Le monstre joue un rôle essentiel dans The Philosophy of Horror de Noël Carroll, l’ouvrage de référence pour la philosophie anglo-saxonne du cinéma d’horreur. Il n’est donc pas étonnant que ce livre ait suscité une réflexion sur l’essence du monstre, qui mobilise autant les ressources de la philosophie la plus traditionnelle, que l’expérience des films d’horreur les plus contemporains. Cet article vise à présenter cette réflexion et à défendre la nécessité d’un « changement focal » conceptuel qui accompagne les mutations cinématographiques du monstre.
1L’ouvrage récemment traduit La philosophie de l’horreur1, mais dont la sortie vient d’être repoussée, de Noël Carroll domine la réflexion philosophique anglo-saxonne sur le cinéma d’horreur. Or, le monstre joue un rôle essentiel dans la définition que le philosophe américain propose du genre cinématographique puisqu’il offre la solution du paradoxe de l’horreur, c’est-à-dire de l’apparente contradiction qu’il y a à prendre du plaisir à ce qui nous fait horreur. Sa solution consiste à dire que le plaisir pris aux films d’horreur est en fait pris à suivre la structure narrative d’un récit de découverte d’un monstre, dont l’identité dépasserait, par définition, nos catégories culturelles.
2Cette puissante théorie de l’horreur a été souvent attaquée et a suscité une réflexion sur l’essence du monstre, qui puise autant dans les ressources de la philosophie la plus traditionnelle, que dans l’expérience des films d’horreur les plus contemporains. Ce texte vise à présenter cette réflexion et à défendre la nécessité d’un « changement focal » conceptuel qui accompagne les mutations cinématographiques contemporaines du monstre.
Le monstre dans la théorie de l’horreur de Noël Carroll
Le paradoxe de l’horreur
3Le livre La philosophie de l’horreur de Noël Carroll est un classique de la philosophie analytique du cinéma en ce qu’il est l’un des premiers à proposer une théorie systématique du genre de l’horreur cinématographique, qui soit en même temps une explication non-psychanalytique de l’émotion qui donne son nom et sa fonction au genre. La popularité des films d’horreur pose en effet la question de savoir comment on peut éprouver du plaisir à voir non seulement des hommes souffrir et mourir sous les coups des monstres qui peuplent ces films, mais aussi à souffrir soi-même d’une émotion aussi pénible que celle de l’horreur. À la suite de Noël Carroll, les philosophes analytiques du cinéma parlent du « paradoxe de l’horreur »2 pour désigner la difficulté générale suivante : il semble contradictoire d’éprouver du plaisir à regarder ce qui provoque de l’effroi et du dégoût. Le paradoxe de l’horreur est donc soulevé par la question « comment les gens peuvent-ils être attirés par ce qui est repoussant ? »
La solution carrollienne du paradoxe de l’horreur : la théorie « coexistentialiste » du plaisir et de l’horreur
4Le paradoxe de l’horreur est en réalité une forme particulière du paradoxe de la tragédie, le problème plus général et connu depuis l’Antiquité de savoir comment on peut prendre plaisir à suivre des histoires tragiques. Pour surmonter le paradoxe de l’horreur, Noël Carroll s’inspire de la solution donnée par David Hume au paradoxe de la tragédie, selon qui le triste sort des personnages ne provoquerait en lui-même aucun plaisir, mais stimulerait émotionnellement le spectateur alors mieux capable d’apprécier les qualités formelles du récit3. Il soutient donc que l’horreur éprouvée devant les films ne provoquerait en elle-même aucun plaisir, mais coexisterait chez le spectateur avec le plaisir de suivre une structure narrative4 de découverte, c’est-à-dire un récit dont le but serait la découverte et la confirmation de l’existence et des propriétés de ce qui est le mieux capable de susciter une soif de découverte, à savoir l’inconnu au sens le plus fort du terme : l’inconnaissable, ce qui dépasse nos catégories culturelles en tant qu’il s’agit d’un « être qui n’existe pas maintenant selon la science contemporaine »5. Mais comme ce qui dépasse nos catégories culturelles est jugé monstrueux et provoque, si l’on en croit l’anthropologue Mary Douglas, le dégoût6, alors les récits les mieux capables de nous procurer ce plaisir de la découverte seront structurés autour de la figure d’un monstre qui nous dégoûte au point de provoquer l’horreur. L’horreur « est le prix à payer pour que nous soit révélé ce qui est impossible et inconnu, ce qui viole notre schème conceptuel »7.
