Tout le soin apporté aujourd’hui au corps semble montrer combien les gens s’identifient à leur corps dans son apparence. On s’efforce de gommer les rides, de rectifier certains traits du visage. Le corps devient le miroir de la personne ; c’est comme si l’image que nous donnons par notre corps concentrait toute notre personnalité et qu’il faille donc façonner l’image la plus parfaite de soi à travers son corps. Que penser d’une telle pratique sans doute plutôt inspirée par une société de consommation désireuse de faire prospérer le marché des cosmétiques et de la chirurgie esthétique que par une volonté d’indiquer aux individus les moyens de parvenir à être eux-mêmes ? Au-delà des modes, quel est le rapport de notre identité subjective à notre corps ? Et si la mode semble nous dire qu’il faut embellir notre corps parce que nous sommes ce corps, parce qu’il est en quelque sorte notre vitrine, d’autres expériences, plus modestes, semblent nous enseigner le contraire. Puis-je en effet me réduire à mon corps, ce corps parfois malade, fatigué, qui a besoin de dormir, de manger, qui n’est pas toujours très beau et que nous voudrions souvent pouvoir considérer comme le simple instrument docile de nos volontés ? Cette résistance du corps à la volonté que nous expérimentons tous les jours (je veux travailler mais j’ai besoin de dormir), n’est-elle pas le signe que nous ne sommes pas notre corps ? « Suis-je mon corps ? » : question paradoxale car au moment où je m’interroge sur une identification possible de ma subjectivité à la matérialité de mon corps, j’introduis avec le possessif « mon » une distance entre moi et ce corps que je considère comme mien. Pour être mien ce corps ne doit pas s’identifier à moi qui en suis le propriétaire. Mais comment est-ce possible si je suis de fait ce corps ? Le paradoxe de la formulation met en évidence une ambiguïté de fond : celle du mode de présence de mon corps à moi-même. Je ne suis pas mon corps comme une pierre est une pierre dans une identité immédiate et non réflexive à soi. Mais je n’ai pas non plus mon corps comme j’ai un stylo que je peux changer, casser ou oublier. Ambiguïté qui tient pour bonne part au statut du sujet : le Je est à la fois le sujet de tous mes actes (pensées, actions, imagination) mais c’est un sujet que je ne saurais objectiver sans le dénaturer : car ce que j’atteins comme objet, ce n’est jamais le JE sujet. Or, le corps peut être atteint comme un objet puisqu’il est matériel et se donne sous l’aspect de l’objectivité. C’est ce que montre bien la science qui s’empare du corps. Ce même corps peut-il être sujet, avoir le statut de JE ? Ce corps n’est-il pas ce qui me permet de fixer l’évanescence du Je sujet qui fuit dès que je tente de l’objectiver ? Le corps serait ainsi le moment objectif du sujet. Mais dans ce cas, il nous faut reconsidérer la notion d’identité : le verbe « être » de l’énoncé ne peut être pris comme une simple identité logique, ni même peut-être comme une identité dialectique. Analyser la possible identité du sujet et du corps c’est dans le même temps travailler sur les différentes conceptions de l’identité. Le corps peut-il être sujet, puis-je le considérer comme un Je qui soit à l’origine de ses actes et qui possède la dimension réflexive propre la subjectivité ? Si je ne peux penser le corps comme sujet, puis-je pour autant penser un sujet qui se distingue du corps et qui en serait comme le propriétaire ? Il s’agit de tenter de comprendre la présence-distance du corps à la subjectivité, de penser le sujet de cette union que Descartes renvoyait au domaine du sentiment mais qu’il nous faut penser si l’on veut concevoir un seul et même sujet pour la science et pour la vie. I-Dire que « je suis mon corps », c’est supposer une identité immédiate du corps au statut de sujet. Le sujet est ce qui est à l’origine de l’action, ce qui en est la cause première et unique. Etre sujet c’est se poser comme origine d’une action et non simplement comme un maillon dans l’enchaînement des causes et des effets. C’est pourquoi le sujet est aussi un être doté de conscience de soi : il peut se saisir lui-même dans sa totalité comme origine de ses actes : il n’est pas simplement le lieu où des actes se produisent parce qu’à travers lui passent un enchaînement de causes et d’effets. L’identité à soi du corps peut-elle être l’identité à soi du sujet. Le sujet peut-il s’identifier au corps ? Le corps peut-il être sujet et ce corps sujet est-il mien ? 