La sanction fait la force de la loi. Mais l’usage de la force n’est-il pas en contradiction avec le principe même de la justice ? L’obéissance qui repose sur la force ne peut coïncider avec l’exigence de la liberté qui est le principe fondamental sur lequel repose toute loi dans un Etat libre.
- Pourquoi le « droit de punir » est-il paradoxal ?
Le droit énonce ce qui est juste. Il désigne aussi l’ensemble des lois et leur application. Le droit s’élabore contre l’usage de la violence : on remplace l’usage de la force par le recours à des règles de vie dont tout le monde reconnaît la nécessité. La loi remplace la violence, la justice est opposée à la force. Or la sanction est une violence, la punition peut même apparaître comme une vengeance sociale, une violence exercée par l’ensemble social. Alors la punition peut-elle être juste ?
A- La punition n’est pas conforme au droit
NB: On ne confond pas la punition avec l’isolement par mesure de sécurité. Si l’on enferme quelqu’un parce qu’il est dangereux, on se protège, on ne le punit pas forcément. On peut mettre hors d’état de nuire un individu dangereux pour préserver la sécurité de tous. Qu’on le condamne à mort ou bien que l’on choisisse de l’enfermer à vie, le but de cette mesure est la sécurité. Cela n’a donc rien à voir avec la notion de justice, il s’agit d’une mesure pragmatique du même ordre que lorsqu’on érige une digue pour se préserver d’un tsunami. La justice au contraire prend en compte les deux parties, elle considère que tout homme doit être traité en tant qu’homme au regard de ses droits. C’est pourquoi la peine de mort est certes une mesure conservatoire, mais pas une mesure de justice.
Dans le texte suivant Hegel démontre que la menace de sanction est contraire à l’un des principes fondamentaux de la loi, qui est de s’adresser à des sujets libres. La menace ravale la personne au rang d’animal que l’on dresse.
» Certains fondent la peine sur la menace et pensent que si quelqu’un commet un crime malgré cette menace, la peine doit nécessairement s’ensuivre, parce que le criminel en avait connaissance. S’ensuit-il toutefois que la menace soit conforme au droit ? La menace suppose que l’homme n’est pas un être libre et elle veut le contraindre par la représentation d’un mal. Mais le droit et la justice doivent avoir leur fondement dans la liberté et dans la volonté, et non dans un état de non-liberté, auquel la menace s’applique. Cette théorie fonde la peine à la manière d’un maître qui agite un bâton devant son chien et l’homme n’y est pas traité selon sa dignité et sa liberté, mais comme un chien. La menace qui, en réalité, peut révolter l’homme, au point qu’il prouve contre elle sa liberté, laisse entièrement de coté la justice. »
HEGEL, principes de la philosophie du droit
B- La punition doit alors être distinguée de la vengeance
Peut-on se faire justice soi-même ? Les lenteurs et les failles de l’appareil judiciaire peuvent nous livrer à la tentation d’une justice exercée « directement »… Mais :
La vengeance se distingue de la punition en ce que l’une est une réparation obtenue par un acte de la partie lésée, tandis que l’autre est l’oeuvre d’un juge. Il faut donc que la réparation soit effectuée à titre de punition, car, dans la vengeance, la passion joue son rôle, et le droit se trouve troublé. De plus, la vengeance n’a pas la forme du droit, mais celle de l’arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien, quand le droit se présente sous la forme de la vengeance, il constitue à son tour une nouvelle offense, n’est senti que comme conduite individuelle, et provoque inexpiablement, à l’infini, de nouvelles vengeances.
HEGEL, Propédeutique Philosophique
On ne peut être juge et partie. La victime tend à se venger sous l’emprise de la haine, et la vengeance demande des réparations très souvent surestimées (la loi du Talion est une loi antique destinée à modérer la vengeance : on ne demande « qu’un œil » pour un œil, et non la mort !). Le désir de vengeance repose non pas sur une aspiration la justice mais sur les passions et sur la haine. Il est donc démesuré et entraîne le désordre.
On ne se fait donc jamais justice soi-même. C’est la société qui est lésée, c’est en son nom que le juge rend sa sanction. Voir Saint Louis
C’est l’impartialité du juge qui donne sa force à la sanction et qui ramène la paix. Le jugement rendu doit donc être prononcé non pas au nom de la victime et pour la « venger », ni d’ailleurs pour venger la société, mais pour faire surgir la vérité et pour rétablir la paix sociale, car le crime porte un préjudice qui dépasse les seules victimes et met en jeu l’ordre sociale et le respect des lois : c’est donc aussi et surtout la société dans son ensemble qui est lésée.
La punition n’est donc pas une pure violence dans la mesure où elle émane d’un juge, qui énonce le droit et qui prononce la sanction au nom de la société. La sanction d’un juge n’est pas une violence. En effet, en se rapportant au principe objectif de la loi, elle peut être acceptée par tous car elle est impartiale et que le juge n’y a pas d’intérêt personnel. La sanction est donc prononcée sans que la passion ni la haine n’intervienne.
