Elephant Man, deuxième long-métrage deDavid Lynch, est souvent considéré comme son premier film “classique”… ce qui est vrai et faux à la fois. Engagé par un Mel Brooks enthousiaste après avoir visionné Eraserhead (comme quoi !), le cinéaste s’est retrouvé pour la première fois à la tête d’un film dont il n’était pas l’initiateur… et avec des moyens bien plus importants. Basé sur une histoire vraie, le projet pourrait sur le papier être un pur film de studio très dramatique et plein de bons sentiments comme Hollywood les aime. Et c’est en partie l’image que certains peuvent avoir d’Elephant Man, y compris certains admirateurs de Lynch, qui estiment parfois que le monsieur a trop voulu se fondre dans un moule imposé pour faire ses preuves… un reproche qui est, je le pense, infondé.
Certes, il y a dans Elephant Man ce que l’on pourrait nommer, de manière assez convenue, un certain classicisme : le film a été filmé dans un noir et blanc superbe, l’image est léchée, il n’y a pas de mouvements de caméra ou de montage anti conventionnel comme ça pouvait être le cas dans Eraserhead, la narration est linéaire (ce qui deviendra de plus en plus rare chez Lynch au fil du temps), le sujet est propre à émouvoir… Mais pourquoi cela devrait-il forcément vouloir dire que Lynch s’est contenu ou simplement que le film manque d’audace ?
Après tout, si Lynch avait voulu mettre du bizarre histoire de faire bizarre et de paraître anti conventionnel, cela aurait été le signe qu’il voulait à tout prix faire ses preuves en se mettant en avant. Or, le leitmotiv du cinéaste, même dans ses films les plus barrés, a toujours été de se placer en retrait de son œuvre pour que celle-ci puisse vivre indépendamment de lui, se développer et ainsi rencontrer son public. “Le pinceau est un objet totalement artificiel qui produit de toutes petites lignes. Mais dès qu’on donne des tas de coups de pinceau, tout devient très différent. Ce n’est plus la peinture qui parle, mais beaucoup trop le peintre”, avait-il ainsi déclaré à Chris Rodley dans le livre David Lynch : Entretiens (pp.17-18). Et on sent bien qu’avec Elephant Man, Lynchsouhaitait se mettre au service de l’histoire, qu’on perd parfois de vue dans ses films les plus distinctifs, qui adoptent la forme de rêves par leurs constants allers-retours dans le temps, la manière dont images et motifs se répondent à l’infini…
Hypnose et magie du cinéma
Cependant, le cinéaste ne s’est pas effacé pour autant, loin s’en faut, et bien des éléments distinguent Elephant Man d’un film hollywoodien classique et en font un film lynchien à part entière , bien qu’un peu en marge, dans sa filmographie, par sa linéarité. Il y a ainsi cette sublime et très onirique séquence d’ouverture où les sons et la musique sont bien typiques de Lynchl’excentrique : il s’agit d’une évocation de la conception fantasmée de John Merrick, « l’Homme Éléphant », où des gros plans sur l’unique portrait que le jeune homme possède de sa mère s’enchaînent à des images de fumée (autre motif récurrent de Lynch), d’éléphants, le tout dans un ralenti saccadé, avec des percussions répétitives imitant le pas des pachydermes, une nappe sonore diffuse et menaçante résonnant en continu…
Après cette séquence d’ouverture clairement hypnotique, le premier plan “réaliste” qui ouvre Elephant Man (1980) se situe dans une fête foraine où nous pouvons voir accrochés au mur noir d’un stand appartenant vraisemblablement à un hypnotiseur, des disques où sont dessinées des spirales noires et blanches, lesquelles provoquent un effet d’optique hypnotique puisqu’ils tournent en continu. De dos, un chapeau haut-de-forme sur la tête, se tient le Dr. Treves (Anthony Hopkins). Il se retourne soudain et semble fixer la caméra des yeux (pour hypnotiser les spectateurs ?) avant de se diriger vers un autre stand en fendant la foule. C’est donc Treves, un médecin, qui nous fait entrer dans l’univers du film et nous y guide, en quelque sorte, de sorte qu’on peut le voir clairement ici comme un double du cinéaste, lequel pourrait s’apparenter à un hypnotiseur puisque c’est lui qui nous ouvre la porte de l’univers du film et nous y guide sans que nous puissions avoir de recul.
