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"Pascal ou l'ordre impossible à l'homme"

Publié le 22 Décembre 2018, 17:42pm

Catégories : #Philo (Notions)

"Pascal ou l'ordre impossible à l'homme"

« Pyrrhonien, géomètre et chrétien soumis» 
Blaise Pascal vécut une existence brève; et l'oeuvre qu'il laissa frappe par sa diversité et son inachèvement. Né en 1623, il . écrit des 1639 un essai sur les sections coniques; invente en 1642 la première machine arithmétique; s'occupe de physique de 1646 à 1654; crée pendant ce temps le calcul des probabilités et le Triangle arithmétique (aux propriétés remarquables); il se « convertit » en 1654 : non qu'il ne fût déjà chrétien, mais l'expérience mystique du 23 novembre 1654 (dont le Mémorial nous conserve le souvenir) incite Pascal à se détourner du monde et des sciences profanes pour se consacrer à Dieu et à la défense de cette forme exigeante du christianisme qu'est le jansénisme. Il mène la brillante polémique des Provinciales contre les Jésuites (1656-1657); puis revient aux mathématiques en résolvant le problème de la cycloïde (ou roulette) qu'il avait jeté comme un défi au monde savant, et où Leibniz devait trouver la première idée du calcul intégral.

De cette période datent ses réflexions sur l'esprit géométrique (1658). Ses dernières années sont consacrées à la préparation d'une Apologie de la religion chrétienne, que la mort l'empêche d'achever. Les notes et brouillons destinés à cet ouvrage constituent les Pensées.

« Il faut avoir ces trois qualités, pyrrhonien, géomètre, chrétien soumis » avait écrit Pascal, comme s'il parlait de lui (Pensées et opuscules, éd. Brunschvicg, Hachette, n° 268; « pyrrhonien » veut dire « sceptique », au sens fort). Marquée par ces trois qualités, contrastée, l'oeuvre de Pascal reste en suspens : a l'exception des traités scientifiques, et dans une certaine mesure des Provinciales, aucun de ses textes n'est achevé ; ses découvertes scientifiques elles-mêmes, il ne les parfait pas; il n'en systématise pas les procédés pour les transformer en méthode (d'autres, partant de ses découvertes, le feront après lui). Bref, l'ensemble ne ressemble guère, de prime abord, à ce qu'on appelle « oeuvre » pour un philosophe.


L'ordre ne peut être gardé 
Disparate et incomplète, cette oeuvre trouve pourtant son unité : elle est, y compris les ouvrages mathématiques et physiques, une interrogation sur l'idée d’ordre. L'idée centrale est nette : «les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit dans un ordre absolument accompli» (De l'esprit géométrique, éd. Brunschvicg, p. 167). L'ordre absolument accompli consisterait à définir tous les termes dont on se sert dans une démonstration, et à démontrer toutes les propositions : tout définir, tout prouver. Mais «il est évident que les premiers termes qu'on voudrait définir en supposeraient de précédents pour servir a leur explication, et que de même les premières propositions qu'on voudrait prouver en supposeraient d'autres qui les précédassent; et ainsi il est, clair qu'on n'arriverait jamais aux premières» (ibid.). Il faut donc admettre des axiomes et des termes non-définis : c'est l'ordre géométrique (ce que nous appelons aujourd'hui une axiomatique), qui est « le plus parfait entre les hommes », mais qui est en soi inférieur à l'ordre idéal. « Ce qui passe la géométrie nous surpasse » (p. 165). L'homme a ainsi l'idée d'un ordre sur-géométrique auquel il ne peut atteindre. Quant aux raisonnements qui ne peuvent se mettre sous forme géométrique, ils sont condamnés à un ordre plus imparfait encore : « Je sais un peu ce que c'est » dit Pascal en parlant de l’ordre géométrique, « et combien peu de gens l'entendent. Nulle science humaine ne le peut garder (...) La mathématique le garde, mais elle est inutile en sa profondeur » (Pensées, B. 61). L'impossibilité de suivre l'ordre s'aggrave : car cette impossibilité est directement proportionnelle à l'importance du domaine considéré. La morale ou la politique ont évidemment plus d'importance pour la vie humaine que la géométrie, et justement elles sont moins susceptibles que cette dernière d'être ordonnées.


