

 


II y a un passage très périlleux dans la vie des peuples démocratiques. Lorsque le goût des jouissances matérielles se développe chez un de ces peuples plus rapidement que les lumières et que les habitudes de la liberté, il vient un moment où les hommes sont emportés et comme hors d'eux-mêmes, à la vue de ces biens nouveaux qu'ils sont prêts à saisir. Il n'est pas besoin d'arracher à de tels citoyens les droits qu'ils possèdent ; ils les laissent volontiers échapper d'eux-mêmes. L'exercice de leurs devoirs politiques leur paraît un contretemps fâcheux qui les distrait de leur industrie. S'agit-il de choisir leurs représentants, de prêter main-forte à l'autorité, de traiter en commun la chose commune, le temps leur manque. Pour mieux veiller à ce qu'ils nomment leurs affaires, ils négligent la principale qui est de rester maîtres d'eux-mêmes [...]. La peur de l'anarchie les tient sans cesse en suspens et toujours prêts à se jeter hors de la liberté au premier désordre. Je conviendrai sans peine que la paix publique est un grand bien ; mais je ne veux pas oublier cependant que c'est à travers le bon ordre que tous les peuples sont arrivés à la tyrannie. Il ne s'ensuit pas assurément que les peuples doivent mépriser la paix publique ; mais il ne faut pas qu'elle leur suffise.

Alexis De Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, Robert Laffont 1999, (Première édition 1840).

 

Ce texte extrait de De la démocratie en Amérique d'Alexis de Tocqueville traite de l'Homme et de son rapport au bien être et à la liberté en société. Il s'agit alors de savoir s'il faut préférer le bien-être à la liberté et quelles sont les conséquences d'un tel choix. L'auteur montre que pour conserver ses biens matériels, et son bien-être individuel, l'Homme est prêt à sacrifier sa liberté. Centré généralement sur ses intérêts individualistes, il craint et repousse toutes les manifestations de la liberté qui pourraient déranger son confort matériel. Il aime l'ordre dans la mesure où ce dernier lui garantit la jouissance de son bien-être mais sans se rendre compte qu'ainsi il rend possible l'apparition d'une tyrannie qui pourra le détruire.
Cette thèse s'organise en deux parties, l'une expliquant que le matérialisme peut mener à l'abandon de la liberté afin d'éviter le désordre. La seconde montrant que cela peut être cause de tyrannie.Le texte soulève différents enjeux, notamment le fait de savoir si la possession procure un réel bien être. Ou encore, si la liberté compte plus que les biens matériels.

L'auteur présente tout d'abord la « passion » de certaines personnes à posséder des biens matériels, qu'il appelle « jouissances matérielles ». Le fait de posséder leur procure un certain bien-être qu'ils pensent suffire à produire le bonheur. Il s'agit d'une attitude matérialiste qu'on attribue aux américains dès le XIXième siècle, époque à laquelle Tocqueville a écrit son livre et qui n'a fait que se confirmer avec l'avènement de la société de consommation omniprésente aujourd'hui aux États-Unis et dans beaucoup d'autres pays du monde. Selon Tocqueville les matérialistes s'inquiètent d'abord des « agitations de la liberté » qui peuvent troubler leur bien être individuel. C'est-à-dire qu'ils craignent ce qui peut troubler la vie en société dans son ensemble ou « la paix publique ». En effet, certains pourraient profiter de trop de liberté en exigeant par exemple plus d'égalité ce qui pourrait remettre en cause les possessions des plus riches, ou encore ils pourraient revendiquer un droit à l'expression qui pourraient déranger. Cela serait alors un inconvénient pour les hommes ayant le plaisir de posséder et de jouir tranquillement de leur bien-être. Ici, en accord avec la suite du texte, la liberté peut être définie par le choix ou le refus d'un modèle imposé par une société, le choix de montrer son accord ou son désaccord, un choix de vie. Le bien-être quant à lui concerne le fait de vivre en toute quiétude, sans réellement se soucier du monde périphérique.

Alexis de Tocqueville déclare ensuite que si ces personnes creusaient un peu, elles réaliseraient que le bien-être dont elles jouissent a été acquis grâce à la liberté. Ainsi par exemple en France, les classes moyennes apparues à la fin du XIX ième et au XX ième siècles, doivent-elles entre autres leurs conditions d'existence à la lutte des révolutionnaires qui ont exigé l'abolition des privilèges et demandé plus d'égalité par la mise en place d'une démocratie. Mais aujourd'hui ces classes moyennes jouissent de leur confort sans se souvenir de ces luttes et dès qu'un désordre se fait sentir, vient troubler leur tranquillité, ces jouisseurs-possesseurs sont prêts à abandonner la liberté. Du moment que leur vie individualiste est troublée, qu'ils ne peuvent plus aisément profiter des biens qu'ils possèdent, ils commencent à se soucier du monde qui les entoure. Mais ceci uniquement dans leur propre intérêt, dans le but de retrouver leur bien-être individuel. Ainsi, la peur de l'anarchie les laisse sur le qui-vive, c'est la peur d'être troublés qui devient dérangeante. C'est alors qu'à la moindre « menace perçue », « au premier désordre » comme l'écrit Tocqueville, ces personnes proches de leurs biens en viendraient à désirer ardemment un gouvernement autoritaire, leur permettant d'être tranquilles pour posséder. Leur peur de l'anarchie leur fait craindre tout désagrément, ils sont prêts à réagir à un quelconque trouble de l'ordre publique. Cela signifie qu'ils sont prêts à abandonner leur liberté, afin qu'aucun litige n'ait plus lieu d'être, et qu'ils puissent recommencer à jouir de leurs biens. Nous pouvons ainsi faire un certain parallèle avec la théorie de Hobbes. En effet, tout comme lui, les personnes aimant posséder ont quelque peu l'idée que « L'Homme est un loup pour l'Homme » et que tant qu'un gouvernement autoritaire n'est pas établi, garantissant l'ordre, il ne peut y avoir qu'une sorte sorte de « guerre de tous contre tous ».

