Woody Allen est un cinéaste qu'on ne présente plus. Son nom est connu dans le monde entier et reste étroitement associé à un certain type d'humour souvent qualifié d'« humour juif ». Le rire que ce dernier peut déclencher ne signifie-t-il pourtant pas une approbation implicite et trop rapide d'une étiquette réductrice plaquée sur son cinéma, une étiquette vague qui risque de nous égarer dans des considérations approximatives sur ce qui serait le « propre » d'une culture ?
Si nous tombons dans cet écueil, il sera d'autant plus difficile de sortir du constat répété à l'envie qui fait de Woody Allen un héritier d'Ernst Lubitsch. Nous renonçons donc à la recherche des soi-disant « traits typiques » dans les deux œuvres, au profit d'une autre interrogation qui a beau montrer certaines constantes chez un artiste, elle s'efforce avant tout de détacher un film en particulier de sa vaste filmographie.
Montrer la singularité d'un film a non seulement l'avantage de le rendre autonome mais aussi celui de réfuter ce qu'on reproche si souvent à Woody Allen, à savoir qu'il ferait toujours le même film. A la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingts, le réalisateur new-yorkais entre dans une phase particulièrement heureuse de sa carrière. Il livre ses films les plus originaux, à commencer par Annie Hall (1977) jusqu'à Crimes et délits (1989) en passant par Hannah et ses sœurs (1986) C'est à cette époque que le cinéaste se perfectionne dans l'étude psychologique ou l'étude de caractère, devrait-on dire, pour reprendre l'expression anglaise character study qui sert si souvent à qualifier cette série de films intimistes, incitant le spectateur à l'introspection bien plus qu'aux fous rires. Cette période de renouveau d'inspiration voit également le réalisateur creuser sa veine dans l'exercice de style, un genre qu'il affectionne depuis longtemps.
Dès son premier long métrage, Prends l'oseille et tire-toi (1969) jusqu'au plus récent Accords et désaccords (1999), Woody Allen choisit pour cible les mécanismes du documentaire télévisuel. En effet, ces deux films réalisés avec trente ans d'écart fonctionnent de la même manière : il s'agit de présenter la vie d'un personnage inventé de toutes pièces comme s'il existait vraiment, dans le cadre d'un faux documentaire qui fabrique des preuves au service d'une véracité que le spectateur n'aura pas de mal à admettre.
Que l'on nous raconte le quotidien de Virgil Starkwell, une petite frappe maladroite qui essaie de percer dans le grand banditisme ou qu'on nous « vende » la crise existentielle d'Emmet Ray, un guitariste frustré des années quarante, les personnages sont tous insérés dans un schéma narratif dominant, celui qui les investit d'un « destin », souvent de façon rétrospective. Jouer avec la crédulité du spectateur tout en dénonçant le pouvoir de manipulation des images a donc toujours été un moteur pour Woody Allen.
Cela se vérifie encore dans Zelig (1983), son douzième long métrage qui signale sa maturité. L'intrigue de ce film se développe dans l'entre-deux-guerres, sur fond d'histoire d'amour entre Eudora Fletcher, une jeune psychiatre new-yorkaise, et Leonard Zelig, son patient, à qui le film emprunte son titre. La première rencontre a lieu en hôpital psychiatrique où la police avait placé Leonard Zelig pour surveiller ses agissements, tous dus à son étrange pouvoir de changer d'identité. En effet, il est capable d'endosser toutes les apparences : tantôt sa peau se noircit pour le faire ressembler à un Afro-Américain, tantôt ses yeux se brident jusqu'à le confondre avec un homme asiatique. La doctoresse Fletcher est intriguée par ce don exceptionnel et demande à étudier le cas.
Devant un parterre de médecins sceptiques, la jeune femme avance l'idée que les transformations de Zelig ne sont pas d'origine physiologique mais psychique. Mais les expérimentations hypnotiques de la doctoresse, qui ne sont pas sans rappeler les débuts de Freud, ne convainquent guère ses collègues qui soumettent le patient aux vieilles méthodes éprouvées. L'hôpital espère reconquérir sa renommée grâce au « cas Zelig ». Les traitements et les échecs s'accumulent jusqu'à ce que les confidences du transformiste franchissent les murs de l'établissement. La presse à scandale s'empare alors du phénomène et propulse Zelig au sommet de la gloire. Certains promoteurs véreux essayent d'en profiter en exposant l'homme caméléon comme un monstre de foire. Mais ce dernier finit par s'enfuir. Lorsqu'il est de nouveau attrapé, en Italie cette fois, il est renvoyé d'urgence aux Etats-Unis. La psychiatre Eudore Fletcher peut alors le reprendre en charge.