1°/ Comment attribuer le statut de sujet au corps puisque le corps est d’abord un objet pris dans l’enchaînement des causes et des effets ? Il faut supposer la possibilité d’une origine dans le corps en même temps que la possibilité d’une réflexivité. La subjectivité et la réflexivité peuvent-elles émerger de la matérialité du corps ? Dans la pensée épicurienne, l’esprit est une forme d’arrangement de la matière : l’anima est diffuse dans tout le corps, l’animus, siège de la décision et de la volonté, qui est le propre de l’homme est lui aussi fait d’atomes. S’il y a une capacité de décision libre c’est uniquement parce que les atomes peuvent dévier par le clinamen et sont ainsi indéterminés. Lucrèce écrit : « L’esprit ou la pensée, dans lequel réside le gouvernement et le conseil de la vie, est partie de l’homme non moins que la main, le pied et les yeux sont parties de l’être vivant. » Le statut de sujet est donc une propriété de la matière et du corps. L’atome qui dévie est sujet car sa déviation n’est pas déterminée par un enchaînement causal. De même, la connaissance en suppose pas un sujet qui la pense, une conscience distincte du corps : elle provient d’un choc d’atomes produit par les simulacres qu’un corps émet et qui arrivent jusqu’à notre corps. « Dans l’audition, c’est donc la nature qui s’écoute elle-même, dans le sentir, elle se sent elle-même, dans la vue, elle se voit elle-même. La sensibilité humaine est ainsi le médium où, comme dans un foyer, les processus naturels se réfléchissent et s’allument pour devenir la lumière du phénomène » commente Marx dans sa Thèse de Doctorat sur la différence des systèmes de Démocrite et d’Epicure. C’est donc bien le corps qui est sujet de la connaissance. Il est aussi sujet de la morale : « La chair demande impérieusement de ne pas souffrir de la faim, de la soif et du froid » nous dit Epicure dans le Fragment 33. C’est la chair, donc le corps, qui demande, qui se pose comme sujet. Et toute l’éthique consiste à savoir se limiter à ces désirs naturels nécessaires qui sont ceux que demande le corps. Le corps est donc bien à l’origine de son action. Pour le matérialisme de La Mettrie, la pensée dérive aussi du corps, elle en est une fonction. La pensée est une forme d’adaptation de l’homme à son milieu et comme toute adaptation, elle est innovante mais dans le même temps, son pouvoir d’innovation est déterminé par le milieu. Le sujet est comme une plante qui vit de son milieu extérieur : « si le climat n’est plus le même, il est juste qu’elle dégénère ou qu’elle s’améliore. ». L’esprit se nourrit du monde et il est une réponse au monde extérieur. Le géomètre a appris à faire ses démonstrations comme le singe à ôter et mettre son chapeau. Le cerveau est donc bien le lieu où se concentre l’individualité au sens où les décisions sont regroupées dans le cerveau. Mais il n’y a pas d’instance originaire. Le cerveau transmet un rapport au monde extérieur. L’organisation et l’instruction combinées font l’homme : l’organisation c’est l’ensemble des organes et l’instruction c’est l’apprentissage du milieu. « Tout dépend de la façon dont notre machine est montée ». C’est donc la nature qui est sujet en nous, la nature comprenant notre être et ses rapports au monde extérieur. Si le corps est sujet, lieu où se dessine des actions de connaissance, des actions pratiques, il est un sujet ouvert. Dans ce cas, comment la réflexivité est-elle possible ? 