INTRODUCTION
Quand on parle de personnage, en général, on désigne par ce terme un acteur de théâtre dont le rôle est prévu à l’avance dans le scénario écrit par l’auteur de la pièce. Les acteurs sont ainsi paradoxalement spectateurs, spectateurs de leur rôle qui se déroule comme prévu par le scénario. Il n’y a guère que dans la comedia del arte (tradition italienne) que les acteurs ont le droit d’improviser leur rôle et leurs paroles.
Mais dans la vie réelle et sociale, ne sommes-nous pas aussi des personnages dont on nous impose la conduite ? Dans la vie de tous les jours, nous comportons-nous comme des personnages ou des personnes douées de personnalités authentiques ? Par ailleurs, avec le phénomène de la mort, ne sommes-nous pas des personnages qui s’évertuent dans la comédie, alors que toute destinée humaine aboutit finalement à une tragédie ? Y a-t-il des situations où nous abandonnons le masque que nous a imparti la société ?
PREMIÈRE PARTIE : TRÈS SOUVENT, DANS LA VIE RÉELLE, ET NOTAMMENT DANS SA DIMENSION SOCIALE, NOUS SOMMES, EN GÉNÉRAL, DES PERSONNAGES.
Premier argument : Dans énormément de situations, la société nous amène à être pratiquement toujours en représentation. Pourquoi ? Parce que dans beaucoup de cas, nous ne côtoyons pas des intimes, nous sommes donc bien obligés alors de revêtir notre masque social. Et selon son rôle social, on doit jouer son personnage. Nous nous comportons comme les autres attendent que nous nous comportions. C’est pourquoi Shakespeare, justement grand dramaturge et créateur de personnages déclarait : « Je tiens ce monde pour ce qu’il est : un théâtre où chacun doit jouer son rôle« . La société exige de nous un certain comportement selon notre fonction sociale : un élève doit se comporter d’une certaine manière, doit rentrer dans un certain moule correspondant à l’élève modèle (être studieux, attentif en classe, avoir le respect du professeur et de ses camarades); de même le professeur doit exercer sa profession selon certaines caractéristiques : sérieux, rigueur, souci pédagogique, clarté dans les explications mais aussi éviter une certaine familiarité vis à vis de ceux qu’il enseigne, le vouvoiement est d’ailleurs préférable dans ce cas au tutoiement. Le professeur est bien obligé de par sa fonction de mettre une certaine barrière entre lui et les élèves en général pour avoir son autorité. Ainsi P.Janet dans l‘Évolution Psychologique de la Personnalité (livre écrit en 1929) constatait : « Nous sommes des personnages et nous jouons notre rôle plus ou moins bien. Les uns ont le personnage du prêtre, d’autres le personnage du médecin…Il y a le parfait notaire, il y a le brillant ingénieur, le bel officier. Chacun a ainsi un rôle particulier, et nous jouons tous , vis à vis des autres, un personnage. Nous ne pouvons pas lui échapper, et cela est si vrai qu’au bout d’un certain temps, la profession modifie l’attitude des personnages ». Autrement dit, à force de jouer notre rôle social, notre être tout entier finit par en être transformé et profondément modifié. par exemple, à force de professer, un professeur veut partout être écouté comme un oracle; à force de commander, l’officier veut partout être obéi, même par ses enfants qui ne sont pourtant pas des recrues ! À force de jouer un rôle social, le moi social finit par ne plus se distinguer du moi intime.
Deuxième argument : En fait, c’est surtout dans le monde du travail que nous jouons un personnage. Le monde du travail, exige en effet, de notre part un effort de participation et de cohésion grégaire dans le bon fonctionnement de la société. En échange de ce service rendu à la société, on a droit à un salaire, ou encore à de bonnes notes ( car l’élève travaille finalement lui aussi !) . « Tout travail mérite salaire » dit le proverbe, la société remercie les individus de bien jouer leur rôle. Le problème c’est que si l’on se prend trop au sérieux dans sa tâche professionnelle, on risque de tomber dans la mauvaise foi et de faire une confusion entre notre être profond et notre fonction sociale.
Troisième argument : À force de jouer un personnage dans notre vie sociale, nous tombons dans le problème de la mauvaise foi. C’est notamment ce qu’a bien remarqué Sartre dans l’Être et le Néant avec le célèbre exemple du garçon de café (Première partie, chapitre 2). Voici comment Sartre nous le décrit : »Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client ». Autrement dit, le garçon de café en fait trop. Il en rajoute et en surajoute. Il y a de la redondance dans son comportement, c’est comme s’il cherchait à se persuader lui-même qu’il ne fait plus qu’un avec sa fonction sociale.
