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« La Tortue Rouge » : Le Négatif déplié d’une Vie

Publié le 14 Novembre 2018, 15:08pm

Catégories : #Philo & Cinéma

« La Tortue Rouge » : Le Négatif déplié d’une Vie

Peu de films comme La Tortue Rouge de Michaël Dudok de Wit ont su traduire, avec des images qui seraient l’envers de notre monde commun, tel un négatif, les cheminements intérieurs que trace l’existence affective des êtres humains. A l’instar de la peinture, l’animation dépend moins d’une image de la réalité restituée par la reproduction photographique que de la possibilité d’inventer un nouveau monde, fidèle ou non au modèle. La grande question du cinéma d’animation, celle qui devrait toujours orienter notre regard, pourrait être celle de son référent. De quel monde nous parlent les images animées ? Avec quoi cherchent-elles à se confondre ? Imitent-elles le monde commun ou tendent-elles plutôt à le ré-imaginer ? Parce qu’elle repart d’une page blanche et lutte moins avec la contingence de la matière, l’animation possède un pouvoir d’imagination sans limite qui lui offre théoriquement plus de possibilités pour réaliser les paris les plus démesurés et les plus complexes. Avec La Tortue Rouge, Dudok de Wit n’invente pas simplement un conte ou une belle métaphore de plus sur l’existence humaine (ce que beaucoup de films d’animation font déjà) : ses images animées semblent provenir de l’intériorité même de l’être humain, elles en prolongent les gestations et les cheminements, comme si Dudok de Wit les avait cueillies au plus près de la source. Le référent est donc ce monde intérieur de l’homme (qui est autant celui du cinéaste que du spectateur) dans lequel les traces du monde se manifestent sous la forme de nouveaux corps qui écrivent et entérinent ce qui se passe à l’extérieur. Rien – une narration, des signes de rattachement, des repères communs – ne va rappeler ces images en provenance de notre intériorité à la perception ordinaire du monde extérieur commun. La Tortue Rougedéplie ainsi un monde caché qui garde en mémoire les traces des événements importants que le fil de l’existence laisse dans notre intériorité sous sa forme imaginaire. Dudok de Wit dépeint l’aventure de notre double intérieur (nous nommerons le personnage du film de cette manière) cherchant à s’approprier son île déserte à partir de la réapparition imagée des événements du monde extérieur avec lesquels il doit composer.

Le film est entièrement muet. Dudok de Wit n’a pas besoin des mots pour dérouler cet ensemble d’affects imagés qui digèrent le monde commun et se structurent à partir de celui-ci dans l’ombre de notre intériorité. Les images animées parlent d’elles-mêmes, dans leur propre langue. Les mots deviennent inutiles pour exprimer ce qui se trame dans ce monde intérieur où chaque forme d’altérité rencontrée dans le monde commun se présente sous son apparence affective. Les crabes, les tortues, les vagues, la forêt, puis la femme et l’enfant, sont des corps-traces qui naissent de l’empreinte des événements « réels », ceux qui nous tombent dessus et qui se faufilent jusque dans les profondeurs de notre être. Le tropisme littéraire de l’homme échoué sur une île déserte devient la métaphore d’un dialogue entre l’intérieur et l’extérieur. Dudok de Wit se passe ainsi des mots et, dans le même mouvement, ne se réfère plus au monde extérieur par le biais des pratiques courantes d’un cinéma narratif convenu. Chaque élément se présente comme une représentation d’un événement extérieur, qui peut être anodin ou important, avec lequel notre double intérieur entre en relation tandis que les choses, en surface, ne font que prendre forme. Dudok de Wit semble nous montrer le lieu où les événements du monde extérieur concrétisent leur impact sur nous avant de s’actualiser complètement dans le monde commun et dans nos relations avec les autres. Les premières tortues que nous voyons renvoient aux autres humains qui nous accompagnent et qui, un jour, peuvent se transformer et représenter autre chose pour nous : une tortue rouge qui donnera naissance à la femme aimée. Ce qui est banal et ignoré se faufile lentement entre les vagues pour atteindre la plage : la transformation d’un élément banal du monde commun (une femme parmi les milliards d’autres), se trouvant représentée ici sous la forme d’une tortue qui devient une tortue rouge, marque les prémisses d’un processus d’intégration d’une altérité dans notre existence. On peut encore citer ces petits crabes, qui ne sont pratiquement que des crabes dénués d’expressions humaines (contrairement à l’habituel bestiaire mignon qui compose le cinéma d’animation commercial), et qui ne jouent aucun rôle dans la narration et semblent incarner le lien qui unit le personnage avec une forme d’innocence innée. Dudok de Wit n’utilise pas ces crabes pour attendrir ou faire rire le spectateur, mais pour introduire une sorte de bonté que chacun conserve quelque part en soi. Une part d’enfance, d’innocence, d’insouciance. Ces crabes ne quittent jamais vraiment notre double intérieur. Ils semblent plus représenter une partie de sa conscience plutôt qu’un événement du monde extérieur.