C'est à cette époque que se nouent des liens intimes entre la doctoresse et son patient. Hélas, l'idylle du couple est de courte durée : divers personnages surgissent les uns après les autres, accusant Zelig de les avoir arnaqués pendant sa période d'errance, sous couvert de fausses identités. Zelig est encore contraint de s'exiler, et il choisit l'Allemagne nazie comme destination. Sa fidèle compagne l'y retrouvera par hasard, grâce à une bobine d'actualités filmées. Les bouts de pellicule rapportés en Amérique montrent le personnage qui fait tout pour passer inaperçu, prêt à se fondre dans la masse des soldats d'Hitler.
Eudora Fletcher décide de se rendre en Europe pour renouer avec Zelig qu'elle avait perdu de vue. Elle se rend au grand rassemblement national-socialiste du moment. Son patient, qui se tient juste derrière Hitler parlant à la foule, la reconnaît comme par magie. Les retrouvailles ont lieu dans des circonstances invraisemblables : les nazis repèrent Zelig en train de faire signe à son amoureuse qui, elle, aide ce dernier à s'échapper de la griffe des fanatiques. Par la suite, Zelig se métamorphose en aviateur et réussit à semer les militaires lancés à ses trousses. La course-poursuite fera même tomber un record de vitesse. De retour aux Etats-Unis, le couple est accueilli en héros et l'homme caméléon regagne la confiance du public.
Le documentaire biographique qui lui est consacré et qui porte son nom s'achève sur cette note heureuse et avec les images de son mariage. Bien qu'il reprenne certains des ressorts comiques déjà expérimentés à ces débuts, le cinéaste les utilise cette fois pour mobiliser notre réflexion sur une problématique qu'il n'avait fait qu'effleurer auparavant : comment ne pas se conformer à l'image qu'autrui s'est faite de nous ?
Zelig déploie une impressionnante panoplie d'effets spéciaux pour faire croire à un leurre, la fausse biographie d'un homme-caméléon capable de prendre l'apparence de ceux qui l'entourent et ainsi de se faire apprécier par tout le monde. Le film est émaillé de faux interviews avec de vrais intellectuels qui se sont prêtés au jeu de la ressemblance (Susan Sontag, Saul Bellow, Bruno Bettelheim), en même temps que de procédés visant à « antidater » des images contemporaines à la réalisation, de sorte que celles-ci s'intègrent parfaitement dans un collage de fonds d'archives réel.
Ainsi, le long métrage devient un vaste patchwork où se succèdent quantité d'images réellement ou artificiellement altérées : des rayures ajoutent de la patine à des plans récents, il y a des photogrammes qui sautent et dont le défilement est accéléré ou encore le grain des images varie d'une séquence à l'autre. Par contre, la rhétorique reste invariable en ce que l'authenticité du montré est systématiquement attestée par quelques témoignages émanant de personnalités dont la compétence sur un sujet n'est pas à mettre en doute. Un curieux mélange de sentimentalisme et d'objectivisme nous est concocté : le documentaire use de ces fameux rapprochements sur les yeux d'individus photographiés comme pour susciter notre sympathie ou pour présager leur sort, et, parallèlement, il se dote d'une scientificité apparemment indiscutable, fondée sur la distanciation. Le résultat est d'une efficacité redoutable. Le discours de la voix off engendre la réalité qui n'aura alors aucun mal à s'y conformer. De son côté, la réalité n'aura qu'à confirmer le discours dans un raisonnement causaliste qui fait de l'Histoire un mouvement entièrement téléologique.
Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter à certaines figures de montage repérables dans le film. Dans une séquence d'actualités filmées, l'avènement de Hitler au pouvoir nous est expliqué de façon typiquement causaliste. D’abord, on voit Hitler en sauveur de la nation, puis on nous montre des manifestants. Dans un troisième temps, on voit une croix gammée en plan rapproché, comme pour dire : « Voilà ce que les manifestants sont devenus ! » L’enchaînement de ces trois images est déjà porteur d’un message spécifique : le leader voit la misère, la comprend et y remédie en fédérant le peuple autour de lui. Une autre lecture serait de dire que la première image (le leader parmi les siens) répond à la troisième (la croix gammée) parce qu’il y a une troisième image entre les deux, celle des manifestants qui sont, présume le documentaire, dans la rue pour crier leur pauvreté.
Le commentaire en voix off ne fait que confirmer ce type d’explication linéaire, il lui sert de ciment. Le découpage de la bande sonore et, plus particulièrement, de la parole suit le rythme des plans successifs. Au moment où le leader apparaît, on entend : « Adolf Hitler et le parti national-socialiste consolident leur position à Berlin… » Puis, quand arrivent les mots « ravagé par la crise », une coupe nous fait passer au plan suivant, celle des manifestants. La signification politique de leur marche est exposée dès la troisième image (la croix gammée), avec un commentaire stipulant : « Dénonçant le Traité de Versailles, les nazis font appel au patriotisme des Allemands… ».
La voix off reconstitue de cette manière un monde parfaitement logique. Mais plus sa prétendue neutralité et son obsession de s’en tenir aux faits grandissent, plus il arrive à faire passer sous silence le message que la succession des images est capable de véhiculer. Cette vision du monde reste inébranlable jusqu'à l'image suivante, la quatrième, où Leonard Zelig surgit dans le cadre telle une anomalie. Sur la bobine d'un caméraman amateur plongé dans la foule des nazis, on croit voir Zelig lui-même. S’attarder si longuement sur les ressorts du documentaire dit « classique » permet de faire progresser l'analyse. Nous pouvons maintenant mettre en relief comment le type de récit réinvesti par le film produit un amalgame entre perception subjective et constat objectif. C'est en fondant la première dans le second que Zelig parvient à effacer ses personnages. Ceux-ci, victime d'une éviction, se retrouvent comme exilés du film dont ils étaient censés faire partie.
Pour suivre ce processus d'« extradition », reprenons l'analyse de séquence amorcée plus tôt. En effet, le jeu habile avec l’alternance des points de vue commence déjà à la fin du newsreel montrant Hitler, pour laisser la place à un autre qui lui succède. Mais alors que la première bobine était découverte par un personnage qui la regardait et dont le spectateur avait épousé le regard (subjectif), la seconde bobine, elle, montre une image d’extérieur, celle d’un paquebot traversant l’Atlantique. En une seule coupe, la doctoresse Fletcher quitte sa position de regardeur pour occuper celle du sujet regardé. Dès que le bateau arrive à destination, c’est-à-dire en Allemagne, le personnage reprend son rôle de témoin. On ne la voit pas arriver en Europe; ce qu'elle voit à Berlin n'est pas relaté par elle-même mais par de nouveaux extraits de films d'archives qui embrassent le point de vue du personnage.
A partir de ce moment, la voix off des newsreels, en plus de se confondre avec la voix off du film Zelig lui-même, cesse de raconter les évènements à la doctoresse pour commencer à parler à sa place. Curieuse situation : les impressions de voyage à Berlin ne sont pas retracées par celle qui est censée les avoir vécues réellement. La voix off, désormais énonciatrice d'événements qui lui sont extérieurs, prend le relais du personnage, le dépossédant ainsi de son propre témoignage.
La séquence se déroule maintenant sur le Vieux Continent. Eudora Fletcher vient d'arriver. Les images d'archives (files d'attente à la soupe populaire, rassemblements nazis) sont maintenant montrées comme si la doctoresse les avait tournées en simple touriste. Mais ces images n'ont rien de personnel et, de ce fait, elles pourraient prendre place dans un documentaire « officiel » du troisième Reich tel le film de Leni Riefenstahl, Triomphe de la volonté. Cette absence d'indices de différenciation dans les images, toutes issues de fonds d'archives réels, est bien ce qui jette le trouble. Faire du personnage fictif de la psychiatre américaine l'énonciatrice du discours, c'est faire en sorte qu'elle n'ait plus aucune distance réflexive par rapport à ce qu'elle voit. Autrement dit, par l'amalgame entre voix off du documentaire et la voix des souvenirs eux-mêmes repris, une vision apparemment subjective de l'Allemagne d'avant-guerre rejoint une perception prétendument objective produite dans ces actualités filmées. En prenant en charge le récit de cette visite en Europe, le commentateur met les événements au présent.