Le renversement du pour au contre
L'analyse que nous venons de résumer s'applique aussi au domaine politique, à sa manière. La société juste serait celle où la force serait mise au service de la justice. « Sans doute, l'égalité des biens est juste; mais, ne pouvant faire qu'il soit force d'obéir a la justice, on a fait qu'il soit juste d'obéir à la force; ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble, et que la paix fût, qui est le souverain bien» (B. 299). Au regard de la société idéale (et utopique), l'ordre social est injuste, et se révèle être plutôt un désordre, puisqu'il justifie la force. Toutefois il garantit la paix : car la force n'est pas absolument mauvaise, la violence déchaînée de la guerre civile est pire.

Nous pouvons préciser encore l'analogie entre l'ordre limité de la géométrie et l'ordre limité de la société. « Deux lois suffisent pour régler toute la République chrétienne, mieux que toutes les lois politiques » (B. 484; Pascal pense aux deux commandements « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu » et « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »); mais les hommes ne sont pas des saints, et la « République chrétienne » n'est pas de ce monde; il faut donc se contenter d'un ordre inférieur, fondé non sur l'amour de Dieu, mais sur la concupiscence (l'amour des créatures) : « Tous les hommes se haïssent naturellement l'un l'autre. On s'est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public; mais ce n'est que feindre, et une fausse image de la charité; car au fond ce n'est que haine » (B. 451). Cette pensée pourrait passer pour une critique radicale de l'ordre social; et pourtant cet ordre inférieur, qui s'établit à partir des passions désordonnées des hommes, n'en est pas moins admirable: « On a fondé et tiré de la concupiscence des règles admirables de police, de morale et de justice » (B. 453).

Il serait absurde, on en conviendra, de condamner la géométrie au motif, que son ordre n'est pas accompli et parfait; pour Pascal, il serait aussi absurde de condamner l'état social au motif que son ordre n'est pas parfait : car cet ordre est encore le moins mauvais dont les hommes soient capables.

Ainsi d'un côté Pascal raille, dans des formules célèbres inspirées de Montaigne, le peu de fondement des lois humaines (« On ne voit rien de juste ou d'injuste qui ne change de qualité en changeant de climat... Plaisante justice qu'une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà », B. 294); aussi la contestation politique peut-elle toujours se prévaloir de bonnes raisons pour attaquer les lois existantes. Mais d'un autre côté, c'est illusion que de croire qu'on puisse arriver à des lois justes en elles-mêmes - car I'homme est corrompu et passionné. C'est l'argumentation que Pascal appelle renversement du pour au contre. En voici un exemple : « Les choses du monde les plus déraisonnables deviennent les plus raisonnables à cause du dérèglement des hommes. Qu'y a-t-il de moins raisonnable que de choisir, pour gouverner un État, le premier fils d'une reine? On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de la meilleure maison. Cette loi serait ridicule et injuste; mais parce qu'ils le sont, et le seront toujours, elle devient raisonnable et juste, car qui choisira-t-on, le plus vertueux et le plus habile? Nous voilà incontinent aux mains, chacun prétend être ce plus vertueux et ce plus habile. Attachons donc cette qualité à quelque chose d'incontestable. C'est le fils aîné du roi; cela est net, il n'y a point de dispute. La raison ne peut mieux faire, car la guerre civile est le plus grand des maux » (B. 320). Le peuple a tort de croire que le roi possède des qualités intrinsèques qui le rendent digne de cette charge; dans un premier temps, les demi-habiles (ou demi-savants, dit encore Pascal) ont raison de dénoncer cette croyance; mais si l’on s'en tient là, voici des contestations sans fin et peut-être la guerre civile; donc I'homme vraiment habile rejoint l'opinion du peuple, mais avec une « idée de derrière » la tête; il dit la même chose que le peuple mais pour d'autres raisons. Bref : l'ordre social, du point de vue de l'habile (Pascal lui-même) est fondé sur des raisons qui ne sont pas celles que la société se représente à elle-même. L'ordre est imparfait, mais il est à la mesure de notre condition.

