extrait de l'ouverture du film (3mn49 )avec la musique This is the end des Doors
Affiche d’Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979)
A la fois, Vietnam-movie et (très) libre adaptation du roman de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres (1899), Apocalypse Now (1979) est un mythe. Celui-ci tient très largement à la très difficile mise au jour de ce film-événement. Le tournage (bien relaté dans le making-of Hearts of Darkness), complètement fou, fut une épreuve de tous les instants pour Francis Ford Coppola qui dut notamment composer avec un Marlon Brando trop gros et un Dennis Hopper camé à mort et se prenant pour Dieu. Ensuite, muni de ses bandes, Coppola devait rejoindre la Croisette, achever, dans l’urgence, le montage du film (avant qu’une seconde version plus longue d’une quarantaine de minutes – Apocalypse Now Redux – ne soit proposée vingt-deux ans plus tard) et quérir (après Conversation secrète en 1974) une seconde palme d’or fort méritée (en 2004, Wong Kar Wai devait connaître à peu près les mêmes aventures avec le sublime 2046 mais la récompense suprême ne fut pas cette fois au rendez-vous – malheureusement). Tout cela est désormais bien connu mais ne nous semble pas ressortir de la simple anecdote, fut-elle très intéressante. En effet, Apocalypse Now figure, à nos yeux, l’absolu chef-d’œuvre de celui qui est – il l’a encore récemment prouvé avec Tetro (2009) – le plus grand réalisateur américain depuis Stanley Kubrick. Or, ce film, nous semble-t-il, et ses délirantes conditions de réalisation tendraient à l’expliquer, a échappé, à tout le moins partiellement, à son auteur au point que son cinéma en sorte comme dépassé. Dans ces conditions, il est difficile d’approcher une telle œuvre. Tentons tout de même de le faire quelque peu.
Sommaire actif
a.Séquences-chocs et calme trompeur
b.Remontée du fleuve et descente aux enfers
c.Vers le néant et au-delà
a.Séquences-chocs et calme trompeur
L’attaque des hélicoptères du lieutenant-colonel Kilgore (Robert Duvall)
D’Apocalypse Now, on retient prioritairement quelques séquences-chocs. Il est vrai que celles-ci s’insèrent sans peine parmi les plus marquantes de l’histoire du cinéma et constituent le sommet du cinéma-opéra (que l’on retrouve dans la série des Parrain – 1972, 1974 et 1990 – ou Dracula – 1992) de Francis Ford Coppola. Il y a, bien sûr, au début du film l’attaque, sur fond de musique wagnérienne, d’un paisible village vietnamien par l’escadrille d’hélicoptères menée par le lieutenant-colonel Kilgore (Robert Duvall). Beauté des appareils volant à travers le ciel. Horrible explosion de violence. Dépravation et sublimation de La Chevauchée des Walkyries par un Coppola qui utilise là toutes les potentialités du son. Un pur moment de cinéma au cours duquel le spectateur, impuissant, entretient des sentiments confus et ambivalents, s’interrogeant sur le plaisir qu’il ne manque de prendre à la mise en scène de ce carnage transformé en spectacle grandiose. Il y a aussi, après la lente remontée du fleuve et l’arrivée au cœur de la jungle, la confrontation tant attendue entre le capitaine Willard (Martin Sheen) et le colonel Kurtz (Marlon Brando). Lors d’un terrifiant huis-clos, le premier, que nous accompagnons depuis l’ouverture du film, rencontre enfin celui que ses supérieurs lui ont dit de tuer. Les légendes de Kurtz et de celui qui l’incarne (énorme donc, chauve et filmé à contre-jour) se confondent. Puis il y aura la mise à mort de Kurtz, montée en parallèle avec celle d’un animal, alors que résonne (comme au début du film) The End des Doors. Le voyage, dont on sait trop où il nous a menés, prend fin et ne restent que ces mots qui retentissent en voix-off : « Horror ! Horror ! ». Nul ne peut oublier ces différents moments et images et sons se gravent, pour l’éternité, dans notre cortex.
