« D’ailleurs il y a mille marques qui font juger qu’il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mis sans aperception et sans réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que les impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part, mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans l’assemblage. C’est ainsi que l’accoutumance fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d’un moulin ou d’une chute d’eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque temps. Ce n’est pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes, et qu’il ne se passe encore quelque chose dans l’âme qui y réponde, à cause de l’harmonie de l’âme et du corps, mais ces impressions qui sont dans l’âme et dans le corps, destituées des attraits de la nouveauté, ne sont pas suffisamment fortes pour s’attirer notre attention et notre mémoire, attachées à des objets plus occupants. Car toute attention demande de la mémoire, et souvent quand nous ne sommes pas admonestés pour ainsi dire et avertis de prendre garde à quelques-unes de nos propres perceptions présentes, nous les laissons passer sans réflexion et même sans être remarquées ; mais si quelqu’un nous en avertit incontinent après et nous fait remarquer par exemple quelque bruit qu’on vient d’entendre, nous nous en souvenons et nous nous apercevons d’en avoir eu tantôt quelque sentiment. Ainsi c’étaient des perceptions dont nous ne nous étions pas aperçus incontinent, l’aperception ne venant dans ce cas que de l’avertissement après quelque intervalle, tout petit qu’il soit. Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j’ai coutume de me servir de l’exemple du mugissement ou du bruit de la mer dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme l’on fait, il faut bien qu’on entende les parties qui composent ce tout, c’est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensemble, c’est-à-dire dans ce mugissement même, et ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule. Car il faut qu’on en soit affecté un peu par le mouvement de cette vague et qu’on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelque petits qu’ils soient ; autrement on n’aurait pas celle de cent mille vagues, puisque cent mille rien ne sauraient faire quelque chose. On ne dort jamais si profondément qu’on n’ait quelque sentiment faible et confus, et on ne serait jamais éveillé par le plus grand bruit du monde, si on n’avait quelque perception de son commencement qui est petit, comme on ne romprait jamais une corde par le plus grand effet du monde, si elle n’était tendue et allongée par des moindres efforts, quoique cette petite extension qu’ils font ne paraisse pas ».

Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain (1704), éd. Garnier-Flammarion, 1966, pp. 38-39.

 

Commentaire

 
Ecrits en français, langue des scientifiques de l’époque, les Nouveaux Essais sur l’entendement humain (achevés en 1706 mais publiés en 1765) de Leibniz se veulent une réponse aux Essais sur l’entendement humain du britannique John Locke, notamment sur la question du statut des idées. Pour l’empirisme lockéen, toute connaissance procède des sens, il n’existe pas d’idées innées comme le pense Descartes et l’esprit est "une table rase" (tabula rasa en latin). Leibniz propose une solution permettant de concilier l’innéisme cartésien et l’empirisme lockéen qu'il résume ainsi : rien n'est dans l'intellect qui n'ait d'abord été dans les sens, si ce n'est l'intellect lui-même.
 
L’extrait commenté fait référence à la théorie des petites perceptions, anticipation de la notion d’inconscient qu’approfondira ensuite la psychanalyse. Cette théorie consiste à montrer que si notre esprit est constitué d’une infinité d’idées et d'impressions, celles-ci ne sont pas toujours aperçues par nous. Selon Leibniz, l’esprit humain contient une infinité d’idées virtuelles qui s’actualisent lorsque nous y pensons. 
 
Selon Leibniz, « il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous », il faut entendre par là tout ce qui nous entoure et que nous sentons, voyons ou entendons, mais il n'y a pas toujours « aperception », c’est-à-dire une perception consciente. Leibniz met l’accent sur l’aspect continu de la pensée, mais souligne la possibilité que nous n’apercevions pas certaines impressions parce qu’elles sont trop petites ou en trop grand nombre. 
 
Il prend d'abord l’exemple du mouvement d’un moulin ou de la chute d’eau. Si l’on habite à proximité, on finit par tellement s’habituer au bruit qu’on en vient à ne plus l’entendre. Mais ce n’est pas pour autant qu’il a disparu. Autrement dit, la causalité n’a pas été suspendue par l’accoutumance, la sensation du corps parvient toujours à l’esprit. Chez Descartes, ces perceptions non conscientes, devenues habituelles, seraient de l’ordre du corps seul, un phénomène purement mécanique qui ne concernerait pas mon âme. Pour Leibniz, au contraire, ces sensations sont toujours « dans l’âme et dans le corps », elles ont simplement perdu les « attraits de la nouveauté »
 
L’une des conditions de l’attention est la mémoire : on se souvient de tout, mais on ne prête pas attention à tout. La preuve est que si l’on attire soudainement mon attention sur un bruit auquel je n’avais pas fait attention, mais que j’ai entendu, je peux me souvenir de l’avoir effectivement entendu. L’aperception s’apparente à un phénomène de prise de conscience, mais n’épuise pas l’activité mentale ou la pensée. Autrement dit, contrairement à ce que croit Descartes, la pensée et la conscience ne sont pas confondues : je peux être sans y penser, par exemple lorsque j’entends un bruit sans y prêter attention, je pense donc je suis, mais je n'y fais pas attention. 
 
Le meilleur exemple pour faire comprendre cette idée que la pensée est un phénomène global et composite est le « bruit de la mer dont on est frappé quand on est au rivage ». Le son de la mer se compose d'une infinité de sons, ceux de la multiplicité des vagues sur la grève. Or ce qu’on perçoit, c’est un assemblage. Il nous est loisible (quoique difficile) de détacher chaque vague, d’entendre « les parties qui composent ce tout », mais seulement confusément. Pourtant, il faut bien que ces parties soient audibles par quelque moyen. Il faut qu’il existe une sensation auditive même infime puisque « cent mille rien ne sauraient faire quelque chose »
 
A travers cet exemple et cette approche infinitésimale de la sensation, Leibniz montre que l’âme ne peut pas être une table rase : il faut qu'il existe un fond d’idées, plus ou moins conscientes, et que la pensée ensuite actualise. Même pendant le sommeil, la pensée est active car pour qu’on puisse être réveillé par un bruit extérieur, il faut bien qu’on l’entende de quelque façon. Telle une corde, l’activité de la pensée est continue, même si celle-ci peut être plus ou moins tendue. On a donc là une description qui dépasse celle de la perception, mais qui implique aussi la relation graduelle au sein de la pensée entre le conscient et l’inconscient.
 
source :
http://philocite.blogspot.com/2016/03/cent-mille-rien-ne-sauraient-faire.html