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"Buffylosophie (contre les vampires)"

Publié le 3 Décembre 2018, 09:33am

Catégories : #Philo (Notions)

"Buffylosophie (contre les vampires)"

Connaissez-vous Buffy, héroïne d’un célèbre feuilleton télé pour ados… et midinettes ? Ne jugez pas trop vite : en juin dernier, la crème de la recherche universitaire a consacré un colloque à cette justicière cathodique. Au menu, conférences sur la jeunesse, les femmes, la violence… et les aventures d’une tueuse de monstres nocturnes.

C’est un casting de choc pour une discussion de cour de récré. Des chercheurs en sciences humaines, dont certaines stars académiques, ont présenté leurs réflexions sur la série américaine Buffy contre les vampires, le 26 juin 2009 à la Cité internationale universitaire de Paris. Ce matin-là, sur les grilles du 47, boulevard Jourdan, la philosophe Sandra Laugier scotche un itinéraire vers ce séminaire consacré à une bimbo blonde du petit écran : il se déroule au fond à gauche, dans la résidence Lucien-Paye. Sur le palier, quelques intervenants sont déjà là. Le philosophe Jocelyn Benoist et l’écrivain Tristan Garcia discutent des coups de pieu et autres prises de taekwondo de l’héroïne ; la sociologue Barbara Olszewska s’assure que l’écran fonctionne bien dans la salle de conférence – elle tient en effet à diffuser les extraits d’un épisode ; le chercheur américain Jeroen Gerrits arrive tout spécialement des États-Unis, où les Buffy studies ont davantage la cote qu’en France. 

Cette pom-pom girl sexy se mue en tueuse qui botte les fesses de suceurs de sang deux fois plus gros qu'elle.

Dans le hall d’entrée, deux étudiantes en philosophie parlent aussi de Buffy. Pauline, qui hésite entre le doctorat, l’agrégation et le Capes, connaît mal la série. Mais elle est curieuse de savoir ce qui sera dit de l’adolescence, de l’interdit et de la sexualité, surtout par d’aussi brillants orateurs. « J’ai d’abord cru à un canular quand j’ai vu la liste des noms. Mais c’est bien, ça montre que la philosophie peut parler de tout. » Élodie, doctorante, confesse avoir tous les DVD et vu quinze fois chaque épisode. « C’est une série paradoxale, qui renverse toutes les thèses », affirme-t-elle. Par exemple, « l’héroïne est une lycéenne sexy qui botte les fesses de vampires agressifs et deux fois plus gros qu’elle ». Elle ajoute que la recherche d’un langage dans les dialogues est « très poussée » et qu’il faut fuir à tout prix la version française. Bien vu : tous ces thèmes feront l’objet de savantes interventions dans la journée.

Un symbole du passage à l’âge adulte ?

Comme tout colloque, celui-ci commence en retard. Il est 9 h 30 quand une quarantaine de curieux s’installent dans « la salle africaine », comme on l’appelle officieusement. « Je n’ai jamais vu un épisode, avoue en guise d’introduction le directeur de la résidence, Marc Cerisuelo. Mais je me réjouis de l’enthousiasme de nos chercheurs pour les séries. » Petit rappel : Buffy contre les vampires raconte les tribulations d’une pom-pom girl née pour tuer les suceurs de sang dans une petite ville située sur la bouche de l’enfer ; elle bénéficie d’une force physique surhumaine – quoiqu’elle soit fragile, comme toute adolescente. La sociologue Barbara Olszewska, qui inaugure cette journée, justifie d’emblée sa démarche. « L’étude de ces sujets peu sérieux conduit à des sujets plus sérieux : le fantastique, un univers, des personnages, un voyage… »