Le carnage provoqué par les hélicoptères
Cela fait déjà beaucoup mais ce n’est pas tout. Il ne faut pas s’arrêter à ces seuls instants de bravoure, tout le reste étant également superbe et envoûtant. Ainsi, dans les interstices qui relient deux moments d’explosion, Coppola fait découvrir la nature soit le fleuve, la jungle et le ciel (de jour ou de nuit). Et elle apparaît d’une beauté à couper le souffle, magnifiée par de parfaits éclairages (la photographie est due à Vittorio Storaro). Et au milieu de cette nature, aussi luxuriante qu’inquiétante (d’où l’aspect claustrophobe, les repères se perdant progressivement, que revêt un espace pourtant immense), règne un calme trompeur, appelé à être, à tout moment, rompu. Par la folie des hommes et celle de la guerre (qui s’additionnent pour, peut-être, se rejoindre), il le sera à de multiples reprises. Aussi, dominent en maîtresse, dans Apocalypse Now, une tension et une permanente dualité entre les nombreux temps de pause liés à la tranquille remontée d’un fleuve et les séquences dans lesquelles surgit une incandescente violence. En maître de la mise en scène, Coppola use, dans les premiers, d’un montage assez doux et fluide qui multiplie les fondus. Au contraire, dans les secondes (l’attaque des hélicoptères le montre aisément), sa réalisation se fait plus saccadée et nerveuse (jusqu’à l’utilisation de la caméra subjective), les plans très courts s’enchaînant alors. Néanmoins, le principe même d’Apocalypse Now réside dans la confusion (d’où les très nombreuses surimpressions durant lesquelles deux images se rencontrent) dont nul ne peut dire si celle-ci – sauf du strict point de vue cinématographique où la première option est assurément la bonne – se fait pour le meilleur ou pour le pire. Ainsi, le jeune Lance Johnson (Sam Bottoms), quand il laisse s’égarer dans l’eau le corps mort du lieutenant George Philips (Albert Hall), commandant du bateau amenant Willard à Kurtz, semble-t-il communier avec la nature mais c’est aussi la marque de cette folie qui, progressivement, s’empare de lui. De même, la communauté créée par Kurtz, celle de l’« Apocalypse Now », vit-elle en dehors du monde, en pleine empathie avec la jungle. Ce qui ne l’empêche pas de ne cesser de donner la mort… Aussi l’opposition entre calme et furie, qui semble constitutive du film, serait-elle un leurre supplémentaire. Il est vrai qu’Apocalypse Now mène héros et spectateurs vers une sorte de perte, de néant dans lequel n’existerait plus que la folie. Un détour par l’histoire qui nous est contée le confirme.
b.Remontée du fleuve et descente aux enfers
"Clean" (Laurence Fishburne) et Lance Johnson (Sam Bottoms) :
la calme trompeur de la remontée du fleuve
Pour tous les personnages d’Apocalypse Now, la remontée du fleuve Nung s’apparentera à une lente descente aux enfers. Avant de nous intéresser à Willard qui doit prioritairement retenir l’attention, disons quelques mots de ceux qui l’accompagnent dans son aventure. Tous, y compris le capitaine du bateau qui apparaissait pourtant comme le seul homme « rationnel » mais sera, alors qu’il est mourant, à deux doigts de tuer Willard, vont progressivement s’abandonner à la folie. Cela est tout particulièrement vrai de ces trois jeunes, simples soldats, qui forment l’équipage du patrouilleur soit le surfeur Lance Johnson, Tyrone ‘‘Clean’’ Miller (Laurence Fishburne) et Jay ‘‘Chef’’ Hicks (Frederic Forrest). Orphelins de leur culture sixties laissée aux Etats-Unis, que l’on peut résumer au fameux triptyque « sex, drug & rock’n roll », ils essaient par tous les moyens de s’y raccrocher. Y arrivent d’ailleurs en ce qui concerne les deux derniers morceaux (surtout la drogue…) mais le premier est désespérément absent dans un monde totalement masculin (si ce n’est lors de ce show qui