Dans la seconde partie, l'auteur concède que la paix publique, c'est-à-dire l'ordre, le fait que la société ne soit pas troublée, est quelque chose de fort agréable. Mais il développe malgré tout son idée, selon laquelle un État dont le gouvernement tient à maintenir l'ordre de quelle manière que ce soit, tombe dans la « tyrannie », souvent un régime autoritaire, voire totalitaire. En effet, dans cet extrait, Tocqueville écrit ce qui s'est souvent produit dans l'histoire « c'est à travers le bon ordre que tous les peuples sont arrivés à la tyrannie ». Pour étayer cette affirmation, il est possible de donner l'exemple du Stalinisme en URSS, des années 1920 à 1950. En effet, pour ne pas faire face au litige qui aurait pu les opposer au communisme, et ainsi à leur gouvernement, et pour faire cesser les agitations de la révolution bolchévique, beaucoup choisissant leur modeste mais paisible confort se sont pliés au modèle imposé par Lénine puis Staline, en dépit de leur liberté. Les personnes ayant refusé de s'y conformer se sont vues enfermées, tuées, massacrées. C'est en cela que résidait l'ordre, la suppression de quiconque aurait pu le troubler. C'est également ce qui rendait cette société si tyrannique.

Et, c'est à la suite d'une certaine volonté, ou d'une recherche, d'être gouverné strictement, que l'on peut aboutir à un régime totalitaire. Cet accès au pouvoir peut également être légal, et souhaité par une nation, comme le montrent les exemples de l'avènement au pouvoir d'Hitler ou de Pétain. Le peuple choisit des dictateurs afin qu'ils établissent l'ordre et qu'il puisse jouir en « paix » de ses biens matériels.

Ensuite, Tocqueville relativise en assurant que le fait d'éviter la tyrannie ne doit pas non plus être un refus de la paix publique. Mais cette dernière ne doit pas être la seule aspiration d'un peuple, cette aspiration doit également prendre en compte le respect de la liberté de chacun. Tocqueville rejoint sur ce point la pensée de Rousseau, qui avait lui aussi pour idée avec son « pacte social » de préserver la liberté sans l'abandonner au profit de la seule sécurité, mais au contraire de concilier ces deux concepts afin de vivre mieux. Un peuple devrait alors demander la paix publique, grâce à un certain maintien de l'ordre qui ne se ferait pas aux dépends de la liberté, mais plutôt à son avantage, afin que personne n'empiète sur la liberté des autres, et que tous la possèdent.

Alexis de Tocqueville conclut qu'une nation, ou un peuple, qui ne demande que l'ordre à son gouvernement est esclave. En effet, être esclave consiste dans l'abandon, de gré ou de force, de la liberté. Le peuple devient alors esclave de son bien-être puisqu'il doit renoncer à la liberté pour l'atteindre. Ainsi, la personne maître de l'ordre est maître de sa nation esclave. Et pourtant, le tyran ne paraît que bienfaiteur de la paix publique.

En fin de compte, Alexis de Tocqueville pense que le matérialisme entraîne l'abandon de la liberté. Cet individualisme permet certes de faire régner l'ordre, également appelé paix publique mais il constitue la base d'un système tyrannique. Cette volonté d'un régime plus autoritaire pourrait aussi être due à un manque d'autonomie des citoyens. Et nous pouvons ici penser au fameux texte de Kant dans Qu'est-ce que les lumières? qui émet l'hypothèse que certaines personnes au pouvoir placent d'autres personnes appelées « mineures » sous leur tutelle. Tutelle que les « mineurs » ne rejettent pas, convaincus de leur paresse et faiblesse. Pour sortir d'une telle attitude finalement destructrice puisqu'au bout du compte une dictature finit par nuire à tout le peuple, chacun doit donc raisonner, se sentir responsable du destin de tous et cesser de se préoccuper uniquement de ses intérêts et de son bien-être personnels.
 

source : 

http://surlefil.over-blog.net/article-que-se-passe-t-il-lorsqu-on-prefere-son-bien-etre-a-la-liberte-121945099.html 

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merci pour cet explication de texte, je serait passé à côté de nombreuses choses