Ce changement de temporalité a deux conséquences importantes : d'une part, le présent de l'énonciation instaure une impression d'images en direct comme si elles nous parvenaient sans aucune médiation (montages, recadrages); d'autre part, ce même présent prend la valeur de vérité générale à ne pas mettre en doute.
Dans la suite de la séquence, lorsque Eudora cherche Leonard dans la foule exaltant son chef suprême, un panoramique, qui balaye la masse, prête à double sens. Ce plan représente le regard inquiet de la psychiatre mais se laisse tout aussi bien décrire comme un plan qui est extérieur au personnage, un mouvement de caméra droite / gauche qui essaie précisément de le retrouver dans le tumulte. Cette alternance systématique de points de vue, passant de celle qui voit à celle qui est vue finit par perdre le sujet, à savoir Eudora Fletcher qui est toujours absente à l'image. Le panoramique en est un bon exemple : si la psychiatre est le voyant, le plan devient subjectif et il donc impossible d'apercevoir l'Américaine. Et si c'est elle que la caméra guette, sa présence n'est qu'imaginaire, comme « imprimée » à l'image par le commentaire qui s'attache à nous dire que la doctoresse se trouve réellement dans le public.
Il s'agit donc d'un témoin qui est dans un non-lieu, dans un nulle part. Le discours pesant du documentaire, prenant la place du témoin, prive celui-ci de la parole. Un écart se produit, comme si le témoin disait : « Ils disent ce que j'ai vu mais ce n'est pas exactement ce que j'ai vu ». La faille qui existe entre discours direct et indirect est précisément l'endroit où se loge l'invraisemblable, ce qui est drôle à proprement parler, c'est-à-dire la présence de Leonard Zelig derrière Adolf Hitler, alors en pleine tirade sur la tribune. Grâce à une incrustation techniquement remarquable, Woody Allen / Leonard Zelig se glisse dans la peau d'un haut dignitaire nazi. Mais c'est bien sûr un déguisement : aussitôt qu'il aperçoit Eudora Fletcher lui faisant signe, les anciens souvenirs lui reviennent et derrière le camouflage réapparaît un Zelig qui tient à son passé. Outre le paradoxe qui littéralement saute aux yeux du spectateur, l'image d'un Zelig contrarié derrière Hitler frappe aussi par son changement brusque de registre.
Auparavant, les images du congrès national-socialiste faisaient partie d'un reportage. Avec l'arrivée de l'image truquée, on quitte le reportage pour retourner dans la fiction. Le basculement de l'un à l'autre se fait par un plan rapproché sur l'imposteur, agitant sa main derrière Hitler. La caméra n'est plus celle d'un observateur impartial qui se contenterait de filmer l'émeute provoquée dans la salle par la présence d'un intrus. L'absurdité du gag est telle qu'elle excède spontanément le cadre rigide des actualités filmées pour se dénoncer soi-même
comme faisant indéniablement partie du film Zelig. L'étonnement du spectateur devant une farce aussi spectaculaire atteste ce moment très particulier où le film en tant que fiction se décolle du film d'archive pour s'en démarquer. C'est un moment clé du geste artistique allenien : alors qu'auparavant le cinéaste produisait un amalgame fiction/réel, maintenant, il les dissocie l'un de l'autre.
Pourquoi avoir recours à un procédé contraire au précédent ? C'est grâce à lui que Woody Allen met à profit sa position ambiguë, qui est d'être à la fois devant et derrière la caméra. Alternant le dedans et le dehors, il peut se livrer à un double jeu. Il consiste à conjuguer, dans un seul est même effort, la tromperie provoquant l'adhésion du spectateur au monde présenté et la sortie en dehors du film (avec le clin d'œil au spectateur que cela implique) qui lui permet de critiquer en filigrane la société du spectacle à l'Américaine. Toutefois, ces deux postures sont toujours en équilibre ; autrement dit, il y a un effet de suppléance entre elles. Quand la crédibilité de la fiction faiblit, le plus souvent à cause de l'humour qui surgit dans le commentaire, alors de nouvelles « preuves » sont apportées pour confirmer l'analyse d'un intervenant. En revanche, lorsqu'on est trop près de croire à ce dernier, c'est l'absurdité de certaines blagues qui nous avertit. Woody Allen accomplit donc un tour de force qui est d'être à la fois dans et en dehors de son film pour se fixer finalement dans l'entre-deux, ce dont son personnage de caméléon est une métaphore très réussie.