dégénère, sur une base de fortune, avec les playmates Play-boy[1] – Cynthia Wood, Colleen Camp et Linda Carpenter). Notons aussi que cette absence des femmes prive ces jeunes hommes (‘‘Clean’’ a seulement dix-sept ans) de relations sexuelles mais aussi de toute figure maternelle (et on remarquera que Kilgore joue, pour ses hommes, clairement le rôle du père) dont ils auraient bien besoin dans la dévastatrice expérience à laquelle ils sont confrontés. Aussi, quand bien même la nature est immense et le ciel ouvert, sont-ils de plus en plus prisonniers d’un désert affectif et en proie à un sentiment d’isolement (ce que l’usage permanent de drogues ne fait que renforcer). Dans ces conditions, dans un monde où la mort rôde partout et où le calme apparent est, on l’a remarqué, trompeur et appelé à être brisé à tout moment, les hommes se trouvent confrontés non aux seuls dangers de la guerre mais aussi à eux-mêmes et enfermés face à la bête qui sommeille en eux (notamment figurée par ce tigre que croisent Willard et ‘‘Chef’’ et dont la rencontre bouleverse le second mais aussi par le petit chien que recueille Lance). Et pour tous, au bout du voyage, loin des danses ou du surf, il n’y a que qu’une succession de plus en plus rapprochée de réactions délirantes qui sont autant d’étapes vers la folie la plus complète. Après celle-ci ne viendra plus que la mort – sauf pour Lance, toutefois arraché à la communauté dans laquelle il venait de trouver refuge. Tristes trajectoires, donc.
Le capitaine Willard (Martin Sheen) à bord du patrouilleur
Mais le héros, bien sûr, c’est Willard. Encore que… La question du centre est toujours complexe chez Francis Ford Coppola. Le Parrain se présente ainsi comme une saga familiale étalée sur plusieurs générations mais si l’univers des mafieux est bien mis en scène, c’est pour mieux raconter l’histoire d’un homme, Michael Corleone (Al Pacino), aussi majestueux qu’infiniment seul. A l’inverse, Tetro emprunte son titre au nom d’un personnage (Vincent Gallo) mais on peut tout à fait « choisir » d’entrer en empathie avec Benjamin (Alden Ehrenreich) et de suivre le film de son point de vue. Plus paradoxale encore est la situation proposée par Apocalypse Now puisque si Willard est de tous les plans ou presque et dispose de la voix-off, il ne fait que se pénétrer progressivement, d’abord en lisant son dossier militaire, puis en le rencontrant au cœur d’une jungle infernale, du « secret » d’un autre, donné comme fou, le colonel Kurtz. Il y a ainsi un évident parallélisme, maintes fois remarqué, entre ce voyage (cette remontée, une trajectoire évidemment en sens inverse, qui impose d’aller toujours en amont sans jamais renoncer) à travers les méandres du fleuve et la découverte que fait progressivement Kurtz de Willard. Or se plonger dans les marécages d’un être, pour en chercher la vérité nue et intime, est une expérience (aussi désespérée qu’impossible…) dont on ne saurait revenir indemne. Certes, puisqu’il nous la raconte au passé, Willard a quitté la jungle et probablement regagné les Etats-Unis mais il est bel et bien, au cours des événements qui nous sont narrés, « devenu » un autre et sa vie entière en a été transformée, sinon purement et simplement achevée. Aussi ne nous est-il, logiquement, pas montré après son retour dans un monde « normal » auquel il n’appartient plus. On mesure donc que la narration apparemment linéaire – qui épouse parfaitement le cours du fleuve – est, sans doute, une nouvelle duperie car les temps (le passé de Kurtz ; le présent montré ; le futur depuis lequel nous parle Willard) ne cessent de s’entremêler au sein du film. On songe ainsi, par la thématique abordé, à Citizen Kane (Orson Welles, 1941) et, plus encore, au génial roman de Vladimir Nabokov La Vraie Vie de Sebastian Knight (1941).