5Carroll qualifie sa théorie de « coexistentialiste » au sens où l’émotion d’horreur « coexiste » avec le sentiment de plaisir sans le provoquer, ce qui permet de surmonter le paradoxe initial. Lorsque nous sommes confrontés à l’image d’un monstre qui nous effraie et nous répugne, comme un extra-terrestre, un vampire, un zombie, etc., « [c]e n’est pas que nous désirions le dégoût, mais ce dégoût est le concomitant prévisible de la découverte de l’inconnu »8.
6On remarque que cette théorie ne résout le paradoxe que si le monstre est un être dont l’impureté surnaturelle échappe aux limites du scientifiquement possible. Il n’est donc pas étonnant que les critiques de la philosophie de l’horreur de Noël Carroll aient souvent interrogé cette conception du monstre.
Le monstre, possible ou impossible ?
7L’une des premières difficultés que l’on ait soulevées à l’encontre de la définition carrollienne du monstrueux est qu’elle présuppose que les monstres des films d’horreur ne peuvent pas exister. Or, cela conduit à exclure des films très populaires et décisifs pour l’histoire du genre comme Psychose d’Alfred Hitchcock (1960)9 et le sous-genre cinématographique du « slasher film » qui s’en est inspiré10, dont les films fondateurs comme Massacre à la tronçonneuse (Hooper, The Texas Chainsaw, 1974), La Colline a des yeux (Craven, The Hills Have Eyes, 1977), Halloween : La Nuit des masques ou encore Vendredi 13 (Cunningham, 1980) mettent tous en scène des tueurs dont la science contemporaine ne nie malheureusement pas l’existence11.
8La réponse de Carroll est que des tueurs comme Freddy Kruger dans Freddy, les griffes de la nuit (Craven, A Nightmare on Elm Street, 1984) ou Michael Myers dans Halloween (J. Carpenter, 1978)12 ont une invincibilité surnaturelle. Que ces personnages ne nous inspirent de l’horreur que parce qu’ils sont impossibles est pourtant discutable ; qu’on songe, par exemple, qu’avant d’être assassiné et de réapparaître dans les rêves des enfants de ses bourreaux et d’ainsi échapper aux lois de la nature telle que la science la conçoit13, Freddy Kruger était un psychopathe pédophile, un type d’hommes dont la science ne nie pas l’existence.
9Pour intégrer ces contre-exemples à sa théorie, Carroll soutient que, puisqu’ils ne rentrent pas dans les classifications psychiatriques officielles14, il faut les considérer comme appartenant à la science-fiction et distinguer les personnages, dérivés de Norman Bates, qui relèvent de la « science-fiction psychologique » (science fiction of the mind), de ceux qui relèveraient, comme les monstres des séries Alien et Predator (J. McTiernan, 1987), de la « science-fiction du corps » (science fiction of the body).
10Mais quand bien même cette distinction conceptuelle serait pertinente, il faudrait encore que la théorie de Carroll puisse rendre compte du sous-genre de « l’horreur réaliste » qui raconte les méfaits de tueurs en série ayant réellement existé15 et des films d’horreur épidémique puisque ce qui nous fait horreur, la contagion, ne se situe pas au-delà de nos catégories culturelles, mais est bien un phénomène naturel, malheureusement possible. Que le virus menace directement la vie des individus ou bien indirectement en produisant chez les contaminés des comportements monstrueux n’y change rien en effet : ce sont des phénomènes possibles et qui inspirent le dégoût sans « violer notre schème conceptuel »16. On sait, par exemple, que sous sa forme « furieuse ou psychiatrique », la rage humaine peut produire un comportement agressif chez le malade, comme dans 28 jours plus tard (D. Boyle, 2002), où les hommes sont littéralement enragés.
