J’aime pas le rap, moi.
C’est le rap qui m’aime.
Youssoupha, « On se connaît »
n
N’y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance,
qui me met en l’esprit ces pensées ?
Cela n’est pas nécessaire ;
car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même.
René Descartes, Méditations métaphysiques
« Cogito ergo sum », « je pense donc je suis[1] ». Le rap egotrip est une sorte très spéciale d’ego cogito trip, de cogito ergo sum de Descartes. Il est, dans un premier temps, affirmation du « je », du sujet pensant-rappant. Entre singularité individualiste et esprit universel, nous ne savons pas exactement quel est le degré d’égoïsme et d’égocentrisme de ce « je » ni, à l’inverse, son degré d’extension dans l’ordre de l’humain. Cette difficulté vaut pour Descartes, qui revendique son moi comme général, mais à qui l’on a reproché d’avoir, par le cogito, posé les bases de l’individu bourgeois tourné vers lui-même. Elle vaut pour tout texte rap egotrip, puisque initialement sa finalité est de provoquer la flatterie de sa propre personne par la promotion de ses propres performances. Mais le second degré est la règle et le procédé court toujours le risque de la polémique, du contre-argument, de la dispute et du clash, tout comme Descartes a reçu ses objections auxquelles il a fourni ses réponses. Certes, la querelle Booba/La Fouine est bien en-dessous du débat entre Descartes et Hobbes… S’il fallait situer son niveau, les polémiques entre hommes politiques, les clashes entre boxeurs des années 1980 ou encore la fameuse question « Beatles ou Rolling Stones ? » seraient de bons critères. L’humain est fait pour la dispute.
Le rap egotrip passe, dans la vie de son courant comme dans celle de ses représentants, d’un exercice de clashes improvisés à l’élaboration d’un système. Disons que c’est là le parcours naturel du rappeur qui commence rituellement par des battles à coup de punchlines, pour s’imposer dans la discipline, recevoir l’adhésion du milieu ; puis, reconnu, il construit son œuvre. Du gymnase au label. De l’oral à l’écrit. De la rue à la méditation. De Socrate à Descartes. Egotrip : « The arrogant voice of musical truth » (la voix arrogante de la vérité musicale), comme le prônait le magazine américain du même nom, érigeant la formule « ego trip » en « egotrip » et, ainsi, l’instituant dans le rap. Autoproclamation du genre rap comme le meilleur des genres de la musique, autoproclamation de soi comme le meilleur dans le meilleur des genres. Délire d’autosatisfaction. En philosophie, Hegel ne se comportait pas de manière moins arrogante en faisant de la culture de son époque et de son pays la forme achevée de toute culture humaine, et de la philosophie la forme achevée de toute culture, enfin, de lui-même, la forme achevée de la philosophie… C’est dit autrement, mais le contenu et l’intention sont les mêmes : je suis le meilleur. Si le rap est beaucoup plus intelligent qu’on ne le prétend parfois, cette comparaison et cette équivalence de contenu sensé et de préjugés critiquables entre la philosophie et le rap signifient aussi que, le rap étant parfois en dessous de son niveau, la philosophie suit allégrement le mouvement. Dans les deux cas, l’on se veut leader incontestable, illustre, magnifique, napoléonien. Aux antipodes du moi haïssable de Pascal.
Le rap, l’expression d’une sous-culture d’ignares ? Pour Descartes, le moi pensant s’établit sur les fondements d’un esprit perturbé, perdu, qui ne sait rien et doute de tout, ne sait même pas s’il est ou non en train de rêver, s’il est ou non fou. Très bien… cela convient à l’esprit rap. Et placer le « je » rappant dans l’ordre de l’ignorance va avec le parcours de Descartes. On répondra probablement que l’ignorance cartésienne est provisoire, car la certitude du moi pensant vient rompre cette ignorance. Certes, le principe vaut pour le moi rappant. En admettant qu’il ne sache rien, il se sait cependant lui-même. Et de l’ego, de la conscience de soi, se construit un savoir. Ce savoir est philosophique. Mais il peut être également rap. Impertinent, le rap ? Impertinent Descartes qui prétend, au-delà des dogmes de l’Église instituée, pouvoir par lui-même trouver une vérité. Le rap constitue aujourd’hui l’une des formes actuelles du cogito cartésien, l’affirmation de l’autonomie du moi pensant, certitudes de soi tirées du chaos mental que l’épreuve du doute radical a pu exciter. Quand on doute de tout, des institutions, d’autrui, de la société, de ses propres espoirs, il ne reste plus que le moi, le seul être que l’on puisse faire grossir et applaudir. Le reste viendra ou reviendra après, peut-être. Pour l’heure, la dimension esthétique est secondaire. Il s’agit d’abord, non pas d’être beau, mais d’être tout court. D’assurer la survie de l’esprit en se présentant comme un être premier. Un face-à-face… avec soi-même : « Ramène un miroir que je trouve un adversaire[2] ». Disons un sparring-partner de la pensée et de la parole.
Qu’est, de l’ego, le trip en question ? Un voyage mental, une excursion en soi, un délire ? L’egotrip, qu’il se manifeste par le rap ou toute autre activité de l’art, relève de l’expérience de soi. Le premier egotrip de l’histoire humaine est philosophique : c’est bien le cogito cartésien. La conscience de soi originelle. Le fait que le premier objet de la conscience soit la conscience. La conscience de soi rap constitue une manifestation complémentaire, historiquement majeure, de la conscience de soi universelle. Si le « je » cartésien est universel, en toute logique, il se décline dans des formes particulières et pertinentes.