Mettre en scène Leonard Zelig, l'image d'un être de transition par excellence, toujours sur le chemin de la métamorphose, offre la possibilité au cinéaste de se dédoubler. Son geste pour y arriver est cela même qui doit nous conduire au questionnement sur la temporalité de l'exil dans son film. Si Zelig occupe une place particulière dans la filmographie de Woody Allen, c'est qu'il s'agit d'un film où il adopte une position d'extériorité simulée. Il fait comme un créateur qui s'est retiré de son œuvre ou, plus exactement, qui n'en finit pas de s'en retirer durant toute l'intrigue. Il fait perdurer une illusion, celle d'un flagrant délit découvert par le spectateur dans lequel son personnage se serait engagé sans le savoir, comme irrésistiblement emporté par le cours des événements.
Disparaître derrière son œuvre, tel pourrait être le mot d'ordre de Woody Allen tout au long de l'action. Ne commence-t-il pas son film in medias res, sans générique de début mais avec un carton qui remercie tous ceux qui y ont participé ? Symétriquement, il clôture son récit par un épilogue écrit déroulant sur l'écran, encore une autre façon pour lui de se poser en simple figurant qui aurait été là par hasard. A cet égard, le titre du film est l'ultime conséquence de la dissolution de l'auteur au profit de ce qu'il signe ou plutôt de ce qu'il refuse de signer. Alors que le réalisateur aurait pu opter pour un titre tel que L'incroyable histoire de Leonard Zelig, justement pour rappeler à l'esprit ces films d'aventure de l'âge d'or hollywoodien qui ont bercé son enfance, il préfère baptiser son long métrage après son personnage principal. Donner un nom propre inventé à son film, c'est suggérer que ce dernier puisse bien prendre vie ou plutôt qu'il s'élabore à l'image du personnage qu'il représente. Je parle de la tendance du film – le représentant – à se conformer au représenté, c'est-à-dire à l'homme caméléon sur qui tous les regards se croisent. Il y a là un intéressant effet de « zeliguisme » du film lui-même en tant qu'œuvre capable d'endosser la principale caractéristique de son héros.
La preuve en est cette série de changements de registre à l'intérieur d'un seul film que l'on constate lorsqu'une instance d'énonciation non identifiée (la voix off) présente aux spectateurs deux extraits de film de fiction que la Warner aurait produit en s'inspirant de la « vraie » vie de Leonard Zelig. Quand le mensonge accrédite le mensonge par une curieuse mise en abyme, il n'y a plus lieu de trancher en faveur de l'existence avérée ou non du héros et c'est ainsi que Zelig disparaît, volatilisé, comme le cadavre rêvé dans Blow-up d'Antonioni.
Nous sommes ici à un tournant de l'histoire racontée : l'auteur s'est d'ores et déjà exilé de sa création mais son éloignement délibéré va le faire exister ailleurs, dans le hors-champ d'où il pourra faire en sorte que sa créature disparaisse à son tour. Cette éclipse de Zelig va faire de lui un personnage emblématique de la perte de l'image de Soi, une perte qui serait le lot possible mais non obligatoire de la diaspora. L'analyse détaillée de la structure narrative du film ne nous a servi que pour aboutir à ce constat capital. Le récit, tel qu'il nous est proposé ici, n'implique-t-il pas en premier lieu une dissolution du personnage dont il est censé retracer la vie ? Cette éviction hors du film n'est pas un événement spontané et ponctuel : elle se déploie tout au long de la durée du film.
