Du "Livre de la jungle" à "La Reine des neiges", l’écrivaine Marianne Chaillan nous apprend à tirer des leçons humaines des chefs-d’œuvre de Walt Disney, dans son nouvel ouvrage Ils vécurent philosophes et firent beaucoup d'heureux.
Marianne Chaillan, auteure de Game of Thrones, une métaphysique des meurtres, entend séduire et instruire en même temps. Après la série à succès, l'essayiste change de terrain d'étude mais garde la même logique. Dans son nouvel ouvrage Ils vécurent philosophes et firent beaucoup d'heureux, elle s'empare des grands dessins animés pour montrer comment leurs personnages, leurs histoires et leurs chansons conduisent vers les concepts incontournables de la philosophie. "Selon moi, le plaisir n'est pas l'ennemi de la philosophie", explique l'écrivaine.
La philosophie nous aide-t-elle à trouver le bonheur?
J'ai donné pour titre à mon livre Ils vécurent philosophes et firent beaucoup d'heureux, en jouant sur la phrase bien connue qui termine les contes. J'y réaffirme la puissance de la philosophie comme auxiliaire de vie. Dans l'Antiquité, la philosophie était conçue comme une thérapeutique qui, en soignant les maux dont nous souffrons, nous permettait d'atteindre le bonheur, c'est-à-dire l'absence de troubles. Je crois, en effet, que la philosophie nous aide à vivre. Et de même, je crois qu'il y a une sorte de contagion du bonheur. Tâcher de philosopher, c'est se disposer à être heureux et par là même y disposer nos proches.
Comment peut-on s'instruire en se divertissant?
Telle était jadis la règle : "Docere et placere", c'est-à-dire "instruire et divertir". J'essaie de renouer avec cette pensée positive du divertissement. La philosophie est sérieuse mais cela n'implique pas pour autant qu'elle doive exclure le jeu ou la joie. La dimension essentielle et profonde de la philosophie ne doit pas la conduire à vouloir le paraître, notamment à travers un lexique obscur réservé à de seuls initiés ou une gravité de composition qui serait un gage de respectabilité. Selon moi, le plaisir n'est pas l'ennemi de la philosophie. On peut même opposer à l'esprit de sérieux un gai savoir. Pourquoi la philosophie devrait-elle être austère? On peut philosopher dans la joie. Certains pourraient y voir à tort une forme de renoncement à la rigueur. Rien ne serait plus faux.
"Disney affirme la magie d'espérer dans ce qui n'est que probable et invite chacun à rêver"
Faut-il parler aux enfants comme à des adultes?
Il n'est jamais trop tôt pour dire des choses essentielles. Tel est le pouvoir des contes magnifiquement portés à l'écran par Disney. Délivrer des leçons de sagesse tout en émerveillant.
Les dessins animés de Walt Disney ne poussent-ils pas trop les enfants à rêver?
Disney affirme effectivement la magie d'espérer dans ce qui n'est que probable et invite chacun à rêver. "Rêve ta vie en couleurs, c'est le secret du bonheur", telle est la leçon de Peter Pan. Dans ce dessin animé, la frontière entre le réel et le rêve devient indécidable. Wendy a-t-elle rêvé ou bien est-elle réellement allée au Pays imaginaire? Loin d'être conçue comme négative, l'incapacité à distinguer le rêve du réel est présentée par Disney comme un moyen d'enchanter la vie. Même enjeu dans Atlantide, l'empire perdu, qui, permettant à un mythe de devenir réel dans la fiction, est une parabole des Disney eux-mêmes. Néanmoins, dans La Petite Sirène, nous sommes prévenus des limites que nous devons imposer à nos rêves. Car la princesse Ariel est atteinte de bovarysme. Comme l'héroïne de Flaubert, elle souffre d'une incapacité à se satisfaire de ce qu'elle possède. Disney nous y invite donc bien à rêver mais en précisant l'usage du rêve qui nous est offert : ce dernier doit nous aider à percevoir la magie présente dans notre vie plutôt que de déprécier notre quotidien au nom d'un ailleurs purement imaginaire. L'imaginaire doit être au service du réel.
Que nous dit Raiponce sur la vie et la mort?
Quel est le vice de Mère Gothel, la méchante qui retient Raiponce prisonnière? Précisément : son mauvais rapport au temps. Son refus de la finitude. Son rejet de la mort. Qui parmi nous ne souhaiterait pas, comme elle, pouvoir suspendre le temps, arrêter sa course folle qui nous arrache avec notre jeunesse les personnes que nous aimons le plus au monde? Nombreux seraient prêts à payer très cher pour rester éternellement jeunes et en bonne santé. Mais voilà, Disney veille. Et Raiponce va nous apprendre que ce désir si commun et si inoffensif en apparence de ne jamais mourir est le moyen le plus sûr de gâcher sa vie. Loin d'être un obstacle à surmonter, la mort est le tremplin à partir duquel nous existons et pouvons pleinement et authentiquement être ce que nous sommes.
"La Belle et la Bête nous vante, comme Platon, la nécessité d'une dialectique depuis le sensible vers l'intelligible"
Que nous enseigne Elsa, reine des neiges?