2°/ Comment expliquer l’émergence de la réflexivité du JE à partir du corps ? Comment se constitue une conscience de soi à partir de la présence du corps au monde pour que soit possible un sujet qui dise « je suis mon corps » ? La présence du corps au monde est tout d’abord une identité du corps non à soi mais au monde extérieur. La statue du Traité des Sensations commence par affirmer « Je suis odeur de rose » : elle identifie son être à l’odeur de rose qui la remplit en ce moment et à strictement parler, étant simplement odeur de rose, elle ne devrait même pas dire Je. A partir de la présence du corps au monde, la réflexivité se construit car la présence du corps est dans la durée : les organes vivent et durent, des sensations différentes vont donc les affecter et avec cela, la possibilité de comparer ces sensations. Mais ces sensations restent encore à l’intérieur d’elle-même. Avec le sens du toucher, al statue va se distinguer du monde extérieur car toucher un objet n’est pas se toucher elle-même. C’est le corps qui fait l’expérience de la réflexivité en se touchant et c’est à partir de cette expérience réflexive du corps que l’esprit peut avoir une notion de la réflexivité et donc de lui-même. Il existe un toucher interne du corps : la statue a la sensation du fonctionnement et du mouvement de ses organes (surtout avec la respiration). « elle existe d’abord par le sentiment qu’elle a de l’action des parties de son corps les unes sur les autres, et surtout de l’action des parties de son corps les unes sur les autres, et surtout des mouvements de la respiration. Voilà le moindre degré de sentiment où l’on puisse la réduire. Je l’appellerai sentiment fondamental. ». Cette réflexivité du corps est l’impression que ça me fait d’être ce corps, de vivre ce corps. Du coup, les animaux ont aussi une réflexivité puisqu’ils ont un corps qui fonctionne comme le nôtre. Ils ont des sentiments et « quelques connaissances ». Et ils apprennent de leurs expériences tout comme l’homme qui n’a sur eux que l’avantage de sens plus fins. Le je n’est donc que l’impression que ça me fait d’être ce corps. Ce qui entraîne une difficulté à comprendre les êtres dont les corps nous sont étrangers. Dans Questions Mortelles, Nagel prend l’exemple d’une chauve-souris. Elle est dotée d’états mentaux car « un organisme a des états mentaux si cela lui fait un certain effet d’être cet organisme. » Mais ce sont des états mentaux que nous ne pouvons pas imaginer tant notre système sensoriel est éloigné de celui de la chauve-souris. Le corps a donc bien une certaine réflexivité mais cette réflexivité est l’effet que ça lui fait d’être lui-même, elle est de l’ordre du sentiment et non de la connaissance. Il ne s’agit plus d’une conscience de soi mais plutôt d’un sentiment de soi. Damasio intitule l’un de ses ouvrages : Le Sentiment même de soi : l’émergence d’une identité individuelle à partir d’états mentaux, la construction d’un « soi autobiographique » est de l’ordre du sentiment plus que d’une opération intellectuelle de synthèse. Il y a donc bien une réflexivité mais c’est une réflexivité su le mode du sentiment, de l’effet que ça me fait d’être ce corps. 3°/ Le corps est donc un sujet mais c’est un sujet ouvert sur le monde et non clos. Il est doté d’une réflexivité mais cette réflexivité est de l’ordre du sentiment et non de la conscience qui selon l’étymologie va avec la science. Faire résider l’identité du sujet dans le corps, n’est-ce pas renoncer à la notion classique du sujet conçu comme une entité origine absolue de ses actes et auto-conscient ? De fait, si on analyse la thèse de Spinoza, on se rend compte que la notion de sujet doit être revisitée. L’esprit est pour lui l’idée du corps et il est l’idée de ce corps précis. « l’objet de l’idée constituant l’âme humaine est le corps. » (II12). Mais ce corps est pris dans l’ordre et la connexion des choses. Il ne m’appartient pas, il est bien