L'incrustation, le truquage qui y domine de bout en bout, est peut-être symptomatique d'une greffe de personnage que le film n'incorpore pas. Mais, paradoxalement, cet échec ne lui nuit pas, il en tire sa plus grande force. Les ressorts narratifs précédemment analysés participent d'un mouvement plus général de l'œuvre, ils minent de l'intérieur un phantasme d'assimilation relevé par Bernard Benoliel. Alors que précédemment, les origines juives des personnages qu'il incarnait n'étaient évoquées qu'au hasard d'une réplique parlant d'un rabbin, d'une synagogue ou d'une fête juive, dans Zelig, l'appartenance religieuse du personnage principal passe au premier plan. Leonard Zelig ne parle pas de sa judaïté de son propre gré, il se fait désigner juif par une voix off qui n'est pas celle de Woody Allen mais qui a été instaurée dans le récit par lui. Le cinéaste jette un regard sur lui-même en tant que personnage, tout en feignant que ce n'est pas lui qui se regarde. De là le trouble quant à la localisation de l'instance énonciatrice, la même qui est instrumentalisée par le « on », le nobody's point of view, si bien décrit par François Niney 2
Le personnage fictionnel, celui dont le réalisateur a lui-même endossé l'apparence, est menacé de disparition dans l'acte même dans et par lequel son inventeur le désigne. Dans ce contexte, qu'est-ce qui permet à Zelig d'apparaître à l'écran ? De notre point de vue, Zelig est à prendre comme une figure abstraite, celle-là même de l'éternelle transition que nous nommons le présent. Dès lors, l'enjeu de notre étude se modifie : elle vise à montrer comment l'analyse du présent rejoint celle de l'identité.
C'est la phénoménologie qui a, nous semble-t-il, le mieux cerné le rapport entre temporalité et identité, en définissant la seconde comme ce qui se déploie dans la première. En France, Emmanuel Levinas et Paul Ricoeur ont tous les deux consacré une partie importante de leurs efforts respectifs à décrire ce lien ténu. Les mots du premier résonnent comme un écho fort à nos développements antérieurs (sur le Moi topologique mis à mal dans l'incrustation), cela dès les fondements de Totalité et infini. Levinas y affirme que « la manière du Moi contre l'"autre" du monde, consiste à séjourner, à s'identifier en y existant chez soi »3
Nous pouvons alors dire que l'errance de l'exilé est nécessairement une quête d'identité. Transposés à Zelig, ces propos mettent en relief les pérégrinations du personnage fictif, sorte de Juif errant, comme mise en scène d'un dilemme existentiel, celui de ne pas trouver une forme unique à son Soi, sans cesse « colonisé » par des métamorphoses répétées. L'homme-caméléon, malgré ses efforts constamment renouvelés pour se singulariser, ne peut connaître ce que Levinas nomme un Moi : Être moi, c'est, par-delà toute individuation qu'on peut tenir d'un système de références, avoir l'identité comme contenu. Le moi, ce n'est pas un être qui reste toujours le même, mais dont l'exister consiste à s'identifier, à retrouver son identité à travers tout ce qui lui arrive. Il est l'identité par excellence, l'œuvre originelle de l'identification. 4
L’immense mérite de Woody Allen aura été de nous offrir, avec Zelig, un film plein de finesse, évitant les écueils du « film identitaire » qui poursuivrait une authenticité rêvé, toujours déjà fausse. Falsifiée par l’être, serait-il plus juste de dire, tant l’« exister » est marqué dans sa nature par l’incessance de la parole à se porter secours à elle-même. Cette parole, elle est aussi au fond des images : étendre sur elles les observations levinassiennes semble donc légitime. Le sens que le philosophe confère à l’identification fait de l’exilé sa propre œuvre qui lui apparaît de l’extérieur, dès qu’il va à la rencontre d’Autrui.
David Lengyel, Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris III
notes :
1. Bernard Benoliel : « La vie à l'envers ou comment la remettre à l'endroit » in Jacques Aumont (dir.) : Les voyages du spectateur, Ed. Léo Scheer, 2004, p. 262.]
2 Cf. François Niney : L’épreuve du réel à l’écran – essai sur le principe de réalité documentaire, Bruxelles, Editions De Boeck Université, 2002.
3 E. Lévinas : Totalité et infini, Ed. de poche, p. 26.
4 Op. cit., p. 25.
source : http://www.poexil.umontreal.ca/events/colloquetemp/actes/lengyel.pdf
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