Le colonel Kurtz (Marlon Brando)
Cela signifierait-il que le véritable centre d’Apocalypse Now est Kurtz et non Willard ? Il serait tentant de se laisser abuser (une fois de plus…) par cette séduisante hypothèse et de considérer que la remontée du fleuve fait sombrer Willard, comme les autres personnages, dans la folie à la seule différence qu’il s’agit, dans son cas, d’un double de celle de Kurtz, vrai héros d’Apocalypse Now. Cela n’est point tout à fait faux mais un peu trop simpliste pour une œuvre qui, décidément, ne l’est pas. En effet, à la différence du transparent journaliste Thompson (William Alland) dont la minutieuse enquête nous permet de connaître la vie de Charles Foster Kane (Orson Welles), Willard n’est pas une simple projection du spectateur offerte à celui-ci afin qu’il puisse approcher le grand homme. Car notre personnage principal, porté par l’immense composition de Martin Sheen dont le visage pourtant toujours fermé fait passer cette multitude d’émotions par lesquelles finissent par s’insinuer le doute dans notre esprit, infiniment seul (comme Michael Corleone), ne se laisse jamais oublier. Il ira d’ailleurs jusqu’à tuer celui dont il est devenu le double, Kurtz, donc. Et on connaît assez – grâce, entre autres, à Shakespeare, Dostoïevski ou Hitchcock – la fonction nihilisante du double pour savoir qu’il n’est d’autre choix que de s’en débarrasser si l’on veut continuer à exister. Aussi Willard, dont on a pu mesurer plus tôt la fierté et l’instinct de survie, plutôt que de céder, comme on pourrait être tenté de le croire, à la seule volonté du colonel (qui, en l’occurrence, importe finalement assez peu) ou d’obéir à l’ordre de ses supérieurs, « se sauve » en mettant à mort Kurtz, quand bien même sa vie en sort irrémédiablement détruite. Coppola prend même soin de souligner l’exceptionnalité de son personnage principal en nous montrant le lieutenant Colby (Scott Glenn). Celui-ci s’était précedemment vu confier la même mission que Willard mais, sans personnalité, il avait préféré s’ancrer dans la communauté de Kurtz, se réduisant dès lors à une ombre. Willard peut, lui, réapparaître en pleine lumière – pour la dernière fois probablement – après avoir commis le meurtre décisif. Et il laisse, encore plus seul mais toujours libre, derrière lui l’armée et la jungle (même si cette dernière ne cessera plus de le tourmenter). Ainsi le héros en est-il assurément bien un. Mais surtout ce qui invalide définitivement la théorie d’un personnage principal falot et simple représentation incarnée du spectateur est que, à notre plus grand dam, plus Willard s’approche de Kurtz, plus il semble s’éloigner de nous. Aussi, contrairement à ceux de Charles Foster Kane dans Citizen Kane, le mystère et les secrets du colonel Kurtz demeurent intacts à l’issue d’Apocalypse Now. Quand bien même on aura finalement découvert cette ombre qui plane sur tout le film et qui se révèle, avec sa présence massive et ses phrases étranges, tel que nous l’avions fantasmés (mais peut-être ce fantasme s’est-il ancré en nous après la vision, qui sait ?). Et nous voici nous aussi, notre guide nous ayant lâché la main en cours de route (sans que l’on ne sache exactement où) pour s’en aller quérir la folie au bout de sa propre descente aux enfers, au bord du précipice…
c.Vers le néant et au-delà
Le lieutenant-colonel Kilgore au milieu de ses hommes
Il y a donc bien, dans Apocalypse Now, des personnages, extrêmement marquants quand bien même ils ne font qu’une courte apparition (comment oublier Kilgore ou le photographe incarné par Dennis Hopper ?). Et une histoire qui mène la plupart d’entre eux vers l’abîme et creuse pour le(s) héros le thème du double. Certes. Mais à quoi assiste-t-on réellement au final, au-delà du pur spectacle cinématographique ? Arrivés à ce point, il nous faut admettre que nous ne saurions véritablement proposer de réponse claire. On l’a déjà remarqué, la confusion et les faux-semblants sont érigés en principe, en dynamique même, dans Apocalypse Now. Et ce jusque dans la mise en scène, la forme servant et