plutôt ce par quoi j’appartiens à l’ordre et à la connexion des choses. De même, en tant qu’idée, l’âme est prise dans l’ordre et la connexion des idées. Spinoza critique âprement l’idée de libre-arbitre telle qu’elle apparaît chez Descartes. Une liberté infinie correspond à un sujet entièrement libre. Un tel sujet n’a pas de réalité pour Spinoza, il n’est que l’ignorance des causes qui nous déterminent. Si je m’identifie à mon corps, il me faut donc revenir sur la notion de sujet. En m’identifiant à mon corps, je dissous la notion d’un JE sujet. On se heurte à la même conclusion dans la pensée de Nietzsche. Comprendre que le corps est sujet, c’est dissoudre la notion de sujet. Penser le Je n’est qu’une façon de « raisonner d’après la routine grammaticale ». « Que dire du Moi ? Il est devenu une fable, une fiction, un jeu de mots. » (Crépuscule des Idoles). La seule vraie réalité est le corps. « Derrière tes pensées et tes sentiments se cache un maître impérieux, un sage inconnu – il s’appelle soi. Il habite ton corps, il est ton corps ». Mais ce corps n’a pas l’unité d’un sujet : il est une hiérarchie de forces en mouvement qui luttent pour la puissance. Le corps est multiple. « L’homme est une pluralité de forces hiérarchisées. ». (Volonté de Puissance) et « Notre corps n’est pas autre chose qu’une société d’âmes multiples ». (Crépuscule des Idoles). Multiple et pris dans un devenir continuel, le corps na rien d’un sujet au sens classique du terme : une substance libre. S’identifier au corps c’est donc renoncer à la notion de sujet. Si je m’identifie à mon corps, je ne peux plus dire Je car je suis soit l’ordre et la connexion des choses dans lequel mon corps est, soit le chaos de ces forces multiples en lutte. Partir du corps, c’est renoncer donc à la notion de sujet. Le corps est ce qui nous apprend qu’il n’y a pas de sujet. Pourtant, ce discours du corps reste un discours. C’est sur la réflexivité de l’entendement que s’opère le passage de la passivité à l’activité pour Spinoza. Il est difficile d’évacuer la notion de sujet ne serait-ce que parce qu’il faut bien un sujet qui pense cette évacuation même. La subjectivité est l’horizon de toutes les manifestations de notre existence. Mais cette subjectivité peut-elle se dire propriétaire de son corps ? Si je ne suis pas un corps puis-je aller jusqu’à affirmer que j’ai un corps ? Pour restituer une réalité à la notion de sujet, faut-il faire du corps l’objet dont il est propriétaire ? II- Pour qu’un sujet soit, il faut une distance au corps qui permette l’appropriation de ce corps par le sujet. J’ai mon corps. Mais il est tout aussi problématique de comprendre comment un sujet peut s’approprier un corps puisqu’il doit s’en distinguer pour le revendiquer comme sien. Mais en s’en distinguant, il risque de le perdre ou de le ressentir comme quelque chose d’étranger. 1°/ De fait, si je distingue le sujet et le corps, c’est une distance et une sensation d’étrangeté qui naît dans la relation du sujet à son corps. Descartes identifie le sujet à la substance pensante. Cogito est une première personne : « Je pense » et c’est une première personne qui en peut être éliminée car quoi que je pense, je reste toujours le sujet de ces pensées. Que j’affirme, que je doute, que j’espère ou même que je me trompe, un Je sujet est l’horizon de tous ces actes. Et le corps est objet d’une représentation. Il est donc dans une distance au sujet : posé en face de lui par la représentation. Comme le sujet pose, il peut ôter mentalement l’objet. « Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucun sens mais comme croyant faussement avoir toutes ces choses. ». La seule chose dont je ne peux faire abstraction c’est la subjectivité qui me fait concevoir ces abstractions. Je peux donc faire abstraction de mon corps. Il y a donc une différence de statut entre le Je et le corps. Le Je est ce sujet dont je en peux m’abstraire. le corps est cet objet que je peux