NB :
On peut remarquer que lors d’un procès une partie de l’efficacité du jugement provient du fait que la vérité puisse être énoncée et que les préjudices et les fautes soient énoncés et reconnus. Le jugement doit être dit, prononcé, mis en mots. La sanction n’a pas de portée sans cela.
On l’a vu, si la punition cherche à assumer la même fonction que la vengeance alors elle se contredit. La punition n’est pas la vengeance, la justice n’a rien à voir avec la vengeance. En sanctionnant le coupable on ne donne pas satisfaction à la victime msauf à reconnaître les dommages qu’elle a subis.
C- Finalement, la punition n’est légitime que si elle a pour but l’éducation
Les lois ne doivent-elles pas d’abord avoir une fonction éducative ? L’éducation s’adresse à notre liberté alors que le dressage nous formate.
La seule fonction qui apparaisse légitime ce serait la punition en vue de la réinsertion, donc une punition conçue dans une perspective éducative. La société occidentale moderne privilégie en principe le redressement en vue de la réinsertion.
Extrait du « Gorgias » de Platon.
SOCRATE : Celui qui garde son injustice au lieu d’en être délivré est le plus malheureux de tous.
POLOS : Cela semble certain.
SOCRATE : N’est-ce pas précisément le cas de l’homme qui, tout en commettant les crimes les plus abominables, et en vivant dans la plus parfaite injustice, réussit à éviter les avertissements, les châtiments, le paiement de sa peine, comme tu dis qu’y est parvenu cet Archélaos*, ainsi que tous les tyrans, les orateurs et les hommes d’Etat les plus puissants ?
POLOS : C’est vraisemblable.
SOCRATE : Quand je considère le résultat auquel aboutissent les gens de cette sorte, je les comparerais volontiers à un malade qui, souffrant de mille maux très graves, parviendrait à ne point rendre de comptes aux médecins sur ses maladies et à éviter tout traitement, craignant comme un enfant l’application du fer et du feu** parce que cela fait mal. N’est-ce point ton avis ?
POLOS : Tout à fait.
SOCRATE : C’est sans doute qu’il ne saurait pas le prix de la santé et d’une bonne constitution. A en juger par les principes que nous avons reconnus vrais, ceux qui cherchent à ne pas rendre de comptes à la justice, Polos, pourraient bien être également des gens qui voient ce qu’elle comporte de douloureux mais qui sont aveugles à ce qu’elle a d’utile, et qui ne savent pas combien il est plus lamentable de vivre avec une âme malsaine, c’est-à-dire corrompue, injuste et impure, qu’avec un corps malsain. De là tous leurs efforts pour échapper à la punition, pour éviter qu’on les débarrasse du plus grand des maux.
PLATON, Gorgias (autour de 387 av. J.-C.)
* Archélaos : tyran dont Polos a affirmé qu’il est heureux puisque son pouvoir lui permet de faire tout ce qui lui plaît sans avoir de comptes à rendre à personne. ** l’application du fer et du feu : techniques médicales de soin.
Conclusion :
La véritable force de la loi lui vient :
- De sa rationalité, qui fonde sa nécessité et qui permet à tous de lui obéir sans se sentir contraint.
- De sa légitimité au regard des principes qui fondent les lois.
- De la connaissance de ces lois et de leur nécessité (éducation)
- De la volonté générale et de l’appartenance citoyenne
On retrouve ici la tension irrésolue entre la force et le droit.
Le droit de punir n’est pas un droit. La punition est pourtant une nécessité au titre éducatif : c’est un moyen qui vient appuyer le droit, dans le but ultime de rendre la punition inutile.
Il est peut-être davantage utopique et irréaliste de compter sur la sanction pour obtenir la paix sociale, que de compter sur l’éducation et la justice intrinsèque des lois. La coincidence entre l’obligation morale et l’obligation juridique ne peut avoir lieu que si l’on considère que ce qui est légal est aussi légitime, donc si les lois sont bien faites, comprises et voulues par tous. La force des lois provient de leur conformité à ce que la raison exige. L’obéissance aux lois ne repose sur aucun autre principe légitime.
- Distinction contrainte/obligation-devoir
Contrainte | Une contrainte est « une violence exercée contre quelqu’un qui entrave sa liberté d’action » (Le Robert de poche). Je suis forcé de faire nécessairement ce que je fais. |
Obligation |
L’obligation morale est le caractère impératif de la prescription morale en vertu des valeurs que le sujet se donne à respecter.
Le droit prescrit des obligations et non pas des contraintes : je choisis d’agir conformément à la loi parce qu’elle est raisonnable. Mais je peux aussi choisir d’agir contrairement à ce que prescrit la loi. Cependant la loi s’accompagne de la sanction qui a un caractère de contrainte. |
Devoir |
Le devoir est l’obligation morale, interne au sujet. Contrairement à l’obligation juridique qui est externe et s’accompagne de la contrainte de la sanction, le devoir impose l’action « par pur respect de la loi » (Kant) en toute autonomie.