faisant écho au fond (et réciproquement). Ainsi, les surimpressions sont-elles nombreuses et Coppola joue des différentes « couches » d’images comme il joue de celles du son – on ne sait trop, par exemple, dans la séquence de l’attaque des hélicoptères de Kilgore, quand La Chevauchée des Walkyries est strictement diégétique alors qu’une rupture est, un temps, créée (on ne l’entend plus quand nous est montré, comme un contre-champ, le village vietnamien puis elle revient faiblement alors que s’en approchent les appareils) alors même que le réalisateur se sert du potentiel d’« indiscontinuité »[2] de la musique –, la voix-off du capitaine Willard étant le moyen par excellence du mélange des temporalités. Aussi tout finit-il par s’équivaloir, des pâles du ventilateur de la chambre de Willard au tout début du film à celles des hélicoptères dont le bruit en rythmera toute la première moitié jusqu’aux éléments naturels, le jour et la nuit, le sol, l’air et l’eau, qui ne cessent d’alterner pour finir par donner l’impression de ne faire qu’un grand « tout ». De même, on l’a vu précedemment, tout personnage devient double (et non pas seulement le couple Willard/Kurtz), chacun d’entre eux étant confronté à d’autres possibles de lui-même (qui peuvent, bien sûr, être des Vietnamiens ou, plus simplement, des ennemis désignés, a priori, comme tels), à la bête qui sommeille en lui et s’ignore et à laquelle on le ramène.
Le capitaine Willard
Mais, au-delà que dire de cet enfoncement dans les profondeurs de l’âme ? On le sait, on l’a compris, le cadre du Vietnam-movie qui sert de genre d’ancrage à Apocalypse Now est totalement transcendé quand bien même il y a là, notamment au travers de la représentation proposée des jeunes soldats et de leur culture, une claire dimension de déconstruction des mythes américains. Et il ne reste plus qu’une étrange « éthique » du néant, posée dans toute sa complexité. Cela, dès le début avec l’entrevue entre Willard et deux de ses supérieurs hiérarchiques (le général Corman – G. D. Spradlin – et le colonel Lucas – Harrison Ford) qui lui confient sa surprenante mission puis avec ce Kilgore (qui n’a pas que des défauts…), prêt à réaliser – pour notre plus grand plaisir et notre total effroi, les sentiments les plus ambigus se mêlant toujours –, sans le moindre scrupule, un véritable carnage pour pouvoir surfer avec Lance Johnson. On le comprend donc bien vite, de lois sociétales (de la guerre ou autres), il n’y en a plus aucune si ce n’est celle, bien sûr, de la jungle. Et, en découvrant progressivement le colonel Kurtz, le capitaine Willard, se retrouve confronté à l’Humain dans toute son intemporalité. Il est alors bel et bien – et nous, encore bien plus perdus, aussi – face à l’infini et au néant, au tout et au rien, par-delà tout ce qui peut exister de séculier. Les soldats étaient encore dans une temporalité précise, quand bien même celle-ci tendait à s’effacer et qu’eux sombraient dans la folie. Mais Kurtz, lui, vit, même si le film nous montre la fin de son ère, comme une sorte de moine-Dieu – adoré par ses « enfants » – en dehors du monde « réel » (d’où la fumée et le brouillard qui précèdent l’arrivée dans son antre) selon une règle qu’il a lui-même créée et qui obéit à ses logiques et morale propres, fascinantes mais, in fine, totalement impénétrables. Seule son horreur du mensonge – donc sa quête de la vérité et de la pureté – nous est clairement signifiée mais on serait bien en peine d’en décrypter l’exacte "valeur". Aussi, à l’inverse du Parrainou de Dracula (même si, dans les deux cas, la question n’est pas, non plus, des plus simples), Apocalypse Now est une œuvre totalement amorale (mais non immorale) puisque se situant par delà le bien et le mal, d’une part, et la raison (ou la logique) et la folie, d’autre part, catégories que l’on ne peut plus circonscrire (ainsi, qui l’est vraiment, fou ? ; Où plutôt, pour singer Jean Seberg dans A bout de souffle – Jean-Luc Godard, 1960 – : « qu’est-ce que c’est, fou ? ») et qui sortent du film totalement invalidées et frappées d’inanité.