imaginer faussement posséder. Je ne peux donc absolument pas m’identifier à on corps car corps et sujet ne sont jamais sur le même plan. Il ne peut y avoir identité de deux entités qui n’ont pas le même statut. On comprend donc pourquoi Descartes peut affirmer : « Je ne suis point cet assemblage de membres que l’on appelle le corps humain. ». On ne peut franchir la distance entre substance pensante et substance étendue. C’est aussi sur la distinction de substances que Platon interdit à l’homme de s’identifier à son corps. Dans le premier Alcibiade, Platon démontre que l’homme est son âme en partant d’une analyse du soin que l’on donne à ce qui nous appartient. Nous soignons nos outils pour nous en servir : nos chaussures pour marcher. Il y a donc dans cette relation un sujet qui décide d’une finalité et un objet qui sert de moyen pour accomplir cette finalité. La relation du corps à l’âme est la même que celle du marcheur à ses chaussures. L’esprit fixe la finalité et le corps se réduit à son moyen : « L’homme ne se sert-il pas de son corps tout entier ? Par conséquent, l’homme est distinct de son corps. ». De fait, nous a avons d’un côté un sujet qui fixe une finalité et de l’autre un objet qui sert de moyen. Pour Platon, le corps ne peut être sujet car il ne peut fixer de finalité. Le corps est comme ces enfants qui préfèrent le cuisinier au médecin. Le corps est ce par quoi Socrate serait déjà depuis longtemps du côté de Mégare ou de la Béotie, si l’âme ne lui disait pas qu’il est plus beau et plus juste de rester attendre al mort en prison plutôt que de désobéir aux lois. Le corps en peut être sujet et en tant que sujet je en peux m’identifier à mon corps. Socrate rappelle à Phédon qui se désespère : « ce que tu ensevelis, c’est mon corps. ». C’est même en se détachant du corps que le sujet peut vraiment devenir sujet puisque le corps trouble son accès aux valeurs : tant du point de vue épistémologique (le corps est comme une prison et nous voyons à travers ses barreaux) que du point de vue moral (les plaisirs et les peines nous clouent au corps). Etre un je suppose donc de se détacher du corps, de le considérer comme un objet et non pas de s’identifier à lui. Il nous faut le considérer comme notre propriété amis par là même le mettre à distance. 2°/ Mais la distance est-elle vraiment possible ? L’expérience de la douleur vient nous rappeler que nous adhérons aussi à notre corps dans le moment où nous voudrions nous en détacher et nous faisons l’expérience que ce détachement n’est pas possible. Seul Epictète reste imperturbable lorsque son maître lui rompt la jambe, montrant la liberté de la pensée et le fait que la souffrance n’est que dans le jugement par laquelle nous la considérons comme un mal. Expérience sans doute plus théorique que réelle. Comme le constate Descartes, « il n’y a rien que cette nature en m’enseigne plus expressément ni plus sensiblement sinon que j’ai un corps qui est mal disposé quand je sens de la douleur. ». Le sujet de la douleur n’est pas le sujet de la pensée, il ne peut mettre à l’écart le contenu qu’il saisit. Par la pensée je peux faire abstraction du contenu d’un concept. Dans la sensibilité, je ne peux faire abstraction du contenu d’un sentiment lorsqu’il me submerge. La douleur me ramène brutalement à mon corps dont je ne peux faire abstraction plus encore que le plaisir qui semble rendre le corps transparent et lui ôter toute pesanteur par rapport à notre désir de bonheur. C’est pourquoi Descartes insiste sur ces sentiments négatifs : « La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc. que je ne suis pas seulement logé dans mon corps ainsi qu’un pilote en son navire. ». Mais a-t-on par le sentiment un sujet qui s’identifie au corps, un sujet qui pourrait dire qu’il est son corps ? Pour Descartes, l’union du corps et de l’esprit est une notion primitive, c’est-à-dire qu’elle se comprend par elle même. Peut-on considérer cette union comme un