11Si la définition du genre de l’horreur devait nécessairement passer par une référence au monstre, le contre-exemple des films d’épidémie devrait nous inciter à rejeter la définition du monstre comme être horrible parce qu’impossible, au profit d’une conception capable d’intégrer à la fois les monstres impossibles, les tueurs en série et les épidémies.
Deux sortes de monstres possibles
Le monstre comme échec de la téléologie naturelle
12Pour faire droit à l’usage ordinaire du terme « monstres » pour désigner des êtres possibles, Robert Yanal a proposé de revenir à la définition aristotélicienne du monstre comme un être qui résulte d’un échec de la téléologie naturelle en général, c’est-à-dire qui est incapable d’atteindre la forme normale de l’espèce17. On pense à Freaks (Tod Browning, 1932) ou à Elephant Man (David Lynch, 1980). Parler de téléologie naturelle ici n’engage en rien à adopter un quelconque « finalisme » au sens d’une position selon laquelle les fins seraient des causes efficientes. Il s’agit seulement de reconnaître l’utilité et même la nécessaire complémentarité des explications téléologiques (ou fonctionnelles) et mécaniques en sciences de la nature. Autrement dit, parler d’échec de la téléologie naturelle pour désigner un membre d’une espèce qui ne possède pas les traits qui caractérisent d’ordinaire la forme normale de l’espèce, ce n’est pas expliquer que la nature a fait une erreur, mais c’est décrire le résultat d’un mécanisme qui reste à découvrir18.
Le monstre comme menace pour l’épanouissement humain
13On a reproché19 à cette conception du monstre comme erreur de la nature de ne pas rendre compte du monstre qui donne son titre à l’un des plus célèbres films d’horreur : l’Alien de Ridley Scott (1979). L’alien n’est en effet pas monstrueux parce qu’il n’aurait pas réussi à atteindre la forme normale de son espèce, mais parce qu’il est, au contraire, comme le dit l’officier scientifique du Nostromo, Ash, un « organisme parfait » dont la « perfection structurale n’a d’égale que [l’]hostilité ».
14Cependant, la monstruosité peut aussi être définie en fonction d’une téléologie anthropocentrée, autrement dit un monstre est aussi ce qui constitue une menace pour l’épanouissement de l’homme, pris individuellement ou collectivement, et qui provoque souvent pour cela de l’horreur. Raymond Fernandez et Martha Beck, Ed Gein, mais aussi Henry Lee Lucas20 sont des monstres en ce double sens qu’ils n’ont pas atteint le statut d’animal rationnel autonome et qu’ils menacent l’épanouissement d’êtres humains. L’exemple de l’alien ou des virus nous fait comprendre que ces deux conditions ne sont pas conjointement nécessaires et que la seconde -ce qui constitue une menace pour une téléologie anthropocentrée-, est supérieure à la première dans les films d’horreur.
15On a reproché à notre tentative pour sauver une définition du genre de l’horreur par le monstre de n’être pas assez restrictive. En effet, si tout ce qui constitue une menace pour l’épanouissement naturel de l’homme est un monstre, alors un tsunami devrait être considéré comme un monstre. Or, il ne semble pas que ce type d’appellation convienne pour ce que nous appelons des catastrophes naturelles.
16S’il semble que nous puissions pourtant parler de phénomènes monstrueux dans ce genre de cas, cette objection appelle au moins une autre réponse qui conduit à concevoir un autre sens du terme « monstre ».