Lance Johnson et le capitaine Willard
Il serait alors tentant de rapprocher Apocalypse Now d’un autre célèbre Vietnam-movie qui s’extrait, lui aussi, sans peine de cette catégorie, Full Metal Jacket (1987). En effet, pour différentes raisons – le sujet « de base », les sources (Michael Herr, auteur, en 1977, de Putain de mort, a collaboré aux scénarios des deux films), la puissance cinématographique pure de certaines séquences (très classique chez Kubrick), la présence d’un lieu fantasmé que l’on n’atteint qu’en toute fin de film (la jungle de Willard et le « merdier » de Guignol – Matthew Modine) pour ne point s’en remettre –, le film de Stanley Kubrick entretient bien des similitudes avec celui, antérieur, de Francis Ford Coppola. On peut même être assuré que ces deux génies se sont mutuellement inspirés puisque Apocalypse Now a radicalement changé le Vietnam-movie alors que, préalablement, Kubrick, avec Les Sentiers de la gloire (1957) et Docteur Folamour (1964), avait, lui, transformé le film de guerre. Et dans la caresse faite par un homme de Kilgore à un missile, on peut voir une réminiscence de la fin de Docteur Folamour lorsque le major ‘‘King’’ Kong (Slim Pickens) saute, avec un cri de jouissance, avec la bombe atomique qui va détruire l’humanité. De même, quoique « l’idéal » et le rapport aux autres soient fort différent, peut-être y-a-t-il aussi quelque chose, de l’ordre de la misanthropie et du pessimisme, de la « folie » jusqu’au-boutiste du général Jack D. Ripper (Sterling Hayden) dans celle du colonel Kurtz… Et, dans Full Metal Jacket, le marine Guignol ne défie-t-il pas la morale en arborant sur sa tenue, un insigne « Peace and love » et la mention « Born to kill », ce qui, pour lui, incarnerait la dualité de l’homme, ce « truc de Jung ». Et ce film disserte génialement sur l’absence de sens – cause sans doute de la défaite américaine au Vietnam dans une guerre où ils gagnèrent toutes les batailles sauf celle, décisive, du « pourquoi ? ». Mais Stanley Kubrick était, comme toujours, dans la maîtrise absolue de son discours et offrait là l’œuvre-synthèse de sa carrière démontrant que la conjonction des volontés d’optimisation, de contrôle et de lissage de la violence vidait les choses de tout contenu – jusqu’à les faire exploser (à l’image du corps de Baleine – Vincent d’Onofrio). Rien de tel dans Apocalypse Now où l’on ne saurait identifier un propos clair et cohérent sur l’absence de sens. C’est en quoi le film a, selon nous, partiellement échappé à son auteur qui domine toutefois totalement, on l’aura remarqué, la mise en scène – qu’il s’agisse de son rythme ou de la beauté plastique des images. Sans doute est-ce mieux ainsi… Pourtant l’œuvre flirte largement avec la métaphysique (à travers Willard et surtout Kurtz, homme brisé et souffrant, attendant qu’on le délivre) ou, plus exactement, avec la philosophie nietzschéenne et son « inversion de toutes les valeurs » avec Kurtz en incarnation potentielle et partielle du Surhumain (on retrouve chez lui cette idée, que Fiodor Dostoïevski mettait, lui aussi, au jour notamment dans son roman Crime et châtiment en 1866, donc avant Nietzsche même, d’un être « supérieur » ayant droit de vie et de mort sur ses semblables). Aussi quitte à rapprocher le film de Coppola d’un opus kubrickien, peut-être faut-il alors choisir, bien que la référence à Friedrich Nietzsche soit mobilisée de manière toute différente, 2001, L’Odyssée de l’espace (1968).
