Uni-formité : le pire des mondes
Classique de la SF dans le sillage dystopique de Le meilleur des mondes (1932) ou de 1984 (1948), Un bonheur insoutenable (The Perfect Day), paru dans les années 70, présente un futur sans aspérités ni appétits dans le sillage d’un totalitarisme qui se veut bienveillant et où dominent les idées de Jésus, Marx, Wood et Wei (Wei étant le créateur de ce monde de surveillance généralisée et de médicalisation de l’humeur).
Dans cette période indéterminée, où tout est sous le contrôle bigbrotherien de l’ordinateur central UniOrd, chaque « membre » de la Famille se voit administré à intervalle régulier au médicentre un traitement voué à contrer les maladies, réduire l’agressivité, l’anxiété et autres imperfections ou « déviances » (telles que la pilosité ou la présence d’une poitrine…) – au nombre desquelles penser –, à prendre en charge ses humeurs et son traitement contraceptif (la machine seule validant le droit à procréer.)
Les concepts de propriété, d’intimité ou de territoire ont été remplacés par une régulation constante et interactive. Chaque membre qui a un prénom (il n’en existe que huit) suivi d’un numéro (nommé « nomero ») doit porter en permanence un bracelet électronique à présenter tel un code-barre à chaque borne-scanner.
Lorsqu’un membre désire quelque chose (un jouet, un cahier à dessin…), il doit également présenter son bracelet et UniOrd décide de le lui accorder ou non. Chaque membre est par ailleurs suivi jour et nuit par un « conseiller » contrôlant le moindre détail, y compris sexuel, de son existence et pouvant modifier le traitement du membre concerné en cas de trop grande agitation.
Le but de ce système et de cette planification ultra-organisée est ainsi de faire en sorte que tout le monde, médicalisé et assisté à l’envi, soit mis sur un même pied d’égalité. Certes, il n’y a plus sous « Uni » ni riche, ni pauvre mais personne n’a désormais la possibilité de choisir sa vie : nul ne peut se prononcer sur son affectation (le métier que l’on fera toute sa vie) ou décider, sans autorisation, d’aller voir ses parents. C’est également Uni qui décide qui peut avoir un enfant, et à quel âge un membre a atteint son potentiel maximum et doit mourir (la limite ultime étant fixée, fort arbitrairement, à l’âge de 62 ans).
Au nom du bonheur général, les membres sont tous plongés dans la torpeur, leurs pulsions, leurs émotions, leur liberté sont sacrifiées. Ce bonheur ressemble à l’ataraxie, à l’absence de toute émotion recherchée par les stoïciens, mais une ataraxie qui leur est imposée à leur corps défendant et n’a donc pas de valeur philosophique…
Le héros du récit, Li RM35M4419, présente un léger défaut physique : des yeux de couleur différente et a pour originalité son grand-père Jan un rien excentrique qui a aidé à construire UniOrd — à une époque où le monde n’était pas encore dirigé par un mais par cinq ordinateurs différents — ; il a fait visiter au héros dans son enfance l’endroit où sont stockées les banques de données du système.
Ce jeune garçon a priori comme les autres, intégré dans le monde uniformisé parfait d’Uni va accepter puis cultiver sa différence afin, mû en « individualiste », de changer le cours des choses et rendre aux individus leur liberté confisquée par Uni.
Maître du fantastique d’horreur avec Rosemary’s Baby, du clonage avec Ces garçons qui venaient du Brésil mais aussi de de la robotisation des esprits et des corps avec Les Femmes de Stepford, Ira Levin propose avec Un bonheur insoutenable une réflexion anti-utopique au ton naïf qui a quelque peu mal vieilli en cinquante ans, même si une nouvelle traduction parvient à lui apporter un peu de sang frais (à l‘exception notable de la traduction du surnom du protagoniste, Copeau à l’origine, par Matou : il est assez pénible de lire les aventures d’un jeune homme que tout le monde appelle Matou pendant presque 400 pages car cela amène un effet de déréalisation infantile qui tend à décrédibiliser ses péripéties).
Et il est vrai aussi que les cent premières pages de l’opus sont indigestes, de par la platitude des descriptions, la nullité de l’action : tout se passe comme si Matou enregistrait avec une caméra les tenants de son univers aseptisé pour nous le restituer sans la moindre stimulation : mais peut-être était-ce l’effet voulu par Levin pour représenter un mode de vie sans émotions, sans sentiments et où tout est aussi froid qu’insipide ?
Si tel est le cas, alors est l’objectif atteint au-delà du désir du romancier tant on a envie de laisser choir l’ouvrage. Jusqu’au moment où le sieur Matou est approché par une poignée de rebelles « éveillés » d’une société secrète et où un semblant d’étincelle consciente embrase son regard vairon pour lui faire entrevoir une autre réalité possible. Ces résistants convainquent en effet le jeune homme de les imiter (notamment en fumant du tabac et en faisant l’amour plusieurs fois par semaine !) et celui-ci devient enfin libre de penser par et pour lui-même.
Période de sa vie qui va lui apprendre des sentiments tels que la tristesse, l’amour et la jalousie. Car, avec la liberté de penser, vient aussi la possibilité — et non des moindres — d’être malheureux…
Dans les livres du musée où il se retrouve avec ses camarades contestataires, Matou – qui apprend le français – découvre que, certes, la violence, la faim, la stupidité, les guerres existaient dans la civilisation pré-U objet de tous les opprobres, mais qu’il existait aussi alors une liberté de mouvement, d’action, de choix. Si le libre arbitre est aussi la possibilité de faire souffrir, de tuer, d’être égoïste …cela ne signifie pas pour autant selon Levin que La liberté mène de toute nécessité au malheur.