Mais à force de ne vouloir faire qu’un avec sa fonction sociale, le garçon de café se retrouve séparé de lui-même, séparé de son être profond; car le garçon de café n’est pas par essence un garçon de café, il est d’abord un être humain doté de liberté. De même le professeur n’est pas par essence un professeur, il est d’abord aussi un être humain, confronté à lui-même plutôt que confronté à un public. Par contre, le plateau que tient le serveur ou la craie que tient le professeur sont des êtres pour soi, non dotés de liberté. les objets ont une essence, ils ont un but précis : le plateau doit porter les boissons et les consommations aux clients, la craie doit servir à écrire au tableau. Par contre, le garçon de café, ou encore le professeur n’ont pas une essence prédéterminée à l’avance sur leur existence et sur leur être. Alors que pour les objets, « l’essence précède l’existence »; pour les êtres humains, c’est l’inverse, »l’existence précède l’essence« . Autrement dit, avant d’être prédéterminé à telle ou telle fonction sociale, l’être humain est liberté, projet d’être, c’est à lui de s’inventer en grande partie (du moins surtout pour ceux qui prennent le temps de réfléchir…!)
Mais être trop dans son rôle comme le garçon de café, que Sartre a sans doute observé au café de Flore, c’est de la mauvaise foi. Mais il est tentant de s’approprier une essence pour fuir son propre néant, son propre vide. Car la mauvaise foi est l’imposture de l’être qui se prend pour un personnage au lieu d’assumer sa liberté. Il y a quelque chose de vertigineux à se prendre pour une essence; aussi Sartre compare la démarche du garçon de café à la marche d’un funambule sur un fil, menacé en permanence de perdre son équilibre, le plateau lui servant de balancier ! Voici comment nous le décrit encore Sartre : « Le voilà qui revient en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule ». Oui, le garçon de café se confondant avec son personnage se trouve au bord de l’être comme on est au bord du gouffre. À force de jouer un personnage, on finit par n’être plus soi-même, qu’une représentation pour les autres, mais au fond de soi un néant. Et même un professeur de philosophie (profession plus valorisante que garçon de café) peut n’être qu’un personnage; car même celui qui interroge l’être (comme le philosophe) peut se sentir vide une fois descendu de son estrade. Aussi ce n’est pas parce qu’une fonction sociale est prestigieuse et intéressante qu’elle suffira à accomplir notre être et combler notre néant. Le personnage ne suffit pas à faire de nous une personne à part entière.
Quatrième argument : Nous jouons d’autant plus un personnage que nous sommes engoncés dans nos habitudes. Le problème, c’est que la vie sociale repose en grande partie sur des habitudes; comme le constate Bergson dans son ouvrage Les deux Sources de la Morale et de la Religion : « La vie sociale nous apparaît comme un système d’habitudes plus ou moins fortement enracinées qui répondent aux besoins de la communauté ». Et comme le remarque Bergson, ces habitudes sociales sont quelquefois faites pour que nous commandions, mais en général : »la plupart sont des habitudes d’obéir ». Alors la vie sociale fait de nous des automates, des personnages soumis à un ordre social soi-disant juste. L’ordre social nous paraît légitime dans la mesure où nous y sommes habitués. Une coutume, à force d’être respectée devient comme une sagesse proverbiale à laquelle il ne faut point se dérober. Et quand nous obéissons à ces coutumes, nous croyons agir selon notre libre-arbitre, alors que nous ne faisons que consentir et encenser un ordre social: « Chacune de ces habitudes d’obéir exerce une pression sur notre volonté » nous dit encore Bergson. C’est alors que le moi social vient dominer le moi individuel au risque de lui faire perdre son authenticité et son originalité. Prenons un exemple d’habitude sociale longtemps respectée : la pratique du baptême catholique. Pendant des siècles, et surtout avant que la Réforme protestante n’apparaisse, c’était un rite de passage obligé à faire à son nourrisson pour les parents s’ils voulaient être intégrés à la société. Ne pas respecter ce sacrement, c’était se mettre hors la loi non seulement vis à vis de la religion, mais aussi hérétiques à la société même dont l’ordre social avait son fondement sacré dans le catholicisme. Ce que constate donc Bergson, c’est que le moi social vient déteindre sur le moi individuel, notamment par le poids des habitudes admises dans tel ou tel groupe humain.