sujet ? Il nous faut examiner ce qui se passe dans le phénomène qui caractérise l’union, c’est-à-dire dans la passion. La passion est un phénomène conjoint du corps et de l’esprit : des mouvements des esprits animaux sont joints à des pensées par l’intermédiaire de la glande pinéale. Une attitude du corps accompagne ainsi une représentation : le sentiment de la peur dispose notre corps à fuir. Mais y-a-t-il un sujet de ce lien ? C’est le hasard qui préside aux premiers liens : l’odeur des roses liée à un mal de tête, la vision d’un chat qui nous a fait peur étant enfant ou encore un sentiment de bien-être en présence d’une petite fille louche… et voici le pli pris en nous : nous détesterons les roses, les chats et adorerons les femmes qui louchent. Des choses se passent dans le composé mais on ne peut dire que le composé en soit à l’origine, qu’il en soit sujet. Ce sont les hasards des rencontres qui nous font prendre des plis. Dans le cas inverse d’une action de la volonté sur le corps, peut-on estimer que le composé soit sujet ? La volonté est certes celle du composé mais elle-même n’est pas composée. Elle est du côté de la substance pensante étant infinie (tout corps est nécessairement fini par définition). Elle se guide au moyen de l’entendement. Il nous faut prendre la distance du spectateur par rapport à nos passons, temporiser pour laisser que la volonté se fasse guider par un entendement éclairé qui a besoin de temps pour connaître la vraie valeur des choses et s’apercevoir que loucher en constitue pas un vrai mérite et donc une cause d’amour. Il s’agit de devenir généreux, d’apprendre à faire un bon usage de son libre-arbitre : « Ne jamais manquer de résolution pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures. ». Qui est ce « il » ? L’entendement qui juge la chose meilleure ou le composé qui reste ferme dans sa résolution ? En tous cas, la volonté n’est pas exactement le composé. Elle est plutôt du côté de la substance pensante. On en peut dire que le composé soit un sujet. Il est plutôt le lieu et la possibilité d’exercice de la volonté comme sujet. On ne peut donc identifier le sujet à son corps même s’il faut prendre acte du fait que le sujet n’est pas propriétaire de son corps comme le pilote de son navire. Je ne peux donc ni dire que je suis mon corps ni dire que j’ai un corps. Comment penser cette présence-absence du corps dans son rapport à la subjectivité ? Quels sont les rapports du Je et du corps puisque ce ne sont certainement pas les rapports du Je à un objet quelconque. Il suffit de constater que mon corps est le seul objet qui m’est toujours présent, je ne peux pas m’en détacher (comme de ma subjectivité). Mais dans le même temps, il est aussi un objet que je ne peux pas penser dans sa totalité : je ne me vois pas entièrement, je en fais jamais le tour de moi-même. Notre rapport à notre corps n’est pas celui à un objet et le corps n’est pas non plus un sujet. III-Nous supposons d’un côté le corps comme objet matériel et de l’autre la subjectivité. Toute la difficulté de penser leurs rapports n’en vient-elle pas de les avoir abstraitement séparés ? Ne faut-il pas plutôt concevoir que le sujet vient au monde avec son corps qui le rend sujet déterminé. En effet, pour être sujet, il faut être sujet de quelque chose (un jugement, une action). Or, pour qu’il y ait jugement ou action, il me faut un monde et pour qu’il y ait un monde, il me faut un corps par lequel ce monde me soit donné. 