L’inhumain foyer du monstrueux
17Relier le monstre à la notion de téléologie, naturelle ou anthropocentrée, semble permettre de définir le genre de l’horreur en référence à la monstruosité, tout en intégrant les contre-exemples énoncés à l’encontre de la théorie de Carroll. Cependant, cela présuppose que la présence d’un monstre est une condition nécessaire du film d’horreur. Or, s’il existe des films d’épidémie qui relèvent davantage du film catastrophe ou du thriller que de l’horreur, comme Alerte ! (W. Petersen, Outbreak, 1995) ou Contagion (S. Soderbergh, 2011), il ne semble pas impossible qu’un film s’insère de plein droit dans le genre horrifique sans que l’épidémie ne soit provoquée par des êtres monstrueux ou que des êtres monstrueux ne menacent à cause d’elle l’épanouissement de l’homme.
18Dans le film Infectés (D. et A. Pastor, Carriers, 2010), par exemple, le virus mortel se transmet par le moindre contact physique et même par l’air que l’on respire, mais on n’en connaît pas la cause et il ne transforme pas les gens en zombies. Les deux frères qui fuient le virus se sont fixé un certain nombre de règles pour survivre, qui les conduisent à adopter un comportement immoral, en abandonnant leurs parents, un père et sa fille sans ressources, la petite amie de l’un d’eux, pour s’offrir le plaisir égoïste de faire du surf sur la plage de leur enfance. Non seulement l’horreur ne naît pas ici du comportement des hommes contaminés, mais elle ne naît pas non plus seulement des comportements des hommes sains tant qu’ils demeurent fidèles à ces règles qui, malgré leur immoralité, semblent au moins devoir tirer une certaine légitimité de leur efficacité. L’horreur naît à partir du moment où les deux frères ne sont même plus capables d’être fidèles à leurs principes, ces « règles », à leurs buts et leurs valeurs. S’il y a des survivants à la fin du film, ils ne savent plus trop eux-mêmes qui ils sont et doivent reconnaître que la solitude à laquelle le sort les a condamnés, n’est pas seulement une affaire d’isolement géographique, mais a surtout à voir avec leur incapacité à reconnaître et à être reconnu par l’autre, faute d’avoir encore quelque chose à reconnaître. Dans la mesure où le film montre bien que la contamination induite par le virus n’est pas seulement la transformation directe, physique du corps, mais surtout la modification indirecte, morale des caractéristiques des survivants, ce film d’horreur sans monstre nous montre néanmoins la fabrique du monstrueux.
19Mais reconnaître que le foyer du monstrueux est l’humain lui-même conduit à déplacer le curseur conceptuel du monstrueux, de l’extracatégorialité du surnaturel à l’intrahumain, au sens du proprement « in-humain », en passant par le statut d’erreur de la nature. Autrement dit, notre plus grande peur, au point de mériter plutôt d’être appelée « horreur », serait celle qui naît lorsque nous comprenons qu’il est impossible de fonder rationnellement la confiance que nous avons dans le fait de ne pas pouvoir perdre nos caractéristiques essentielles en tant qu’êtres humains, celles auxquelles nous tenons. De ce point de vue, on pourrait dire que la possibilité de devenir monstre est essentielle à l’être humain. Cela semble justifier que le philosophe américain Stanley Cavell ait pu écrire jadis :
L’horreur scelle ma perception de la précarité de l’identité humaine, du risque qu’elle encourt d’être perdue, ou violée (invaded), mon sentiment qu’il se peut que nous soyons déjà, ou qu’il se peut que nous devenions, quelque chose d’autre que ce que nous sommes, ou croyons être.21
20Des films récents comme Carriers, Funny Games (M. Haneke, 1997), Saw (J. Wan, 2004) et Hostel (E. Roth, 2006)22 ou encore les derniers épisodes d’une série télévisée comme The Walking Dead (Darabont, 2010-), nous révéleraient ainsi que l’horreur naît moins d’une peur d’une altérité radicale, que d’une prise de conscience de la précarité et de l’indétermination23 de l’identité humaine et de la possibilité que des circonstances conduisent tous les hommes à adopter des comportements trop contraires à nos attitudes et valeurs caractéristiques pour que nous puissions y reconnaître l’humanité, ou plutôt d’une prise de conscience de ce que l’altérité la plus radicale est celle que je contiens, que la pire menace est celle que constitue le monstre que je peux devenir : je peux être un monstre, un alien.