Ce parallèle entre hypnose et cinéma évoqué dans Elephant Man est d’autant plus frappant en ce début de film que le cinéma, à ses débuts, était considéré comme un art forain. Il n’était pas rare que lors des foires, comme le remarque François Jost(Cité par Raymond Bellour, Le corps du cinéma : hypnoses, émotions et animalités, Paris, Editions P.O.L., 2009, pp. 45-46), on place un numéro de voyance (laquelle possédait le même aspect « magique » et spectaculaire que l’hypnose) ou d’hypnose entre deux films. L’auteur souligne notamment qu’au théâtre Bénévol à Paris, le professeur Du Laar présentait le rêve de Pygmalion avec un projecteur cinématographique. « Dans un tel contexte », écrit-il, « on peut se demander si le cinéaste n’a pas pris la place de la voyante. »(Ibid) La voyante ou médium qui est une figure privilégiée du cinéma et de David Lynch (Twin Peaks,Mulholland Drive, etc.)…
Elephant Man se pose ainsi de manière assez claire comme un hommage au pouvoir d’envoûtement du cinéma, déjà encensé par les surréalistes en leur temps : par le défilement de la bobine qui anime des photogrammes figés, la projection nous plonge dans un état intermédiaire, entre conscience et inconscience, qui est le propre de l’hypnose, pratique dont on se rend compte qu’elle fascine Lynch quand on regarde attentivement ses films.
Il rend ainsi hommage à la naissance du cinéma et aux diverses formes d’art qui l’ont précédé : le théâtre bien sûr mais aussi les ombres chinoises, dont on a une évocation lors de la scène glaçante où le Dr. Treves montre John Merrick (impressionnant John Hurt) à une assemblée de médecins et scientifiques et qu’on ne voit tout d’abord que l’ombre de sa silhouette derrière le rideau. Le cinéma muet est bien évidemment à l’honneur par le somptueux noir et blanc de l’image et, à cause du sujet, on pense bien évidemment à Freaks : La Monstrueuse Parade (1932) de Tod Browning, qui mettait en scène de vrais « monstres » de foire.
Une histoire traitée avec finesse
L’histoire de John Merrick en elle-même est traitée avec beaucoup de finesse et de pudeur malgré un sujet très dramatique qui aurait pu tendre la perche à un pathos bien lacrymal. Or, ce n’est pas le cas ici, même si je sais que certains ne partagent pas forcément cet avis. C’est peut-être une question de sensibilité et de ressenti personnel là encore qui peut faire qu’on trouve le film tire larmes, mais j’aurais plutôt tendance à penser que c’est plus le sujet du film lui-même qui en est la cause que le traitement qu’en fait David Lynch.
Oui, on plaint en effet John Merrick, cet homme monstrueux au grand cœur et on s’émeut (tout comme les personnages) de son sort mais il n’y a aucune surenchère et la progression du film de ce côté-là se fait par paliers successifs. On commence d’abord par suivre exclusivement le Dr. Treves et pendant un long moment on ne voit pas directement Merrick, dont la présence et l’apparence est suggérée par les réactions des gens autour de lui. Il y a une attente autour du dévoilement de son aspect monstrueux et une certaine distance pendant toute cette partie, qui correspond à la distance scientifique du chirurgien, qui ne voit au départ le jeune homme que comme un fantastique sujet d’études, un miracle de la nature et non comme un être humain.
Dès lors qu’il a ôté sa cagoule dans sa chambre d’hôpital et que Treves commence à établir un contact humain avec lui, cette distance n’a plus lieu d’être et heureusement, en fin de compte, que Lynch n’a pas gardé la même distance tout au long du film, car n’aurait-il pas, alors, considéré Merrick de manière purement scientifique d’un bout à l’autre, alors que le film lui-même montre l’évolution progressive du regard posé sur l’Homme Eléphant, monstre de la nature, sujet d’études puis finalement être humain ? Montrer l’humanité d’un être à l’apparence monstrueuse n’est pas une approche nouvelle et peut certes paraître conventionnel, mais en même temps, être considéré comme un individu a été le combat de la vie de John Merrick et il semble difficile d’éviter le propos. Lynch semble d’ailleurs assez prudent avec le sujet et n’en rajoute (à mon sens) jamais, même si le jeune homme est très gentil et très naïf, ce qui rend d’autant plus cruel le comportement souvent intéressé des personnes qui l’entourent et qu’il ne parvient pas à décoder, habitué qu’il est à être traité comme un animal.
