Freaks, La Monstrueuse Parade, l’une des œuvres les plus marquantes du cinéma fantastique des années 30, un véritable chef-d’œuvre du 7ème Art.
« L’enfer, c’est les autres »
Le cinéma est intemporel. S’il choque parfois, c’est qu’il ose souvent aborder une dimension ontologique qui nous effraie et nous scandalise, parce qu’il explore et creuse les bas fonds de notre âme humaine, qu’il nous projette dans un miroir où l’on ne veut se regarder. Mais contre notre volonté même, sa véracité captive, subjugue, et malgré nos cris, nos déclamations, sa faculté de créer le spectacle ailleurs, au dehors de la scène, nous survit et triomphe du temps. Sa véracité s’impose alors au sens le plus commun.
Conspué, charcuté, interdit de diffusion pendant près de trente ans, cuisant échec commercial, Freaks, La Monstrueuse Parade de Tod Browning avait bien lors de sa sortie, tous les défauts du monde : un film maudit – un film horrible même ! – d’un petit format (réduit à 64 minutes), qui précipita la fin de la carrière de son auteur, pourtant prolifique (essentiellement dans le cinéma muet des années 20), alcoolique notoire, mais devenu de par son œuvre, un provocateur de l’extrême, un véritable paria aux États-Unis et dans de nombreux pays. Mais oui enfin ! Quid de La Bienséance ? Pourquoi montrer sur pellicule, sans fard et concession, la difformité, ces erreurs de la nature, voire de les honorer ? Ou même a minima, d’oser instaurer une égalité de surface entre ces animaux de foire, ces reclus de la société, nains, cul-de-jatte, femme à barbe, manchot, sœurs siamoises ou autre homme-tronc, et notre normalité bourgeoise bien pensante? Tout à fait impardonnable, voyons ! Out !
82 ans plus tard, Freaks, La Monstrueuse Parade apparaît pourtant non seulement comme l’une des œuvres les plus marquantes du cinéma fantastique des années 30, mais comme un véritable chef-d’œuvre du 7ème Art, créant un consensus d’admiration chez les cinéphiles. Une œuvre quasi testamentaire pour l’auteur de L’Inconnu (1927) ou encore du premier Dracula (1931), mais dont la poésie morbide inspira les plus grands : de Lynch dans Elephant Man, en passant par Tim Burton dans Big Fish, avec les sœurs siamoises chinoises… Jusqu’aux séries actuelles, avec le « Freakshow » d’American Horror Story… Mais à quoi doit-on cette longévité, et surtout ce revirement d’estime?
Le génie de Browning est tout d’abord de prendre son temps avant d’installer le malaise, puis de basculer définitivement dans l’épouvante. Une première partie conséquente de 37 minutes. C’est sans voyeurisme que le début du film nous permet de contempler ces « Freaks » dans leur humanité évidente, simples phénomènes et corps en mouvement, menant tranquillement leur vie quotidienne, toute simple somme toute, près de leurs roulottes : aperçus de jour, en pleine lumière, dans un parc, au repos, ils rampent, courent, discutent joyeusement, jouent, et dansent au soleil ; ils font preuve parfois d’humour et de tendresse ; ils font leur lit, boivent, mangent, fument, se marient, accouchent, observent ce qui se déroule autour d’eux, s’entraident les uns, les autres. Ce sont des êtres du commun. Ils n’appartiennent pas au registre du merveilleux. Nous nous approchons ainsi aux abords de ce cirque de l’étrange, mais nous n’y pénétrons pas. Ce qui est étrange véritablement, c’est la façon dont nous les observons : ils nous font peur, mais nous fascinent malgré nous. Ils sont devenus notre attraction vivante. Le voyeurisme malsain provient de notre regard, de notre jugement, non de l’écran. La première force de cette œuvre sublime, est d’abord de nous interroger sur notre rapport à l’altérité, la perception de soi et de l’autre.
Car au-delà de la répulsion primaire, advient l’empathie. Le réalisateur met en exergue l’humanité évidente de ces personnes, en tant qu’êtres éthiques, et la monstruosité des autres, non pas de corps, mais à l’esprit difforme. Les vrais monstres du film ne sont pas les phénomènes de foire, ici véritables êtres de chair et de sang, mais bien les humains manipulateurs et amoraux. La monstruosité la plus évidente vient donc se dissimuler derrière le masque de la plus apparente normalité physique. Par leur solidarité, ils peuvent donner une belle leçon d’éthique à ceux qui se croient supérieurs et les méprisent : « en offenser un, c’est les offenser tous ».
Mais Browning, ce défenseur des opprimés, ne plonge pas pour autant dans les méandres d’un manichéisme trop facile, ni d’un angélisme niais, même s’ils portent sur ces « freaks » un regard affectif, presque paternel, et les filme avec pudeur (sans gros plan), dans une mise en scène sublime et une esthétique d’une beauté sans pareille. Après le repas de noce, la colère gronde, et le châtiment unanime de ces phénomènes de foire n’en sera pas moins terrible et radical : dans une scène finale mythique d’une beauté indéfinissable, de course-poursuite sous l’orage, la meute ne s’apitoiera pas, et frappera lourdement les coupables.
C’est ainsi que Freaks, La Monstrueuse Parade, outre son message humaniste sur la tolérance et le respect, est aussi une œuvre fantastique, au climat étrange et inquiétant, et particulièrement exigeante, de par son réalisme. Ce récit fort, radical, intelligent est renforcé par la qualité d’interprétation des protagonistes, d’une modernité étonnante : les « freaks » d’abord, qui ne sont pas de vrais acteurs mais qui ont, rappelons-le, été recrutés dans des cirques ou des spectacles forains. Cette dénonciation de la bêtise et de la cruauté humaine est accentuée par l’opposition de nature et de caractère des personnages principaux: si Hans et Frieda, sont des êtres candides, attachants, aux bouilles attendrissantes, et apportent une dimension émotionnelle exceptionnelle à l’ensemble, brillamment interprétés par les nains Harry Earleset Daisy Earles (frères et sœur dans la vie), la longiligne Cléopâtre et le géant Hercule, appartiennent au monde de l’apparence et représentent la grande parade des vices de l’humanité : cupidité, jalousie, cruauté, et haine meurtrière, interprétés par de vrais acteurs, respectivement Olga Baclanova et Henry Victor.
Oui, Tod Browning, ce visionnaire, ose poser la question de la véritable monstruosité, et transforme avec brio cette fantaisie clownesque en fable fantastique et philosophique. Le réalisateur n’épargne personne, même le spectateur, et démontre qu’au-delà de l’ordre sensible, la nature profonde fait de ces « freaks » des êtres humains à part entière avec leurs vertus, leurs faiblesses et leurs bassesses, comme tout un chacun. La ronde joyeuse dans la clairière installe d’abord un climat serein et la figure maternelle, Mme Tetrallini les présente comme ses enfants, mais aussi les enfants de Dieu. « L’enfer, c’est(toujours) les autres », pense t-on souvent, mais au fond si l’enfer, c’était nous ? Notre monde superficiel ? Notre regard sur autrui? Et nos jugements de façade?
Comme l’annonce le prologue : « Jamais plus une telle histoire ne pourra être filmée ». Fort possible ! Profitons donc de cette œuvre d’exception, authentique, d’une si grande finesse de réalisation, qui transcende nos non-dits et nos peurs les plus primaires.
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Freaks (La Monstrueuse Parade) : Bande annonce
Freaks, La Monstrueuse Parade : Fiche technique
source : https://www.lemagducine.fr/films-classique/freaks-la-monstrueuse-parade-un-film-de-tod-browning-critique-23934/
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