 

Les crabes dans le film d'animation La Tortue Rouge

Les crabes, une forme d’innocence

 

Durant la première demi-heure du film, notre double intérieur, encore assez jeune, veut à tout prix quitter l’île. Mais une tortue rouge lui barre le passage et coule systématiquement son radeau lorsqu’il veut s’échapper. Dans une magnifique séquence, il finit par retourner la tortue sur le dos afin de pouvoir enfin mettre les voiles. Mais il est soudain pris de remord en la voyant agoniser sur la plage. Il tente de la sauver, sans succès, et il s’apitoie alors sur lui-même. Dudok de Wit présente les événements comme une suite d’affects déconnectée de toute logique narrative. Il importe peu de savoir si notre double intérieur parviendra à s’échapper de l’île. Les détails imagés, comme ces crabes omniprésents, et le processus de décoction des affects, importent plus que l’histoire et la narration, qui sont les affaires du monde extérieur – et d’un cinéma qui l’accompagne. La Tortue Rouge met bout à bout une série d’affects dominants avec lesquels il faut composer intérieurement. Que pouvait bien vouloir cette tortue rouge ? Elle ne voulait évidemment faire aucun mal au fuyard. C’est l’image-trace d’un être rencontré dans le monde, qui soudainement change de corps, de trajectoire, pour s’installer dans notre vie. Pour Dudok de Wit, la rencontre amoureuse se traduit par l’arrivée sur notre île déserte d’un être qui change d’apparence : une image, un corps nouveau, qui va lentement être apprivoisé, pour finir ensuite par s’installer définitivement. C’est ce genre de choses que veut partager Dudok de Wit, et pour lesquelles il trouve une langue spécifique : l’arrivée, l’apprivoisement et l’évolution, dans le négatif d’une vie humaine, des choses qui comptent. Ce peut être une femme, un enfant à qui on apprend tout et qu’il faut ensuite laisser partir, la compassion, la perte.

On voit bien comment La Tortue Rouge se différencie de Vice Versa des studios Pixar. L’intériorité y est montrée comme un monde bien huilé qui s’auto-conditionne à partir d’éléments déterminés. Chaque action de la petite fille dépend des réponses précises formulées par les cinq caractères qui pilotent son cerveau et doivent assurer le maintien des îles de personnalité. Dans ce monde intérieur foisonnant, on peut croiser le vieil ami imaginaire ou les créatures qui hantent les cauchemars. Mais tout cela, d’une certaine manière, relève du schématisme. L’ami imaginaire n’a pas la puissance abstraite des crabes de Dudok de Wit. Dans Vice Versa, tout est cartographié, connu, identifié. Ce ne sont pas des traces qui viennent écrire une autre histoire, un négatif de l’existence, comme dans La Tortue Rouge, mais une chaîne de stimuli identifiables qui réduit l’existence d’un être humain à des réflexes psychologiquement déterminés. Alors que chez Dudok de Wit, malgré ce que les apparences pourraient laisser penser, le monde intérieur et notre double ne sont tant contraints par une quelconque mécanique interne et réactive. Bien au contraire, ils doivent composer avec les événements se produisant dans le monde extérieur, et qui se présentent sous une forme imagée pour être apprivoisés. C’est une autre grande originalité de La Tortue Rouge : derrière ses allures de conte pétrifié dans une sorte de déterminisme universel ne laissant aucune échappatoire, c’est d’abord le monde extérieur, invisible, les cheminements qui aboutissent, les événements qui nous élèvent ou nous terrassent, qui vont déterminer le contenu du négatif que Dudok de Wit cherche à déplier. La conception que se fait Vice Versa du rapport entre l’intériorité et l’extériorité paraît alors bien réductrice.

Déplier la vie intérieure comme on développe un négatif, sans devoir recourir aux mots ni aux ressorts narratifs traditionnels. La Tortue Rouge ne peut pas se regarder comme n’importe quel film. Le spectateur doit produire un effort inhabituel, surtout pour un film d’animation, afin de ne pas rester, justement, en dehors. Il pourrait beaucoup trop vite rattacher ce qu’il voit à ce qu’il connaît, aux habitudes qu’il pourrait avoir devant un film d’animation. Il doit accepter de regarder La Tortue Rouge comme s’il s’agissait d’images qui reflètent les processus affectifs à l’œuvre dans son île intérieure. Dudok de Wit prend le pari de cette épure totale pour amener le spectateur à faire résonner son monde avec le sien. Son film n’aurait pratiquement aucun intérêt s’il ne réfléchissait pas les tissus d’images qui nous habitent et qui donnent, peut-être, du lien aux choses, en les faisant durer, exister, en faisant en sorte d’accomplir les événements naissants. La Tortue Rouge essaye de montrer comment un événement devient important, ou comment l’être humain s’approprie une chose pendant que celle-ci, dans le même mouvement, se laisse apprivoiser. Comme dans Père et Fille, où une fille abandonnée par son père en haut d’une falaise repasse tout au long de sa vie devant cet endroit, La Tortue Rouge doit presque se regarder comme le négatif scellé d’une vie. Par son abstraction totale, la langue de Dudok de Wit parvient à se rapprocher de l’un des grands rêves du cinéma d’animation : celui de retranscrire l’invisible par l’imaginaire sans devoir souffrir des contraintes de la vraisemblance, de la narration, de certaines attentes du public et des frontières qui séparent les intériorités. Un cinéma qui remonterait à la source de nos vies intérieures. Dans cette mesure, le cinéma d’animation serait l’autre nom de ce négatif scellé qui n’aurait besoin que des images animées pour diriger le spectateur vers sa propre île.

Guillaume Richard,  juillet 2016

source : https://www.rayonvertcinema.org/la-tortue-rouge/


 

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