1°/ Mon corps est l’ouverture à l’être par laquelle je suis sujet. Mon corps est ce par quoi il y un monde pour moi et donc le statut possible de sujet. « L’évidence prédicative implique l’évidence antéprédicative » (Méditation 1). « C’est uniquement par la relation empirique au corps que al conscience devient une conscience humaine et animale d’ordre réel. ». (Idées Directrices § 53). Mon corps dessine mon mode, mon « espace digital » dans lequel les sensations de toucher continuent à vibrer. « C’est sur cette surface de la main que j’éprouve des sensations de contact. Et c’est pourquoi précisément elle se manifeste immédiatement comme étant mon corps. ». L’esprit affleure dans le corps vivant. Dans la sensation du touchant-touché, le corps devient chair c’est-à-dire ce par quoi un monde devient possible pour moi. Mon corps n’est donc pas un objet dans le monde ami ce qui me donne un monde et je n’existe que comme sujet d’un monde et dans un monde. Le corps et le sujet en sont donc que les deux faces d’une même réalité. Pour Merleau-Ponty « Je ne suis pas devant mon corps » car « il n’y aurait pas pour moi d’espace si je n’avais pas de corps. ». Mon corps est l’espace en moi par lequel un monde peut m’être donné. « Notre corps est notre moyen général d’avoir un monde » et donc d’être sujet dans ce monde. 2°/ D’où une présence distance de mon corps à moi-même. Mon corps ne m’est pas donné comme un objet, il m’est donné sous la forme d’un schéma corporel. Le schéma corporel n’est pas la synthèse intellectuelle des différents aspects du corps. Il est une synthèse du corps lui-même dans sa motricité et cette motricité le pose comme le sujet que je suis. Merleau-Ponty nous dit du corps « Je le tiens dans une possession indivise et je connais la position de chacun de mes membres par un schéma corporel où ils sont tous enveloppés. ». Le schéma corporel me dit que ce corps est bien le mien, il est ma motricité vécue de l’intérieur. Mais il ne s’agit pas d’une possession intellectuelle car je ne peux avoir un idée de ce corps comme objet que je possèderais. La motricité n’est pas la servante de la conscience, c’est la conscience qui émerge de la motricité. Nous sommes d’abord un « Je peux » : il y a bien Je mais le pouvoir se dessine dans un monde à partir d’une motricité première, donc à partir du corps. On ne peut donc comprendre le corps qu’en le vivant : « je ne puis comprendre la fonction du corps vivant qu’en l’accomplissant moi-même. ». Nous sommes donc à la fois présents à notre corps sans nous identifier complètement à lui. Si nous étions notre corps dans l’immédiateté de l’en soi aucune image du corps ne pourrait s’en dégager. Si nous étions moins de notre corps, nous en aurions une connaissance intellectuelle et il serait pour nous un objet. C’est pourquoi Merleau-Ponty présente cette présence-absence du cops en ces mots : « Chacun de nous se voit comme par un œil intérieur qui, de quelques mètres de distance, nous regarde de la tête aux genoux. ». Notre rapport à notre corps est donc ambigu. Il ne se laisse dire ni dans la distance ni dans l’adhérence. Dans le moment où je dis que je suis, le corps se pose comme ce par quoi un monde rend possible ma présence mais dans le même temps, il échappe comme objet à notre saisie. Etre un corps c’est faire l’épreuve de cette fuite, de ce dessaisissement de soi. Je suis cet être qui s’échappe à lui-même et paradoxalement, je le suis par ma corporéité dont la présence massive et matérielle aurait dû assurer la possibilité d’une saisie ferme. Je vis mon corps plus que je le suis et la vie est ce passage continuel, le fait de s’échapper dans l’instabilité sans pouvoir se saisir soi-même. 3°/ Mais ce corps que je vis, est-il entièrement mon corps ? L’analyse du schéma corporel nous montre une particularité du corps vécu : le schéma corporel peut être modifié, endommagé par des maladies. Avec l’expérience du membre fantôme, on voit qu’il perdure un certain temps mais aussi se modifie avec le temps. Le schéma corporel est donc bien individuel : la femme qui porte un chapeau à plumes et l’a intégré à son schéma corporel n’a pas le même schéma corporel que celui qui conduit une voiture. Pourtant, en tant qu’il me donne un monde, qu’il est mon ouverture au monde, ce schéma corporel contient aussi une grande part d’anonymat. Il est « le contact simultané de mon être avec l’être du monde. ». Merleau-Ponty définit aussi le