À propos d’Alien : je suis un monstre
« La science-fiction va chercher en nous nos peurs et nos espoirs les plus profonds puis nous les montre grossièrement déguisés : le monstre et la fusée. »24
21Pourra-t-on aller jusqu’à dire qu’un palier supplémentaire de l’horreur est franchi quand l’individu est amené à reconnaître qu’il est possible que la phrase « je suis un monstre » soit toujours déjà vraie de lui ?
22C’est en tout cas ce que semblent indiquer les interprétations les plus convaincantes du film Alien, le huitième passager (1979) de Ridley Scott. En rapportant le film au genre de l’horreur, Stephen Mulhall a ainsi fait de l’alien un déguisement de nos peurs relatives aux phénomènes de la nature, de la sexualité, de la grossesse et de la naissance25. Mais l’alien contient aussi quelque chose de notre sens du lointain et relève ainsi d’une réflexion typique de la science-fiction en tant qu’il s’agit bien d’un récit qui vient préciser la conception que nous nous en faisons, en s’appuyant sur une possibilité technique pour l’instant hors d’atteinte, celle de voyager à plusieurs milliers d’années-lumière. Relève également de la science-fiction, ce qui intéressait spécialement Ridley Scott selon David Thomson, à savoir l’étude de « la façon dont les gens [contraints de vivre les uns avec les autres pendant une longue période] peuvent être affectés par la claustrophobie, la mélancolie et le fait de ne pas pouvoir échapper à la compagnie de compagnons que l’on n’a pas choisis »26. L’alien, c’est donc à la fois le lointain, avec la menace qu’il peut représenter, et l’insociabilité humaine.
23Cependant, quand on remarque que l’alien est d’abord un extraterrestre dangereux, un monstre semblable au requin géant des Dents de la mer(Spielberg, Jaws, 1975) et aux tueurs des slashers, on n’est pas loin d’y voir l’homme masculin prédateur pour qui la femme est une proie qui le nourrit en même temps que le moyen de sa reproduction27. Cette interprétation, qui vient identifier l’alien et la domination masculine, semble confortée par le fait que l’équipage semble ligué contre le lieutenant Ripley. Dans le Making of du DVD, Scott dit d’ailleurs qu’il voulait montrer que le « chauvinisme masculin » pouvait très bien traverser les siècles.
24Mais la difficulté à s’exprimer, à faire entendre sa voix n’est pas moins grande pour les autres personnages que pour Ripley, d’autant que le mode normal des échanges verbaux est l’ironie, ce qui est le signe d’une incapacité à se faire confiance les uns aux autres, au point que l’amitié semble impossible : au contraire, à ne communiquer que sur un mode ironique, de peur de s’exposer, on finit par s’aliéner ses amis. En réalité, le scepticisme est si profondément ancré dans l’esprit des membres de l’équipage, qu’il en devient source d’agressivité et de violence. Scott parle ainsi d’une disparition de la camaraderie, de l’isolement ainsi produit, qui consiste en ce que chacun se retrouve seul avec ses pensées.