Celui qui obéit à la loi juridique non à cause de la « peur du gendarme » ou par pur conformisme social, mais parce qu’il reconnaît intrinsèquement le bien fondé de la loi agit moralement, par devoir. |
ANNEXE
Expliquez le texte suivant :
Le premier et le plus grand intérêt public est toujours la justice. Tous veulent que les conditions soient égales pour tous, et la justice n’est que cette égalité. Le citoyen ne veut que les lois et que l’observation des lois. Chaque particulier (1) dans le peuple sait bien que s’il y a des exceptions, elles ne seront pas en sa faveur. Ainsi tous craignent les exceptions, et qui craint les exceptions aime la loi.
Chez les chefs c’est toute autre chose, (…) ils cherchent des préférences partout. S’ils veulent des lois, ce n’est pas pour leur obéir, c’est pour en être les arbitres. Ils veulent des lois pour se mettre à leur place et pour se faire craindre en leur nom. Tout les favorise dans ce projet. Ils se servent des droits qu’ils ont pour usurper (2) sans risque ceux qu’ils n’ont pas.
Jean-Jacques Rousseau, Lettres écrites de la montagne
(1) particulier : individu, personne singulière.
(2) usurper : s’approprier de manière illégitime
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
ANALYSE
THESE :
Le peuple veut l’égalité, c’est-à-dire une application égale de la loi sans exceptions.
ANTITHESE :
Un dirigeant politique se situe au-dessus des lois puisqu’il les fait.
PROBLEME :
La loi peut-elle admettre des exceptions ? Une inégalité devant la loi peut-elle être juste ? Les lois ont-elles pour finalité de servir les puissants ou d’instaurer l’égalité de tous ?
PLAN :
Structure d’opposition (comme toujours chez Rousseau)
Ce que les citoyens veulent
L’intérêt public L’égalité de tous devant la loi
Craignent les exceptions
Aiment la loi
Les exceptions les déservent |
Ce que les « chefs » veulent
Etre les arbitres Se mettre à la place des lois ou au-dessus des lois Se font craindre en leur nom Se servent des lois Les exceptions permettent les abus de pouvoir |
- Ce que veut le peuple : l’égalité, sans exception
- thèse : la justice consiste dans l’égalité des conditions
Définition de la justice comme loi appliquée également à tous, sans exception, sans arbitraire
Le premier et le plus grand intérêt public est toujours la justice. Tousveulent que les conditions soient égales pour tous, et la justice n’est que cette égalité. Le citoyen ne veut que les lois et que l’observation des lois.
2. justification : conséquences des exceptions pour le peuple
Chaque particulier(1) dans le peuple sait bien que s’il y a des exceptions, elles ne seront pas en sa faveur. Ainsi tous craignent les exceptions, et qui craint les exceptions aime la loi.
- Ce que veulent les chefs
- La disparition du principe d’égalité chez les « chefs »
Définition de la loi comme simple instrument au service des puissants, lois arbitraires
Chez les chefs c’est toute autre chose, (…) ils cherchent des préférences partout. S’ils veulent des lois, ce n’est pas pour leur obéir, c’est pour en être les arbitres. Ils veulent des lois pour se mettre à leur place et pour se faire craindre en leur nom.
2. Les conséquences pour les chefs
Tout les favorise dans ce projet. Ils se servent des droits qu’ils ont pour usurper (2) sans risque ceux qu’ils n’ont pas.
- Discuter le texte
L’idée forte à réaffirmer avec Rousseau:
Si l’on admet des exceptions, ces exceptions serviront les puissants. La justice ne souffre pas d’exception. La loi dans son principe fondamental doit être la même pour tous. Pas de justice sans égalité de tous devant la loi.
Conséquence
Tous doivent être égaux devant la loi ; la loi ne peut souffrir aucune exception. Nul ne peut s’excepter de la loi, nul n’est au-dessus des lois.
Le législateur n’est pas par cela même au dessus des lois ; il faut un pouvoir judiciaire qui puisse le soumettre comme tout citoyen aux lois qu’il a contribué à énoncer.
Discussion possible :
Comment éviter l’abus de pouvoir ? qui sera le maître du maître ?
La séparation des pouvoirs : il faut que le pouvoir arrête le pouvoir, dit Montesquieu
Possibilité d’être temporairement au-dessus de certaines lois le temps d’un mandat : à quelles conditions et pourquoi ?
Nuance possible autour de la notion d’équité :
réaffirmer que les ajustements de la loi qui tiennent compte du statut social, des circonstances etc (Aristote, Rawls..) doivent être fondamentalement un perfectionnement du principe même d’égalité devant la loi, et en aucun cas des privilèges accordés de manière arbitraire.
source :
https://philoturgot.wordpress.com/2018/01/23/175/
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