La Reine des neiges nous offre une véritable réflexion sur la valeur du désir. Le désir amoureux est-il un cadeau, comme le chante la jeune Anna, ou bien est-ce une maladie terrible dont il faut se garder? Elsa invite sa sœur à se méfier de la passion et à la fuir, car elle n'est qu'un délire hallucinatoire. Au fond, l'objet du désir (ici, Hans Prince des îles du Sud) n'est pas vu pour ce qu'il est réellement. Stendhal appelle "cristallisation" cette opération de l'esprit qui pare l'objet aimé de mille qualités illusoires. Mais cette cristallisation ne dure qu'un temps : tôt ou tard, le réel se rappelle à lui et l'amant découvre alors avec stupeur la réalité objective de l'objet de son désir. L'imaginaire se révèle dans sa dimension factice. Et si au fond, le pouvoir d'Elsa, reine des neiges, créatrice de merveilleux cristaux de neige, c'était aussi celui de maîtriser ses désirs? Elsa est celle qui crée la cristallisation et non pas celle qui la subit. Elle n'est pas, comme sa sœur, victime de la maladie du désir. Elle demeure maîtresse de sa vie. Un pouvoir empreint de philosophie en somme.
La Belle et la Bête nous rappelle qu'il ne faut pas se fier aux apparences.
"Qui pourrait un jour aimer une bête?", demande le prologue. Qui parmi nous pourrait prétendre pouvoir le faire – la bête fût-elle aimable? Ne sommes-nous pas sensibles à la beauté du corps? La Belle et la Bête pose donc la question de savoir quelle valeur accorder à l'apparence physique et s'il faut, en général, se fier aux apparences elles-mêmes. C'est un leitmotiv des Disney qu'on retrouve dans Aladdin, notamment : "Ce n'est pas ce qui est à l'extérieur mais ce qui est à l'intérieur qui compte." L'apparence nous donne-t-elle accès à la réalité même des choses ou n'est-elle qu'une ombre déformante qui masque l'essentiel? Ayant choisi de se livrer comme prisonnière de la Bête à la place de son père, Belle apprend à connaître l'âme de la Bête, cachée sous sa misérable apparence. Même si "c'est le plus fou des romans", la Belle s'éprend peu à peu de la Bête. La Belle et la Bête nous vante donc, comme Platon, la nécessité d'une dialectique depuis le sensible vers l'intelligible. Les yeux de Belle sont les yeux de son âme et non simplement ses yeux physiques. Elle voit au-delà des apparences.
"Ce qui nous attend ne dépend pas de nous. Mais en revanche, il dépend de nous de jouer jusqu'au bout le rôle que le destin nous a confié"
Le Roi lion parle de la liberté de manière subtile.
Alors que Simba n'est encore qu'un jeune lion, son chemin semble pourtant déjà tout tracé. Il est destiné, lui apprend Mufasa, à prendre sa place dans le grand cycle éternel. Peut-on penser que Simba est libre s'il est vrai que son rôle est déjà écrit? Non si nous concevons la liberté comme Sartre, c'est-à-dire si nous pensons qu'être libres c'est avoir la capacité d'être cause et source de son action. Mais Simba est libre si nous pensons la liberté en stoïciens. Pour Epictète, en effet, la liberté consiste à vouloir que les choses arrivent non comme il nous plaît, mais comme elles arrivent. Etre libre, c'est savoir, comme un bon acteur, accepter le rôle que nous confie le destin et le jouer le mieux possible. Nous sommes les acteurs d'une pièce que nous n'avons pas choisie. Ce qui nous attend ne dépend donc pas de nous. Mais en revanche, il dépend de nous de jouer jusqu'au bout le rôle que le destin nous a confié.
Les méchants jouent-ils aussi un rôle philosophique dans les Walt Disney?
Les méchants, on se plaît à les craindre ou à les détester. Pourvus bien souvent d'acolytes savoureux, certains d'entre eux nous font rire comme le prince Jean de Robin des bois, qui suce son royal pouce en gémissant "Maman!" D'autres nous terrifient, depuis notre plus tendre enfance, comme le tigre Shere Khan du Livre de la jungle ou le lugubre Hun Shan-Yu dans Mulan. Un bon méchant n'est-il pas, dans les Disney, une clé du succès au moins aussi importante que les héros positifs? Dans mon livre, je consacre un chapitre à ces merveilleux méchants qui, tout comme les héros positifs, nous délivrent des leçons de sagesse. Hadès et Scar illustrent parfaitement ce que Nietzsche désigne sous le terme de "ressentiment". Frollo, dans Le Bossu de Notre-Dame, incarne celui que Nietzsche appelle l'"halluciné de l'arrière-monde", c'est-à-dire le prêtre qui, pour excuser sa faiblesse, subvertit les valeurs, transfigurant la force en faiblesse et réciproquement. A travers les personnages de Maléfique ou du Capitaine Crochet, Disney nous apprend, avec des accents spinozistes, qu'il faut chercher à cultiver les passions joyeuses, c'est-à-dire favoriser ce qui vivifie notre être – quelle que soit l'épreuve qui nous a frappés – plutôt que de nous laisser gagner par des passions qui amoindriront encore notre vie.
Ils vécurent philosophes et firent beaucoup d'heureux de Marianne Chaillan, Equateurs, 220 p., 13,50 euros
- Marie-Laure Delorme, novembre 2017
source :
https://www.lejdd.fr/culture/marianne-chaillan-walt-disney-nous-apprend-a-philosopher-dans-la-joie-3501095
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