25Si l’on accepte de considérer que Ripley fait le lien entre le processus de torture mentale ainsi mené par l’équipage et la torture physique exercée par l’alien, alors on pourra accepter de dire que c’est comme si le processus de pénétration, de fécondation et de parturition mené par l’alien n’était qu’un « déguisement grossier » du processus par lequel on peut insinuer en quelqu’un des doutes si forts qu’il en perde confiance en lui-même. Plutôt que d’identifier l’alien à la seule domination masculine, il serait donc préférable de l’identifier aux procédés violents qui naissent de la méfiance et de l’incapacité à coopérer les uns avec les autres. L’alien rejoindrait alors une figure de l’extraterrestre présente dans un film comme Planète interdite (Fred M. Wilcox, Forbidden Planet, 1956) où le monstre, qui a réussi à exterminer une civilisation bien plus avancée que la nôtre, est une création de l’inconscient de ses victimes. Autrement dit, comme dans toute aliénation authentique, les artisans principaux de la servitude en sont aussi les victimes dans la mesure où la méfiance qui règle les rapports des uns avec les autres commence d’abord envers soi. De sorte que la menace que représente l’alien, c’est celle du comportement humain qui naît d’un manque de confiance en soi, du scepticisme dirigé vers soi et ses propres pensées.
26Si cette interprétation a quelque valeur, alors on pourrait conclure que le film est un appel à prendre conscience de ce que je suis le monstre tant que je ne suis pas celui que je pourrais être si les autres et surtout moi-même ne m’en empêchions. La menace que symbolise l’alien, c’est bien celle d’une perte de confiance en soi, d’un scepticisme paralysant qui empêche l’individu de s’accomplir avec les autres et au milieu d’eux, et le condamne à ne jamais être celui qu’il devrait être, à toujours échouer à réaliser une téléologie intentionnelle, à être, en ce sens, le monstre le plus dangereux qui soit pour lui-même, un monstre qu’il devra apprendre à reconnaître et à contenir pour devenir celui qu’il est appelé à être.
source :
Hugo Clémot
Amerika [En ligne], 11 | 2014, mis en ligne le 25 décembre 2014, consulté le 13 novembre 2018.
URL : http://journals.openedition.org/amerika/5192 ; DOI : 10.4000/amerika.5192
Bibliographie
Filmographie
28 jours plus tard (D. Boyle, 28 Days Later, 2002)
Alerte ! (W. Petersen, Outbreak, 1995)
Alien, le huitième passager (R. Scott, 1979)
La Colline a des yeux (W. Craven, The Hills Have Eyes, 1977)
Contagion (S. Soderbergh, 2011)
Deranged (J. Gillen et A. Ormsby, 1974)
Elephant Man (D. Lynch, 1980)
DOI : 10.1097/00001888-200005000-00014
Freaks (Tod Browning, 1932)
Freddy, les griffes de la nuit (W. Craven, A Nightmare on Elm Street, 1984)
Funny Games (M. Haneke, 1997)
Halloween : La Nuit des masques (J. Carpenter, 1978)
Henry : Portrait of a Serial Killer (J. MacNaughton, 1986)
Hostel (E. Roth, 2006)
Infectés (D. et A. Pastor, Carriers, 2010)
Les dents de la mer (S. Spielberg, Jaws, 1975)
Les monstres (Dino Risi, 1963)
Massacre à la tronçonneuse (T. Hooper, The Texas Chainsaw, 1974)
Planète interdite (Fred M. Wilcox, Forbidden Planet, 1956)
Peeping Tom (M. Powell, 1960)
Predator (J. McTiernan, 1987)
Psychose (A. Hitchcock, Psycho, 1960)
Répulsion (R. Polanski, 1965)
Saw (J. Wan, 2004)
Sisters (B. de Palma, 1973)
The Walking Dead (série TV, F. Darabont, 2010-)
The Honeymoon Killers (L. Kastle, 1969)
Vendredi 13 (S. Cunningham, 1980)
Bibliographie
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Notes
1 Carroll, Noël, The Philosophy of Horror or Paradoxes of the Heart, New York : Routledge, 1990 ; trad. fr. La philosophie de l’horreur, Paris : Aux Forges de Vulcain, 2014, à paraître ; nos traductions.