Mais à force d’obéir à ces injonctions sociales, ne sommes-nous pas réduits à être des personnages, comme des marionnettes tirée par des fils invisibles, mais qui sont en fait du ressort, non de notre volonté, mais de pressions sociologiques provenant d’habitudes acquises au fil des siècles dans la mémoire collective d’un peuple ? Même quand nous débattons intérieurement sur tel ou tel choix à faire, ce n’est pas tant notre liberté qui s’évertue au Bien, mais constate Bergson : »En général, le verdict de la conscience est celui que rendrait le moi social ». Quant à l’angoisse morale qui en découle , « c’est une perturbation des rapports entre ce moi social et le moi individuel » ajoute Bergson. Prenons encore un exemple pour illustrer les propos de Bergson. Une femme célibataire est attirée par un homme déjà marié, elle peut se refuser à cet amour interdit pour des raisons d’intégrité morale bien sur ; mais aussi se dire que la pression sociale va la condamner et la désapprouver. Quand la jeune femme finalement se plie à la règle de ne pas commettre l’adultère, obéit-elle aux préférences de sa conscience intime, ou finalement ne fait-elle que se plier aux lois de l’ordre social établi ? C’est sur ce point là que Bergson veut que nous réfléchissions, nous agissons souvent de telle ou telle manière à cause de la pression sociale, plutôt que par véritable choix individuel.
Cinquième argument : Oui, nous jouons un personnage pour cacher nos failles aux autres, par peur du jugement d’autrui. Cette pression social est ce que Heidegger appelait la dictature du « on ». Comme le souligne Heidegger le « on », ce n’est pas le nous. Le nous est l’union d’une pluralité de moi bien distincts alors que le on renvoie au contraire à un agrégat commun et vague de volontés entremêlées par les habitudes sociales. Le « on » est une vague collectivité indistincte de moi, ce « on » est un peu tout le monde et personne de précis, c’est le qu’en dira t-on, la terrible rumeur qui peut tuer tout un chacun s’il déroge à l’ordre établi. le problème, c’est que cette dictature du « on » risque de faire de nous de simples personnages, et nous vouer à l’inauthenticité et à la banalité.
Alors nous plaint à la dictature du « on », on est obligé d’acquérir un terrible vice : l’hypocrisie.
Sixième argument : Car ce qui consacre finalement le personnage en nous, c’est le vice généralisé de l’hypocrisie dans la société. Et comme l’hypocrisie est presque une conduite obligée pour survivre en société, nous fuyons son contraire : la sincérité. Aussi l’écrivain O.Wilde observait : « Un peu de sincérité est une chose dangereuse, beaucoup de sincérité est absolument fatal ». Avec le règne de l’hypocrisie, Pascal, dans ses célèbres Pensées disait aussi que les humains ne faisaient que s’entre-mentir et « s’entre-tromper ». Pascal voyait un remède à ce mal dans la confession, mais qui nous dit que le confesseur est digne de confiance ? Le prêtre ne joue t-il pas aussi son personnage ? Celui qui a bien vu ceci est Molière dans le discours final de Don Juan. Don Juan, à la fin de la pièce, ricane et dit devant son valet Sganarelle qu’il jouera désormais le rôle de dévot et de prêtre, voici notamment ce qu’il déclare : »La profession d’hypocrite a de merveilleux avantages … C’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerait mal de tout le monde, et n’aurait bonne opinion que de moi... » Quel est, en effet, l’individu en qui nous pouvons avoir confiance ? La conscience humaine n’est-elle pas fondamentalement duplicité ?! Il y a le moi social, et le moi intime, l’être humain et son double : le personnage !
Septième argument : De tout ce qui précède nous pouvons aboutir au principe philosophique suivant : Plus on est une personne publique, plus on doit jouer un personnage. Souvent il arrive à des individus qui ne jouent pas un grand rôle social de rêver au sort des personnes publiques, et de ne plus vivre dans l’anonymat. ces individus ne se rendent pas suffisamment compte que ne pas être célèbre, connu est justement un avantage, car au moins ils ont une certaine tranquillité dans leur mode d’existence. prenons un exemple évident, celui de la royauté anglaise; ces individus surtout distingués par le sort plus que par le mérite personnel, doivent respecter une certaine étiquette. ils sont quasiment sans cesse en représentation, ma moindre parole déplacée de leur part peut virer au scandale, ils doivent bien jouer leur personnage, sinon shocking ! My god !