Faut-il donc penser que l'habile n'est autre que le philosophe? Il pourrait en effet sembler que cette pensée de l'ordre imparfait relève de la philosophie.


Se moquer de la philosophie ?
Pourtant Pascal écrit « Se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher» (B. 4). Si la philosophie est amour de la sagesse, la vraie sagesse serait de ne pas s'en laisser conter par ce qu'on appelle philosophie depuis Platon. Pascal entend ôter à la philosophie un prestige emprunté : « On ne s'imagine Platon et Aristote qu’avec de grandes robes de pédants. C'étaient des gens honnêtes, et, comme les autres, riant avec leurs amis ; et, quand ils se sont divertis à faire leurs Lois et leur Politique, ils l’ont fait en se jouant » (B. 331). Il entend surtout mettre au jour son insuffisance essentielle. Un texte ici est capital, c'est L'Entretien avec M. de Saci, compte-rendu (que l'on suppose fidèle) d'un entretien que Pascal, nouveau « converti », eut à Port-Royal avec M. Le Maître de Saci. L'idée directrice en est que toute l'histoire de la philosophie (où l’on voit se combattre des doctrines opposées) peut se ramener au conflit entre Épictète et Montaigne, « les deux plus célèbres défenseurs des deux plus célèbres sectes du monde et les seules conformes à la raison, puisqu'on ne peut suivre qu'une de ces deux routes, savoir : ou qu'il a un Dieu, et alors il y place son souverain bien ; ou qu'il est incertain, et qu'alors le vrai bien l'est aussi, puisqu'il en est incapable » (éd. Brunschvicg des Pensées et Opuscules, p. 159). D'un côté, le stoïcisme orgueilleux, qui a bien connu la grandeur de l'homme et l'étendue de ses devoirs ; mais Épictète ignore l'impuissance de l'homme, sa faiblesse essentielle ; aussi le stoïcisme est-il d'une « superbe diabolique » (B. p. 150; superbe signifie orgueil). D'un autre côté, le scepticisme aimable et subtil de Montaigne, « doute qui doute de soi et ignorance qui s'ignore » (p. 151) a bien connu la fragilité et l'inconséquence de la raison humaine ; mais ce scepticisme conduit à la lâcheté, faute d'avoir conscience de la grandeur de l'homme.

Ainsi l' opposition philosophique de Montaigne et Épictète exprime-t-elle le conflit de deux vices, la paresse et l'orgueil. Il ne s'agit donc pas de deux points de vue complémentaires, mais bien d'une contradiction entre des positions fondamentales. Cette contradiction, Pascal entend la résoudre : « la source des erreurs de ces deux sectes est de n'avoir pas su que l'état de l'homme à présent diffère de celui de sa création » (p. 159). Cette solution est de nature religieuse : c'est au dogme chrétien du péché originel que songe Pascal (dogme selon lequel, par sa révolte contre Dieu, Adam aurait corrompu ses facultés et celles de ses descendants, c'est-à-dire de tous les hommes). Ainsi l'homme est à la fois grand (par les restes en lui de la nature d'Adam avant le péché) et misérable (de par la corruption de cette nature). Épictète « remarquant quelques traces de sa première grandeur et ignorant sa corruption » est conduit à l'orgueil ; Montaigne « éprouvant la misère présente et ignorant la première dignité » est précipité dans la lâcheté (pp. 159-160). Chacun des deux a raison dans ce qu'il affirme, mais tort de s'en tenir à cette vérité unilatérale : une vérité partielle est une fausseté (Pascal revient très souvent sur cette idée). Ne suffirait-il pas alors de les ajouter l'un à l'autre? Non, car « il ne résulterait de leur assemblage qu'une guerre et qu'une destruction générale : car l'un établissant la certitude, l'autre le doute, l'un la grandeur de l'homme, l'autre sa faiblesse, ils ruinent la vérité aussi bien que la fausseté l'un de l'autre» (p. 160).

La philosophie ne peut combiner de solution à cette antinomie violente de la grandeur et de la misère intellectuelle et morale de l'homme. La religion seule peut, selon Pascal, apporter « la paix ». Mais il convient d'abord d'éprouver plus à fond l'impuissance de la raison humaine à résoudre ce problème. 