2 Carroll, ibid., p. 10.
3 Carroll ne reprend qu’une partie de la subtile théorie de Hume qui est plus complexe que ce qu’en dit la phrase ci-dessus. Voir Hume, « De la tragédie » (1757), Essais et traités sur plusieurs sujets. Essais moraux, politiques et littéraires, Première partie (trad. fr. Michel Malherbe), Paris : Vrin, 1999, pp. 257-264 et Carroll, The Philosophy of Horror, op. cit., pp. 179-181.
4 Carroll, ibid., p. 181.
5 Carroll, ibid., p. 27. Aaron Smuts remarque qu’il est préférable de concevoir l’expression de « science contemporaine » comme désignant la science contemporaine de l’univers diégétique pour éviter d’avoir à exclure un film du genre de l’horreur suite à des découvertes scientifiques réelles. Voir Smuts, « Horror », in Paisley Livingston et Carl Plantinga éd., Routledge Companion to Philosophy and Film, New York, Routledge, 2009, p. 19.
6 Carroll fait référence à Mary Douglas, De la Souillure. Essais sur les notions de pollution et de tabou (1967), Paris, Éditions La découverte, 1992. Il attribue à l’auteur l’idée selon laquelle ce qui provoque le dégoût est toujours, pour l’homme primitif comme pour l’homme moderne, une rupture de l’ordre symbolique et social. Voir Carroll, The Philosophy of Horror, op. cit., p. 31.
7 Carroll, ibid., p. 186.
8 Carroll, ibid., p. 85.
9 Carroll s’en explique (ibid.¸pp. 38-39) : si l’on a tendance à ranger à tort Psychosedans la catégorie de l’horreur, c’est justement parce que Norman Bates est un monstre psychologique, plutôt que biologique : « He is Nor-man, neither man nor woman but both. He is son and mother. He is of the living and the dead. He is both victim and victimizer. He is two persons in one. He is abnormal, that is, because he is interstitial ». Plutôt que de constituer un contre-exemple à sa théorie, le film d’Hitchcock en illustrerait la puissance explicative pour rendre compte de la logique sous-jacente et souvent ignorée de nos tendances classificatrices. Le problème est que des individus comme Norman existent. S’il est un monstre, alors il faut redéfinir la catégorie du monstre de façon à ce qu’elle ne coïncide pas avec l’impossible. Si Psychose n’est pas un film d’horreur, mais simplement un conte de terreur (« tale of terror »), alors le paradoxe de l’horreur ne fait qu’être déplacé sur cet autre « genre » par la décision de Carroll. Voir Berys Gaut, « The Paradox of Horror », in Arguing about Art, Alex Neill et Aaron Ridley éd., 2nd. éd., New York: Routledge, 2003; p. 296.
10 Clover, Carol J., « Her Body, Himself: Gender in the Slasher Film » (1987), inBarry Keith Grant éd., The Dread of Difference. Gender and the Horror Film, Austin: University of Texas, 1996; pp. 66-113.
11 Voir Gaut, op. cit., et Clover, ibid. Parmi les films très populaires que la définition de Carroll exclut du genre de l’horreur, Shaw, Daniel(2001) cite également Peeping Tom de Michael Powell (1960), Répulsion de Roman Polanski (1965) ou Sisters de Brian de Palma (1973). Voir Shaw, Daniel « Psychological Determinism and Dead Ringers », Film and Philosophy, vol. 3, Winter 1996, URL: http://www.davidcronenberg.de/psychoringers.html, consulté le 22 octobre 2014.
12 Carroll, The Philosophy of Horror, op. cit., p. 37.
13 Voir la séquence d’étude expérimentale du rêve en laboratoire.
14 Carroll, « Enjoying Horror Fictions: A Reply To Gaut », in British Journal of Aesthetics, vol. 35, n° 1, Oxford: 1995; p. 68.