Théâtre de cruautés
Et c’est là l’aspect le plus ambigu du film, qui vient mettre une certaine distance là où un autre cinéaste aurait pu rester dans une émotion premier degré. En effet, John Merrick vit la majeure partie de sa vie en esclavage, exhibé dans une foire par un homme sans scrupules, mais lorsque Treves l’amène à l’hôpital et le libère de son geôlier, on a tôt fait de s’apercevoir qu’il n’a fait que changer de cage. Certes, il est traité avec compassion et humanité mais le chirurgien s’empresse de l’exhiber lui aussi lors d’une conférence scientifique et gagne sa renommée grâce à la difformité de ce patient exceptionnel. Les bourgeois veulent à tout prix le rencontrer dès que la rencontre entre Merrick et une célèbre actrice de théâtre est rendue publique et il devient ainsi de nouveau une attraction ambulante, sans même qu’il s’en rende compte, ce que l’infirmière en chef s’empressera de reprocher à Treves, qui prend conscience de l’ambiguïté de son attitude sans parvenir à démêler ses sentiments.
Même la célèbre comédienne Mrs. Kendal (Anne Bancroft), qui se montre d’une grande gentillesse envers lui, n’est peut-être pas complètement désintéressée : si elle recherche sa compagnie après avoir lu dans un journal qu’il était en fait d’un esprit raffiné, n’est-ce pas justement par vanité ? De celle qui peut pousser des artistes bien intentionnés à s’afficher avec des personnes “spéciales” ou simplement anticonformistes pour se sentir elles aussi uniques ?
Cette ambiguïté sous-jacente répond à la cruauté manifeste du “propriétaire” de Merrick ou du veilleur de nuit, qui organise de manière clandestine des tours de la chambre à des quidams venus s’offrir une belle frayeur et se moquer du “monstre”.
La compassion et le lien réel qui se noue entre Merrick et Treves, son épouse, Mrs Kendal ou l’infirmière qu’il avait d’abord effrayée est ainsi toujours contrebalancée par cette cruauté qui ne disparaît jamais tout à fait. L’important pour Merrick est d’être enfin reconnu par ses pairs et à la fin, c’est ce qu’il a l’impression d’avoir achevé, lorsqu’il se rend pour la première fois au théâtre et qu’il est applaudi par le public comme un prince, même si cela fait de lui, encore et toujours, « le clou du spectacle ».
Une thématique bel et bien lynchienne
La fin du film est très émouvante tout en étant très simple, sans jouer le gros drame, même si l’ “Adagio pour cordes” de Samuel Barber invite indubitablement à l’émotion. Si Merrick, à, la fin, ne peut que mourir, il ne faut pas oublier que Lynch a une vision de la mort assez singulière dans ses films : même lorsque ses héros meurent, la mort n’apparaît jamais comme une fin… Laura Palmer, la défunte Reine de Beauté de Twin Peaks, est omniprésente et ne disparaît jamais tout à fait, semblant s’incarner en d’autres personnages et dans le souffle du vent, avant d’être ressuscitée et mise à mort sous nos yeux dans le prequelTwin Peaks : Fire Walk With Me ; dans Lost Highway ou Mulholland Drive, la structure cyclique des films, avec ses constants allers-retours dans le temps et l’esprit des personnages, fait que les protagonistes passent constamment de la vie à la mort et ne meurent jamais vraiment (d’autant plus que les cadavres des héros ne sont jamais montrés directement)… Interrogé par Chris Rodley sur la mort et la réalité, Lynch avait d’ailleurs déclaré que mourir, c’est peut-être aller se coucher, rêver pendant un moment indéfini avant de se réveiller.
En cela, thématiquement, Elephant Man est bien un film de David Lynch, mais qui traite ses obsessions de manière inversée : le cinéaste ne se contente pas ici de révéler la monstruosité latente derrière une apparente normalité mais révèle l’humanité d’un monstre de foire sans jamais exclure, cependant, la cruauté et l’hypocrisie monstrueuse du peuple comme de la “bonne société” (ce qui était également l’obsession de la photographe américaine Diane Arbus). Un film classique dans l’œuvre de Lynch si on le compare à Eraserhead, Blue Velvet, Lost Highway, Mulholland Drive, etc. mais d’une grande force et néanmoins parcouru de séquences et plans oniriques très justement dosés (plus aurait été trop je pense, une fois n’est pas coutume) qui lui confèrent un caractère unique. A découvrir ou redécouvrir.
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