Et c’est parti pour huit heures de conférence sur Buffy. Chacun projette ou redécouvre ses thèses chez ce personnage intermédiaire entre l’enfance et l’age adulte, le normal et le pathologique, l’ordinaire et le fantastique, le niais et le philosophique. Le thème de l’adolescence occupe presque toute la matinée. Extraits de l’épisode « Sans défense » à l’appui, Barbara Olszewska montre que l’entrée dans l’age adulte passe par la remise en cause des institutions : un membre du conseil chargé de surveiller Buffy est contraint d’imposer à la jeune fille une épreuve susceptible de la tuer, bien qu’il soit aussi son ami et confident. « Ce protecteur apparaît dès lors comme un simple exécutant »,explique la sociologue, qui décèle une critique tacite d’une tradition politique américaine de soumission à un ordre établi. Le spécialiste de psychologie et d’esthétique Thierry Jandrok renchérit : Buffy est déchirée entre sa vie de jeune fille et un destin qui la contraint à devenir autre chose – une tueuse de vampires, en l’occurrence. « Et cette lutte, déduit-il en ménageant un temps de suspens, c’est l’adolescence. » Il ose enfin une expression attendue, pressentie, mais jusque-là passée sous silence, « la dogmatique buffyienne » :« C’est une vision judéo-chrétienne de la vie, selon laquelle c’est en souffrant que l’on grandit. »

Une figure virile sous les traits de Barbie

L’après-midi, les gender studies dominent une partie des interventions. Spécialiste en la matière, Elsa Dorlin s’intéresse à cette « poupée Barbie » qui prend du plaisir à faire usage de la violence. « C’est une représentation paradoxale. Elle inflige ce que communément elle devrait subir. » La philosophe analyse ce renversement des rôles et questionne cette « figure virile derrière l’apparence ». Maître de conférences au Conservatoire national des arts et métiers, Pascale Molinier revient à la charge en analysant les représentations perverses de la sexualité dans la série – « perverses au sens freudien », précise-t-elle. « Buffy pulvérise la figure de l’hétérosexualité straight. […] Le seul être avec qui elle sort est un vampire ; c’est du masculin non humain, mais ça n’est pas un garçon ! » S’appuyant sur la dangerosité des rapports sexuels avec ce type de créatures, la psychologue retrouve là « quelque chose qui est de l’ordre de la maman et la putain chez Freud ».

Les études américaines décrivent tour à tour la série comme marxiste, libérale, platonicienne, nietzschéenne... 

Bien d’autres thèmes seront abordés au cours de cette journée. Le philosophe Jocelyn Benoist fait une intervention remarquée sur le langage. S’appuyant sur l’épisode « Un silence de mort », dans lequel les personnages perdent l’usage de la parole, il a cherché « comment reconstruire un cadre standardisé de communication » à cette condition. Il évoque l’expérience pour laquelle on n’a pas de mots et s’interroge sur « la possibilité d’extérioriser le langage ». Un extrait montre les protagonistes utilisant un rétroprojecteur et des mimes pour communiquer. L’expression corporelle montre ses limites : Buffy donne un coup de pieu imaginaire et délibérément équivoque, et le public éclate de rire. « L’épisode et le problème se résolvent quand Buffy est capable de pousser un cri de détresse, conclut Jocelyn Benoist, qui embraye sur un paradoxe. Quand les personnages parviennent enfin à se parler, ils se retrouvent dans une situation gênante : ils ne savent plus quoi dire. »

Le mot de la fin revient à Sylvie Allouche, qui travaille sur les apports éventuels de la science-fiction à la philosophie. Bien qu’elle aime les épisodes, son intervention détruit l’idée même de ce colloque : si un séminaire sur Buffy a le mérite de « déplacer la notion d’intérêt philosophique », cette série n’apporte rien, selon elle, car il est impossible de prendre cet univers de « carton-pâte »au sérieux – « le “buffyverse” n’est pas réaliste ». Elle critique sévèrement les livres américains de philosophie sur Buffy, qui décrivent tour à tour la série comme « marxiste, libérale, platonicienne, nietzschéenne, féministe », etc. Pendant ce temps, dans les rangs, Tristan Garcia glisse discrètement une cassette vidéo à Jocelyn Benoist avant de partir : il s’agit d’épisodes du feuilleton à succès Dr House. Une nouvelle journée de conférences est peut-être en préparation ? À moins que cela ne soit juste pour le plaisir.

FABIEN TRÉCOURT

source: 
https://www.philomag.com/lepoque/reportage/buffylosophie-contre-les-vampires-3307

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