15 Voir Freeland, Cynthia, « Realist horror », in Philosophy and Film, Cynthia Freeland et Thomas Wartenberg éd., New York: Routledge, 1995, pp. 126-142 et The Naked and the Undead: Evil and the Appeal of Horror, Boulder : Westview Press, 1999, Robert Yanal, « Two monsters in search of a concept », in Contemporary Aesthetics, 1, 2003, URL : http://www.contempaesthetics.org/newvolume/pages/article.php?articleID=201, consulté le 22 octobre 2014 et les films The Honeymoon Killers (L. Kastle, 1969), Deranged (J. Gillen et A. Ormsby, 1974), Henry: Portrait of a Serial Killer (J. MacNaughton, 1986) cités par Steven Jay Schneider, « Monsters as (uncanny) metaphors: Freud, Lakoff, and the representation of monstrosity in cinematic horror », in Alain Silver et James Ursini éd., Horror Film Reader, New York : Limelight Editions, 2000, pp. 167-191.
16 Carroll, The Philosophy of Horror, op. cit., p. 185. Si les phénomènes épidémiques constituent un contre-exemple à la thèse de Carroll selon laquelle ce qui provoque le dégoût est ce qui se situe « en dehors de nos schèmes conceptuels actuels » (Carroll, The Philosophy of Horror, op. cit., p. 184), on pourrait nier l’idée que ce qui se situe « en dehors de nos schèmes conceptuels actuels » (Carroll, ibid., p. 184) provoque nécessairement le dégoût puisque ni Dieu, ni Superman, ni le Saint Graal ne semblent devoir susciter une telle aversion ; voir Neill, A., « On a Paradox of the Heart », Philosophical Studies, vol. 65, n° 1-2, Arizona States University : 1991, pp. 55-56.
17 Yanal, art. cit.
18 Sur la réhabilitation contemporaine de la notion de téléologie naturelle, voir Descombes, V., La Denrée mentale, Paris : Minuit, 1995 ; pp. 64-69, Gnassounou, B. et Kistler, M. Causes, pouvoirs et dispositions en philosophie, Paris : PUF, 2005 et Hacker, P.M.S., Human Nature. The Categorial Framework, Londres : Blackwell, 2007 ; pp. 191-192.
19 Smuts, « Horror », art. cit. ; p. 506.
20 Les tueurs en série ayant réellement existé dont on suit la dérive dans les films The Honeymoon Killers, Deranged et Henry : Portrait of a Serial Killer.
21 Cavell, Stanley, Les voix de la raison. Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie, Paris : Le Seuil, 1996 [1979], p. 600.
22 Voir Chevalier-Chandeigne, Olivia, La philosophie du cinéma d’horreur, Paris : Ellipses, « Culture pop », 2014 ; p. 65.
23 Voir la fin du livre de Dufour, Éric, Les monstres au cinéma (Paris : Armand Colin, 2009), à propos du cinéma italien des années 1960-1970 qui s’attachaient à montrer la monstruosité des comportements humains comme dans Les monstres (1963) de Dino Risi : « le monstre n’est plus un monstre physique qui vient d’ailleurs, mais un monstre psychologique engendré par la société ».
24 « Science fiction plucks from within us our deepest fears and hopes then shows them to us in rough disguise: the monster and the rocket. » (Wystan Hugh Auden). C’est l’une des deux citations sur lesquelles s’ouvre le script d’Alien de juin 1978, écrit par Walter Hill et David Giler, inspiré du scénario de Dan O’Bannon et d’une histoire de Dan O’Bannon et de Ronald Shusett.
25 Stephen Mulhall, On Film, New York: Routledge, 2008 (2nde édition).
26 David Thomson, The Alien Quartet: A Bloomsbury Movie Guide, Londres: Bloomsbury Publishing, 1999; p. 10.
27 Voir Clover, Carol J., « Her Body, Himself: Gender in the Slasher Film », art. cit.
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