Critique de la raison déchue 
Une chose est de considérer la philosophie comme étant en guerre contre elle-même (conflit représenté par celui d'Épictète et Montaigne), autre chose est de montrer qu'il est impossible qu'apparaisse jamais une philosophie capable de « dépasser » ce conflit, en le comprenant. Pour ce faire, Pascal va analyser l'instrument même de la philosophie, la raison, afin de montrer que la raison est incapable de se comprendre elle-même.

Il commence par reprendre largement les thèmes sceptiques popularisés par Montaigne : la raison est soumise aux caprices de l'imagination, de la mémoire, de la vanité, des tromperies des sens. « Plaisante raison qu'un vent manie, et a tout sens » (B. 82).

Plus original est le refus pascalien de considérer la raison comme l'instrument par excellence de la connaissance : «Nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le coeur » (B. 282). Coeur ne désigne pas le caprice individuel (ce que Pascal appelle la fantaisie), mais une puissance positive, naturelle et commune a tous les hommes. C'est le coeur qui nous donne la connaissance des premiers principes, des axiomes dont l'Esprit géométrique nous expliquait qu'ils ne pouvaient être démontrés. « Le coeur sent qu'i! y a trois dimensions dans l'espace, et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies » (ibid.). Coeur et raison n'ont d'ailleurs pas la même portée ; le coeur a sur la raison un double avantage ; d'une part il la précède (la raison vient ensuite : elle raisonne sur des principes que préalablement le coeur lui a fournis) ; d'autre part et surtout, les connaissances du coeur sont plus fermes que celles de la raison : « La raison agit avec lenteur, et avec tant de vues, sur tant de principes, lesquels il faut qu'i!s soient toujours présents, qu'à toute heure elle s'assoupit ou s'égare, manque d'avoir tous ses principes présents. Le sentiment n’agit pas ainsi : il agit en un instant, et toujours est prêt à agir. » (B. 252).

Ce raisonnement est ainsi une véritable autocritique de la raison : « La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent; elle n'est que faible si elle ne va jusqu’à connaître cela » (B. 267).


La raison soumise - et éclairée
Il faut toutefois rendre raison de la faiblesse de la raison. Toutes les contradictions que l'on peut relever entre la raison et les sens, la mémoire, l'opinion ou l'imagination indiquent en effet que la raison manque de force et de portée : la raison n'est pas suffisamment raisonnable, elle est faible. Faible, mais non pas impuissante absolument. « Instinct. Raison. Nous avons une impuissance de prouver, invincible à tout le dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité, invincible à tout le pyrrhonisme » (B. 395). Ce fragment juxtapose deux phrases : c'est une simple description de la faiblesse et de la grandeur. Mais la juxtaposition n'explique rien, c'est elle au contraire qui a besoin d'être expliquée. Explication proposée par le fragment B. 344 : «Instinct et raison, marques de deux natures.» C'est là plus qu'une description, puisque pour Pascal la dualité de natures renvoie évidemment à l'idée chrétienne des deux natures d'Adam (sa nature d'avant le péché, sa nature corrompue d'après le péché); nous retrouvons ainsi le dogme chrétien comme explication ultime. Et Pascal n'hésite pas à écrire, au sujet de la «véritable religion » : « il faut donc qu’elle nous rende raison de ces étonnantes contradictions » (B. 430). Rendre raison, c'est la tâche propre de la philosophie ; ici la religion semble lancer un défi à la philosophie, et la combattre sur son propre terrain, celui du « rendre raison ». Pour Pascal, l'issue de la lutte ne fait aucun doute : la philosophie est incapable de rendre raison de ces contradictions ; mais la religion le peut : le péché d'Adam, c'est qu'il a voulu se rendre centre de lui-même » et indépendant de Dieu (ibid.); or, le fragment 477 souligne qu’’ il faut tendre au général ; et la pente vers soi est le commencement de tout désordre » ; ainsi la faute d'Adam est ce qui désordonne l'humanité en l'homme.