Par exemple, pour Hegel, l’art est notamment conçu comme forme privilégiée de la manifestation de la conscience de soi : je me reconnais à travers ce que je crée, les mots étant l’objectivation chez le sujet de son intériorité, son extériorisation manifeste. Mais les esprits conservateurs n’aiment pas que l’on fasse entrer dans des genres reconnus des formes nouvelles de la culture. Et les esprits rebelles n’aiment pas qu’on les enferme dans des catégories déjà existantes. N’en déplaise aux détracteurs du rap : le rap est un art. N’en déplaise aux rappeurs : le rap est un art. Il tire sa reconnaissance de cette catégorie de l’art. Et l’art, avec la philosophie, est la pratique de la conscience de soi. Mais, en tant qu’art, qu’est-ce que le rap a de si particulier ? La manifestation de sa conscience de soi y est puissance, imposante, indiscrète, elle fait peur. Elle a une grosse voix. On ne comprend pas tous ses mots. Elle se ponctue de gros coups bruts. Pour IAM, le rap est « nourri aux grosses caisses, au clap, faut que ça frappe[3] ». Car sa musique, c’est-à-dire son support, ne s’éveille pas dans une angoisse sans objet, elle n’est pas attirée par un idéal esthétique, mais est poussée par un besoin, avançant dans des codes qui modèlent son exception. Elle ne se déploie pas dans les beaux jardins secrets de l’artiste. Elle explose dans des rues sombres et sales où règnent tous les dangers et l’odeur de l’urine. Elle « clashe » d’emblée dans l’improvisation publique. Elle éclate dans l’immédiateté. Elle est une série d’étincelles dans la vraie nuit. Cette immédiateté sensible qui – nous retrouvons Hegel – constitue le principe de la sensibilité, c’est-à-dire la première des formes de la conscience, la conscience sensible, conscience du sensible et de son soi sensible. Le « ceci » est le donné, l’imposé, avant le construit, ce qu’il va falloir dépasser, comme une initiation, c’est-à-dire contact primitif et authentique avec le monde physique, la voix d’autrui, son corps, dont je suppose qu’il porte et est porté, tout comme pour moi, par une conscience de soi. « Ceci » est ma voix et « ceci » est aussi ce que le moi pointe du doigt, son objet, l’autre, mais à travers son anéantissement, la conscience de soi altérée. Puisque je suis la thèse, alors tu es l’antithèse qui ose vouloir s’affronter à moi par les mots et par le simple fait d’exister, l’antithèse qui ose en se présentant à moi risquer la mort sociale, la honte de perdre, de se voir symboliquement nié. Je veux « ceci » signifie : je me veux à travers une domination et une victoire sur toi. Le « ceci » hégélien du rap fait du clasheur un être de talent possédant la capacité spontanée, c’est-à-dire sensible et intelligible à la fois, de se battre par le langage. Une capacité enviée… Certes, le langage du rap egotrip est parfois stéréotypé : il faut bien montrer patte blanche, donner les codes et, quand l’inspiration de l’instant vient à manquer, continuer à dire quelque chose, éviter de choker. Il faut continuer à dire pour ne pas être tué, comme Schéhérazade. Tout discours, celui de la philosophie, celui de poésie, celui de la science ou celui de la politique, fortement composé d’éléments de langage, est ainsi fait.
Aussi, dire de l’egotrip du rap qu’il naît dans l’ego cogito et se développe dans la création artistique revient-il philosophiquement à admettre qu’il se poursuit dans une lutte à mort. Dans Rock’n philo, j’avais déjà expliqué, par une parenthèse rap dans un ouvrage consacré à l’intérêt philosophique du rock – et montrant du même coup que les arts actuels ne sont pas si cloisonnés qu’on pourrait le penser –, comment la battle finale d’Eminem dans 8 Mile constituait une expression de la dialectique hégélienne, lutte à mort symbolique, véritable tuerie sociale. Le final contre Papa Doc donne la main à B-Rabbit. Celui procède en trois temps à la suite, trois fois trente secondes : 1° il s’affirme en recueillant l’adhésion du public et en réussissant à tuer symboliquement l’adversaire ; 2° se lançant dans une autocritique destinée à faire sienne la négation de lui-même que Papa Doc aurait pu entreprendre, il coupe l’herbe sous le pied de ce dernier, il l’anéantit en lui dérobant sa négation – l’adversaire n’aura rien à répondre ; 3° il nie la négation en révélant qui est vraiment Papa Doc : un petit-bourgeois fils à papa ! Pour Hegel, la reconnaissance du moi à travers sa propre œuvre artistique ne suffit pas à apporter une gratitude à la hauteur de la demande de l’ego. L’autre doit être là et le rap avance dans un sens opposé : d’abord il aspire à la reconnaissance du moi dans le conflit, dans la battle ; une fois la gratitude du public gagnée se poursuit alors une recherche de reconnaissance par l’œuvre préméditée, l’album, la quête du disque d’or. C’est pour cette raison que le disque d’or, qui n’a pas attendu le rap pour exister, en constitue cependant un thème majeur du genre, pour ne pas dire un thème rituellement imposé. C’est une étape cruciale du rap : c’est, non plus simplement l’œuvre d’art par laquelle je me connais, mais le symbole social de mon œuvre d’art par laquelle tu me reconnais.
Francis Métivier, Rap’nPhilo, éd. Le Passeur, 2014.
[1] René Descartes, Discours de la méthode, 4.
[2] Rohff, « Dans tes yeux », album La Cuenta.
[3] IAM, « Un bon son brut pour les truands », album L’École du micro d’argent.
source : http://iphilo.fr/2014/05/28/rapn-philo-descartes-et-le-rap-ego-cogito/
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