Être vivant, au contraire, implique de se réveiller, de tout sentir plus intensément, en prenant le risque d’être malheureux, de souffrir. Quand il est parfois plus facile de rester endormi, de se conformer au ronron du modèle social de référence, quoi de mieux, à l’instar de Matou, que de prendre le risque de vivre pleinement ?
Ayant sombré du côté de la force obscure pré-U, arrêté puis traité pendant plusieurs années par le Système de la communauté, Matou se révèle néanmoins un rebelle de premier ordre, capable de s’échapper avec celle qu’il aime de son monde vers une île « non unifiée » puis de revenir à la charge pour détruire UniOrd. Car si Matou et sa moitié parviennent bien, loin d’Uni, à rejoindre l’Île de Majorque, renommée « Liberté », ils rencontrent là des humains demeurés « incurables » et « normaux » qui sont à la fois vils, cruels, cupides, abêtis, bigots (dirigés par un militaire et un pape) : recueillant les immigrants dissidents et réguliers de la Famille sans grande humanité, faisant de ces derniers des citoyens de seconde classe et des souffre-douleur, ils en feraient presque regretter la chimiothérapie mensuelle d’Uni… Et amènent à penser que Matou n’a fait que troquer une prison contre une autre.
Reste que le récit s’emballe alors, les nombreuses péripéties et autres scènes d’action menées par Matou et les siens étant même dépassées par deux retournements qui en constituent l’acmé : on découvre en effet que les gardiens d’UniOrd attendaient – voire ont fomenté eux-mêmes – cette attaque terroriste pour faire « évoluer » l’ordinateur grâce à l’apport et au savoir-faire des « rebelles ».
Grâce aux secrets livrés par son grand-père, Matou ira jusqu’au bout de son voyage insurrectionnel mais découvrira qu’un groupe de personnes, les « programmateurs », se cachent derrière l’ordinateur. Et que, contre toute attente, ce sont eux les vrais dirigeants de ce « monde parfait ». Les programmateurs vivent dans le luxe, entourés de beaux tapis, de tableaux de maîtres, de fauteuils confortables. Ils mangent de la viande, du poisson et des légumes avec des couverts en or, boivent du vin, fument des cigarettes, portent des combinaisons de soie sauf un jour par semaine. Ils bénéficient de tout ce dont les membres sont privés, et justifient cela par le poids écrasant de leurs responsabilités.
N’étant pas obligés de mourir à 62 ans, leur vie est même prolongée par la science au-delà des limites naturelles (ainsi, Wei, âgé de 207 ans, a fait greffer sa tête sur le corps d’un athlète qui s’est sacrifié pour lui). Le vieil homme annonce même à un Matou éberlué que les nouveaux programmateurs vivront indéfiniment grâce aux progrès de la science … Ayant le choix entre mourir ou se joindre à eux pour les aider à gé(né)rer ce monde de soumission, Li RM35M4419 alias Matou va alors entamer le second retournement de ce récit gigogne.
S’il est plus confortable que les décisions soient prises à notre place — car cela est beaucoup moins fatigant et élimine la peur de se tromper –, Matou comprend que la satisfaction et le contentement ne sont pas réellement le bonheur.
Moins manichéen donc qu’il n’y parait au premier abord, et longtemps avant le Matrix des Wachowsky, le roman de Levin, dans la lignée d’autres romans du genre plus célèbres comme L’âge de cristal de Johnson Nolan ou Demain les chiens de Clifford D. Simak, interroge donc l’autonomie relative de tout système au regard de ses détracteurs – ces hérétiques qui sont paradoxalement la raison d’être de toute orthodoxie en place (le texte est contemporain en 1969 des thèses de Herbert Marcuse soutenant dans L’Homme unidimensionnel que le système social s’alimente du dynamisme de ses contestataires pour se maintenir et prospérer).
Dénonçant un monde idéal dirigé par une machine, ou plutôt par une oligarchie insoupçonnée dans le cas présent, The Perfect Day ne pose pas seulement le problème du choix (entre un monde où l’on obéit sans réfléchir mais où l’on dispose du confort et un monde où l’on peut réfléchir mais où l’on meurt de faim et de froid) ; il interroge aussi par sa critique des programmateurs-« tuteurs » les conditions socio-politiques qui permettent à un peuple de sortir de l’hétéronomie et de conquérir sa « majorité » intellectuelle et morale, sur le modèle ce que préconisait en 1784 le philosophe Kant dans sa Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ?
Après tout, notre post-modernité a beau avoir accouché de la soi-disant « fin de l’histoire », à l’heure de la traçabilité généralisée des biens et des personnes, à l’heure des réseaux internationaux de l’information en cercle le libre arbitre est-il si présent et indemne que cela ? Avons-nous pu, en définitive, échapper aux idéologies aliénantes d’antan ?
La fin, ouverte, du roman laisse entrevoir plusieurs hypothèses et soulève encore de nombreuses questions. A quoi, de fait, peut-on renoncer pour être heureux ? Faut-il ou pas sacrifier la liberté au bonheur ? N’est-on pas exposé à être toujours déçu dans la recherche de l’absolu ou de l’idéal ? « Le rêve achevé tuerait le rêve de l’oeuvre » écrit Nietzsche. Et si cet idéal est enfin trouvé, que chercher ensuite ?
La seule chose sûre alors, au milieu du chaos ambiant, est qu’il pleut : manière optimiste, peut-être, par ce phénomène non programmé de souligner que, hors-Uni, la nature (environnementale, humaine) reprend ses droits.
frederic grolleau
Ira Levin, Un bonheur insoutenable, J’ai Lu, traduction (anglais) Sébastien Guillot, novembre 2018, 380 p. — 21, 00 €.
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