Ce discours toutefois n'est pas un raisonnement de plus, à ajouter aux innombrables raisonnements des philosophes. C'est la parole même de Dieu : « Humiliez-vous, raison impuissante ; taisez-vous, nature imbécile : apprenez que l'homme passe infiniment l'homme, et entendez de votre maître votre condition véritable que vous ignorez. Écoutez Dieu » (B. 434). Ce n'est pas par ses propres forces que la raison rend raison de sa faiblesse, mais parce que Dieu a bien voulu nous donner le mot de l’énigme. C’est pourquoi il faut écouter Dieu en se taisant (écouter Dieu, c'est-à-dire méditer la Bible et mener une vie de chrétien). Le dogme du péché originel est un mystère, difficilement compréhensible ; mais «l'homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n'est inconcevable à l'homme» (ibid.). D'une certaine manière, en acceptant le mystère qui la limite, la raison gagne encore, « de sorte que ce n'est pas par les superbes agitations de notre raison, mais par la simple soumission de la raison, que nous pouvons véritablement nous connaître » (ibid.). Notons la fin du texte : Pascal écrit «nous connaître », non «nous sauver» ; c'est bien une tâche philosophique, celle de la connaissance, que remplit ici la religion.


Le Christ comme réponse à la question : «Qu'est-ce que l'homme?» 
N'oublions pas toutefois que les Pensées étaient des matériaux pour une Apologie du christianisme. Le rôle philosophique de la religion ne fait que préparer son rôle religieux. Pour se rendre aimable il faut que la religion promette le bonheur : l'analyse pascalienne de la connaissance se redouble dans une anaIyse symétrique du bonheur. De même que nous avons une idée de la vérité sans pouvoir l'atteindre, de même nous avons une idée du bonheur sans pouvoir y arriver (B.425 et 434). C'est que nous avons perdu Dieu, notre vrai Bien : «car la nature est telle, qu'elle marque partout un Dieu perdu, et dans l'homme, et hors de l'homme, et une nature corrompue » (B.441). Mais ce Dieu perdu veut nous sauver : pour ce faire il envoie le Christ afin de racheter les hommes. Ce point central de la religion chrétienne est capital pour comprendre la pensée de Pascal. Le Christ lui aussi possède deux natures : il est Dieu et homme, Homme-Dieu. Mais, au lieu que ces deux natures se contredisent, elles sont unies et réconciliées. L'homme est séparé de lui-même, en guerre avec lui-même ; le Christ est médiateur : médiateur, en lui-même, entre la nature humaine et la nature divine; médiateur entre Dieu et les hommes ; médiateur entre moi-même et moi-même. «Il y a donc un grand nombre de vérités de foi et morale qui semblent répugnantes (c'est-à-dire contradictoires, dans le vocabulaire du XVIIe siècle) et qui subsistent toutes dans un ordre admirable» (B. 862), car «en Jésus-Christ toutes les contradictions sont accordées » (B.684; cf. aussi B.556). Pascal écrit même «nous ne nous connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ » (B.548) ; là encore, c'est de connaissance qu'il est question. Nous n'insistons pas sur les évidentes résonances religieuses de ces textes, au demeurant fort nombreux (et souvent moins lus que les fragments moins directement religieux des Pensées). Mais du seul point de vue de l'ordre et de la connaissance, Jésus-Christ joue chez Pascal un rôle capital : il est la réponse à la question «qu'est-ce que l'homme?», puisque c'est en se tournant vers lui que l'homme peut se comprendre lui-même. Dans le Christ, l'ordre perdu par Adam se trouve rétabli. Le salut dépend sans doute de la grâce divine ; mais du moins l'homme est-il pensable et concevable, en Jésus-Christ, centre et pivot de la pensée de Pascal.