corps comme le « moi naturel » (ce que Husserl appelait l’âme) en tant qu’il est ce par quoi la perception s’opère. « Toute perception a lieu dans une atmosphère de généralité et se donne comme anonyme. ». Mon corps est le temps et l’espace dans lequel se dessine la perception. Il est en part anonyme et c’est pourquoi je vis dans une inter-corporéité plus que dans un corps particulier. Dans la perception, je me dépasse moi-même. « Je n’ai pas plus conscience d’être le vrai sujet de ma sensation que d e ma naissance ou de ma mort. » : la perception est dans un monde du déjà donné au delà duquel je ne peux rétrocéder tout comme ma naissance ou ma mort. C’est par ma naissance que je suis sujet, c’est par ma mort aussi que se manifeste ma finitude qui fait mon ouverture au monde. Mais je ne suis ni sujet de ma naissance ni de ma mort. Ce sont deux faits bruts par lesquels je suis sujet. Naissance et mort sont de l’ordre de l’existence qui est donnée sans pourquoi. Il en est de même du corps. Mon corps est un donné, le donné par lequel je m’existe comme sujet d’une perception possible dans un monde donné avec ce corps. Il nous faut dire que « J’existe mon corps » plus que je ne le suis si être est une copule logique qui suppose une identité au niveau conceptuel. « Si je voulais traduire exactement mon expérience perceptive, je devrai dire qu’on perçoit en moi et non pas que je perçois. » : l’anonymat du corps est le fait de la perception, la localisation de mon corps est cette perception précise qui me fait moi-même. C’est le visible qui se voit à travers moi et me constitue comme sujet ouvert et non comme conscience close sur elle-même. Nous sommes faits de la même chair que le monde. Sujet et objet surgissent en même temps dans l’acte d’être au monde. J’existe : je suis ex-stase au monde par mon corps et par cette existence prend consistance mon être. Merleau-Ponty parle de « l’existence anonyme dont mon corps est à chaque moment la trace. ». Mon corps est ce qui « concentre le mystère de l’être ». Le Je ne précède dont pas un corps qu’il devrait s’approprier. Le corps existe comme lieu où l’être se rend visible et j’existe ce corps par ma perception. J’existe donc ce corps dont la situation constitue mon moi. Je suis mon corps si par « être » nous n’entendons pas une identité logique et statique, ni même une identité dialectique. Je suis mon corps au sens où je vis mon corps dans le monde, au sens où j’existe mon corps dans l’ambiguïté sans pouvoir ni m’en détacher ni m’identifier à lui dans l’identité statique des choses. Mon corps est pour moi le moyen d’avoir un monde, d’avoir accès à l’être. Ni le sujet ni le corps ne sont donnés en tant qu’entités séparées et l’être n’est pas une simple relation logique, une simple copule qui lie un sujet à un prédicat. C’est dans la position de l’existence d’un monde que mon corps et ma subjectivité prennent consistance. Je suis donc mon corps au sens où le monde est par mon corps et pour ma subjectivité. Ce corps n’est donc pas proprement parler mien car je n’existe pas avant lui pour me l’approprier. C’est plutôt dans la position de son existence que ma subjectivité se construit comme position dans l’être, comme situation déterminée. Mieux vaudrait alors dire que « ce corps est moi pour le JE que j’existe ». Il s’agit donc de concevoir une identité dans l’existence et on plus une identité logique, une identité qui vit de l’ambiguïté et non de la clarté conceptuelle. Mais n’est-ce pas revenir d’une certaine manière à l’obscurité de l’union cartésienne que pourtant Merleau-Ponty voulait s’efforcer de penser ? Ou n’est-ce pas s’arrêter devant le mystère de l’être qui nous est donné avant toute explicitation possible et dont aucun raisonnement logique ne pourra rendre raison ? source : http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/old2/articles.php?lng=fr&pg=19129 |
"Suis-je mon corps ?"
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