Le colonel Kurtz
Toujours est-il qu’à l’issue d’Apocalypse Now, bien des questions sont posées mais peu de réponses s’offrent à nous (si ce n’est The End, la chanson des Doors, et ce « L’horreur ! L’horreur ! » plusieurs fois répété ce qui, tout de même, fait bien peu). Dont celles-ci : Kurtz, le « fou » (les guillemets sont désormais de rigueur tant la ligne entre raison et folie s’est donc brouillée à mesure que l’on remontait le fleuve, la confusion atteignant son acmé au cœur de la jungle), a-t-il gagné (ou, au moins, réussi dans son entreprise) ? Sans doute pas mais ce n’est pas absolument certain tant il nous reste comme interdit (car nous ne sommes pas Willard, répétons-le). Et d’ailleurs qu’a-t-il fait ce colonel ? On le voit, on le sait mais on ne le comprend pas. Aussi peut-on porter un quelconque jugement « moral » sur ses actes ? Et la notion de « jugement » fait-elle, elle aussi, encore sens ? Dans tous les cas, nous ne saurions avancer la moindre proposition ce qui ne manque pas d’engendrer une très légère, mais certaine, frustration. Ainsi va Apocalypse Now. Film plein – et même rempli jusqu’à la gueule par tous les moments exaltants plus haut évoqués – mais de son vide car, au sortir d’une telle œuvre, il n’y a aucune base solide sur laquelle se reposer si ce n’est ces nombreuses images inoubliables. Cela est incroyablement troublant et ne manque pas de donner le vertige mais Francis Ford Coppola – parce qu’il ne le pouvait (savoir s’il le souhaitait est une toute autre question ; sans réponse également…) – ne donne pas la moindre clef. Au spectateur de savourer le spectacle tout en étant précipité dans d’indescriptibles profondeurs (au cœur des ténèbres, effectivement) et de s’en remettre s’il le peut. Car que reste-t-il alors de nos pauvres certitudes à l’issue de ce si délirant voyage ? Rien si ce n’est celle du souvenir d’un souffle épique et grandiose. C’est déjà énorme et suffisant pour que l’on puisse parler de chef-d’œuvre absolu même si celui-ci nous aura, comme son auteur, totalement dépassés et déboussolés…
Le capitaine Willard à la fin d’Apocalypse Now
« This is the end Beautiful friend This is the end My only friend, the end Of our elaborate plans, the end Of everything that stands, the end No safety or surprise, the end I'll never look into your eyes...again Can you picture what will be So limitless and free Desperately in need...of some...stranger's hand In a...desperate land ? » |
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Extrait de The End (1967) des Doors – entendu au début et à la fin d’Apocalypse Now |
Antoine Rensonnet
[1] Dans la version Redux, le monde est toutefois moins masculin puisque se greffe une séquence dans une plantation française dans laquelle apparaît le personnage de Roxanne Sarraut de Marais (Aurore Clément). Mais si ce moment, très beau et comme suspendu hors du récit, est un temps d’apaisement assez surprenant, il ne change pas grand-chose à la solitude de nos jeunes héros.
[2] Ce concept est emprunté à Michel Chion – voir notamment son ouvrage Un art sonore, le cinéma, histoire, esthétique, poétique(Paris, Cahiers du cinéma, 2003) qui revient d’ailleurs à plusieurs reprises sur Apocalypse Now – ; il est intéressant d’examiner comment celui-ci, ainsi que ceux de son « acousmatique » et d’« effet X 27 », s’applique à cette séquence et de remarquer ainsi toute la complexité de la mise en scène « sonore » de Francis Ford Coppola.
source : http://desoncoeur.over-blog.com/article-apocalypse-now-75607151.html
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