C'est par rapport à cette solution que représente le Christ qu'il faut comprendre les termes mêmes dans lesquels Pascal pose le problème ; comme le remarque Léon Brunschvicg à propos de la lettre de Pascal sur la mort de son père, « pour être capable d'aborder le problème dans ses termes exacts, il faut que déjà nous en possédions la solution » (Pascal et Descartes lecteurs de Montaigne, p. 161). Ainsi, la description des misères de l'homme sans Dieu est apologétique, en tant qu'elle est pensée à partir de Jésus-Christ. Le célèbre fragment des deux infinis (B.72) présente un monde décentré, «sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part» ; c'est dire qu'il n'y a plus de centre, que l'homme n'est plus en proportion avec la nature. «Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout.» Il est frappant que cette disproportion entre l'homme et la nature soit présentée par Pascal comme analogique de l'ordre imparfait de la géométrie : «Quand on est instruit, on comprend que la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité. C’est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l’étendue de leurs recherches ; car qui doute que la géométrie, par exemple, a une infinité d'infinités de propositions à exposer? Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse de leurs principes; car qui ne voit que ceux qu'on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d'eux-mêmes, et qu'ils sont appuyés sur d'autres qui, en ayant d'autres pour appui, ne souffrent jamais de dernier?»; les derniers principes «qui paraissent à la raison» nous servent d'axiomes, comme nous l'avons vu; mais ils ne sont pas en fait derniers en eux-mêmes.

Les deux infinis de grandeur et de petitesse rendent l'homme disproportionné et à la nature et à la géométrie; ces infinis «se touchent et se réunissent en Dieu et en Dieu seulement», Dieu seul à être en proportion avec eux. Par ce biais encore, c'est au Christ que l'analyse des deux infinis renvoie indirectement (pour ce fragment capital, cf. les analyses contrastées de G. Granel et de M. Serres, Bibliographie numéros 6 et 8). Le Christ est le seul centre possible en un monde radicalement décentré.


Les trois ordres 
Que Jésus-Christ permette de résoudre un problème philosophique, ce n’est pas l'intelligence pure, la « simple raison », qui peut le comprendre. Dans un fragment célèbre, Pascal distingue trois ordres : l'ordre des corps, l'ordre des esprits, l'ordre de la charité. «La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle» (B.793). La grandeur charnelle, c'est celle des rois, des riches, des «capitaines», c'est celle d'Alexandre; la grandeur de l'esprit, c'est celle des savants, celle d'Archimède ; la grandeur de la charité est celle du Christ. Pascal marque avec force la séparation absolue, la discontinuité radicale qui sépare ces ordres : «De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible, et d'un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n'en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible, d'un autre ordre, surnaturel». On le voit, ordre signifie ici domaine ou règne (au sens de règne animal ou de règne végétal), et non plus disposition d'une démonstration. Toutefois l'ordre-disposition qui mène à la vérité dépend de l'ordre-règne de la charité ; si l'ordre est impossible à l'homme, s'il ne peut concevoir sa propre nature qu'en s'élevant à Jésus-Christ, il est clair que l’ordre de la charité est le seul d'où l’ordre véritable puisse se dévoiler. L'Esprit géométrique le disait déjà : «les saints au contraire disent en parlant des choses divines qu'il faut les aimer. pour les connaître, et o qu'on n'entre dans la vérité que par la charité» (p.185 ; c'est l'idée de saint Augustin : non intratur in veritatem nisi per caritatem). Si en Jésus-Christ se résolvent les contradictions, et si on n'accède à Jésus-Christ qu'en l'aimant, alors la charité est la clé de l'ordre vrai : «la vérité hors de la charité n'est point Dieu » (B, 582). Le Dieu de Pascal est un Dieu caché qui ne se découvre qu'à ceux qui l'aiment.

L'ordre véritable est l’ordre de la charité (n’oublions pas que charité a ici un sens très fort, celui d'amour en fait) ; cet ordre supérieur ne ressemble évidemment pas à l’ordre déductif de la géométrie : «On ne prouve pas qu'on doit être aimé en exposant d'ordre les causes de l'amour : cela serait ridicule» (B.283). L'ordre de la charité, Pascal n'hésite pas à le définir paradoxalement par la digression, qui paraît être le contraire de l'ordre ; et même par la digression permanente : «Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin pour la montrer toujours » (ibid.). Le discours amoureux est un discours polarisé, l'ordre de la charité est un rappel permanent de la fin et du centre, qui est Dieu. Toujours revenir à l’unique nécessaire», cela extérieurement pourrait passer pour un désordre ; c’est du point de vue de l’amour seulement que l’on peut découvrir dans ce mouvement de digression une progression.