Mais dès que l’attention publique est sur nous, on est plus un personnage qu’une personne. c’est Camus dans l’Étranger qui a bien cerné ceci avec l’anti-héros de son roman Meursault. Meursault se retrouve aux Assises pour avoir assassiné un arabe sur une plage. Il se voit condamné à mort, mais ce qui entraîne ce jugement de peine capitale; ce n’est pas tant son crime que le fait que Meursault n’a pas pleuré, n’a pas versé une larme aux obsèques de sa mère. Et ce qui scandalise les jurés et qui revient dans le débat public au cours du procès, c’est que Meursault était indifférent à la mort de sa mère. les jurés sont choqués que Meursault ne joue pas la comédie du « bon fils »; c’est à ce moment-là d’ailleurs que les jurés le jugent comme un monstre. Meursault est condamné à mort surtout pour ne pas avoir son rôle social correctement à l’enterrement de sa mère, il est comme « étranger » à son personnage et au monde extérieur. Sa faute essentielle est ce sentiment d’absurdité qui l’envahit au fur et à mesure du déroulement du roman. Psychanalytiquement détaché de sa mère, il est d’abord jugé pour cela au point que l’avocat de Meursault s’insurge :« Enfin, est-il accusé d’avoir enterré sa mère ou d’avoir tué un homme » ?! Et le procureur répond : « Oui, …j’accuse cet homme d’avoir enterré une mère avec un cœur de criminel » (alors qu’il n’a pas encore commis le meurtre à l’enterrement de sa mère!) Ce que montre superbement Camus dans ce roman, c’est que malheur à qui ne joue pas correctement son rôle, son personnage quand l’éclairage public est sur lui !
Huitième argument : Mais le poids du personnage est d’autant plus pesant que l’on continue à jouer son personnage dans l’intimité de sa vie. En effet, il y a des individus qui ont une attitude tellement pathogène vis à vis de leur rôle social qu’ils ne s’en défont jamais même quand ils sont dans un cadre intime, quand ils sont dans un cadre familial, par exemple. Jouer la comédie à tous les niveaux, cela est possible …Même dans les moments les plus intimes, par exemple, une femme peut simuler l’orgasme pendant le coït ! Comédie du plaisir … Comédie de l’amour …Tragédie à la fin, bien sûr ! Il y a des individus qui ne sont jamais vrais et qui se rappellent à la fin de leur vie quel rôle ils auraient pu interpréter finalement, mais il est trop tard.
TRANSITION
C’est pourquoi les stoïciens disaient que ce qui compte surtout ce n’est pas de jouer le plus longtemps possible son personnage, mais de bien le jouer, bien l’interpréter. En effet, dans l’existence, il ne nous appartient pas de choisir notre rôle, disaient-ils, mais bien le jouer, voilà ce qui nous est imparti. Pour les stoïciens, on est bien obligé de jouer un personnage, car il y a beaucoup de choses que nous ne pouvons choisir, comme notre famille, notre naissance, notre origine sociale, notre sexe … alors l’être humain doit jouer un rôle qu’il ne choisit pas, car il le reçoit du Destin. Dans l’antiquité, la puissance du Destin était plus grande qu’à notre époque, car les conditions de vie étaient plus difficiles (pas de confort moderne), et la mobilité sociale minime. Aussi la position des Stoïciens est bien à replacer dans le contexte de leur époque.
Cependant, les siècles se sont écoulés désormais et il y a sans doute des situations où l’on peut échappé à un rôle prédéterminé; où l’on peut enlever son masque, où l’on est obligé de jouer un personnage.
DEUXIÈME PARTIE : COMMENT ÉCHAPPE T-ON À SON PERSONNAGE ? QUAND NE JOUE T-ON PLUS À ÊTRE UN PERSONNAGE ?