Pascal philosophe
En ce sens, le désordre où la mort de Pascal laissa les Pensées accomplit peut-être le mouvement le plus profond de l'oeuvre. La puissance de la pensée pascalienne frappe peut-être davantage dans le jeu infini des rapprochements et des éloignements que les fragments appellent, plus qu'elle ne l'aurait fait dans un ouvrage composé. Peut-être. Les classiques aimaient en Pascal son sens de la maxime ; la modernité aime cette fragmentation. Pascal toutefois n’appartient pas tout à fait à la tradition philosophique. Son christianisme entier (central dans son oeuvre) peut rebuter. Il n'est pas possible d'évacuer le christianisme de Pascal ; et pourtant son oeuvre appartient aussi à la philosophie, en tant précisément qu'elle est beaucoup plus que son contenu chrétien déclaré. C'est peut-être le critère d'une grande pensée que d'être plus et autre que ce que croyait son auteur. Le «génie» de Pascal, comme on dit justement, se marque aussi à ce qu'il donne à penser bien au-delà de ce qu'il entendait nous persuader.

Bernard Sève (Paris)

Jugements :

1. Nietzsche
«La foi de Pascal ressemble terriblement à un lent suicide de la raison, d'une raison coriace, acharnée à vivre, pareille à un ver qu'on ne peut tuer en un instant ni d'un seul coup. La foi chrétienne, dans son principe, est sacrifice de l'esprit, de toute sa liberté, de tout son orgueil, de toute sa confiance en soi ; par surcroît elle est asservissement, risée et mutilation de soi."
Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, §46.

«Sans la foi chrétienne, pensait Pascal vous serez pour vous-mêmes, comme la nature et l'histoire, un monstre et un chaos : nous avons réalisé cette prophétie
Nietzsche, Volonté de puissance, III, 42.

2. Alain 

«Pascal plaira toujours aux esprits libres, par une manière de croire et de ne pas croire : «II ne faut pas dire au peuple que les lois ne sont pas justes.» Mais enfin il l'a dit, puisqu'il a dit qu'il ne fallait pas le dire. Pour lui seul, à ses notes, à son bonnet ; mais c'était encore trop.»
Alain, Propos sur des philosophes, P.U.F., 1961, p. 162.


Bibliographie :

A.Textes 
Un des grands problèmes de l’édition pascalienne est celui de la classification des pensées. L'ordre le plus souvent édité et cité est soit celui de Léon Brunschvicg, soit celui de Louis Lafuma ; on se réfère parfois aussi à la classification de Jacques Chevalier(qui est celle de la collection de la Pléiade). Les éditions les plus commodes sont :

1. Pensées et Opuscules, Hachette; classement Brunschvicg; le volume ne comporte pas les Provinciales (que l’on trouve aisément en édition de poche, Gamier-Ffammarion); ni les oeuvres scientifiques.
2. Oeuvres complètes, Le Seuil, coll. «L'lntégrale » ; classement Lafuma.
3. Oeuvres complètes, Gallimard, «La Pléiade» ; classement Chevalier.


B. Commentateurs
La bibliographie est très abondante. Voici un choix :

1. Léon Brunschvicg, Descartes et Pascal lecteurs de Montaigne, éd. de la Baconnière, 1945. Ouvrage très éclairant.
2. Henri Gouhier, Blaise Pascal, Commentaires, Vrin, 1971 ; ouvrage très érudit, d'une très grande rigueur.
3. Michel Serres, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, P.U.F., 1968, tome II, troisième partie, chapitre premier : «Le paradigme pascalien»; lecture très stimulante.
4. Henri Birault, «Nietzsche et le pari de Pascal», Archivio di filosofia, n°3,1962.
5. Gérard Granel, «Le tricentenaire de la mort de Pascal» Critique, avriI1964 ; ce texte difficile est surtout une lecture du fragment B.72 ; il montre comment le non-philosophe Pascal relève de l'histoire de la métaphysique.
6. Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, réédition Armand Colin, 1967, tome IV. chapitre IX « La prière de Pascal » : ce texte, de lecture aisée, et probablement déconcertante, envisage d'abord Pascal comme chrétien et croyant.


source :

http://lyc-sevres.ac-versailles.fr/p_pascal_pubSeve.php

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