PREMIER ARGUMENT : ON PEUT DIRE D’ABORD QUE CE NE SONT PAS TOUS LES INDIVIDUS QUI JOUENT UN PERSONNAGE. Comme le disait G.Cesbron « Ce sont les gens sans personnalité qui jouent un personnage ». Moins on a de personnalité, plus on se complaît dans les stéréotypes et les moules de la société. Moins on a de personnalité, plus on est obligé de s’étaler pour se donner une consistance, comme ces gens qui se tatouent sans cesse pour montrer soi-disant leur personnalité. Mais la personnalité ne s’affiche pas d’abord sur le corps, la personnalité, c’est d’abord dans la tête. La personnalité, c’est l’Esprit, la dimension intérieure, ce ne sont pas des dessins qui se gravent sur le corps. Il y en a même qui pour se donner une teinture de philosophie se font tatouer des citations sur leur corps, mais l’important, c’est surtout de les avoir à l’esprit, pas de les afficher sur son corps ! Par la pratique immodérée du tatouage, ces gens ne font que montrer qu’ils n’ont pas justement beaucoup de personnalité. A t-on besoin de se grimer ainsi le corps pour avoir l’air de quelqu’un ? Ils jouent surtout à être des personnages à la mode de l’air du temps, air décadent évidemment ! Donc, d’abord, ce n’est pas tout le monde qui joue un personnage.
Deuxième argument : D’autre part, pour ne pas jouer au personnage, il faut surtout ne pas trop se prendre au sérieux. Se prendre trop au sérieux implique, en effet, un certain conformisme et étouffe l’authenticité. Pour éviter que l’esprit de sérieux nous fasse jouer un personnage présomptueux et imbu de lui-même, il ne faut jamais oublier, que comme le disait Montaigne : « Aussi haut que l’on soit placé, on n’est jamais assis que sur son cul ! » Autrement dit, pour éviter de tomber dans le plagiat, et ne jouer qu’un personnage, il ne faut surtout pas se départir de son humour. Mais il faut se méfier des individus qui ne rient que pour se moquer d’autrui, et qui ne font jamais de véritable mot d’esprit. Le rire nous évite de tomber dans le sérieux d’un personnage; mais le rire, ce n’est pas le ricanement et l’humour, ce n’est pas la moquerie.
Troisième argument : Par ailleurs, pour rester authentique et ne pas jouer un personnage, il faut aussi ne pas trop se soucier de l’opinion d’autrui. Le philosophe qui l’a démontré admirablement, c’est Schopenhauer, dans Aphorismes dans la Sagesse dans la Vie. Mais cette indifférence vis à vis de l’opinion d’autrui est une des vertus que l’on acquiert que difficilement et avec la maturité de l’âge. Mais comme le dit Schopenhauer, il faut « nous rendre clairement compte à quel point la plupart des opinions, dans les têtes des hommes, sont le plus souvent fausses, de travers, erronées et absurdes » …combien cette opinion des autres, en général « est méchante, tellement qu’il n’est personne qui ne tombât malade de colère s’il entendait sur quel ton on parle et tout ce qu’on dit sur lui ». En sachant ceci, en en ayant bien conscience, on acquiert une certaine sagesse, et on peut aspirer à être une personne authentique, et non un vain personnage en perpétuelle représentation sociale.
Quatrième argument : Un autre moyen pour ne plus jouer un personnage, c’est de se ressourcer dans la solitude. Et c’est encore Schopenhauer qui a mis l’accent sur ce point dans Aphorismes sur la Sagesse dans la Vie : « On ne peut être vraiment soi qu’aussi longtemps qu’on est seul » nous dit le philosophe. Et il ajoute : « La solitude nous fait être, alors que le contact avec les autres nous pousse à paraître ». Tout ce qui relève du paraître nous pousse à être un personnage, tandis que dans la solitude, nous n’avons qu’à être nous-même. Pour l’individu qui cherche à développer sa personnalité, la solitude n’est pas oppressante et ennuyeuse car il occupe son esprit à des choses intéressantes comme parfaire sa culture, écouter de la musique, lire un livre qui fait réfléchir …Alors que souvent quand nous sommes avec les autres, on est obligé de subir des conversations insipides et banales où le bon sens même est souvent absent ! Comme l’a dit avec un humour décapant , Schopenhauer : « La sociabilité appartient aux penchants dangereux et pernicieux, car elle nous met en contact avec des êtres qui sont en grande majorité moralement mauvais et intellectuellement bornés ou détraqués ! » Et comme les grands esprits se rejoignent dans la république universelle et intemporelle des Esprits, Pascal dans le même ordre d’idées a déclaré dans ses Pensées : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ! » Et en vérité, il a raison , quel délice que la solitude ! Quand on a une vie intérieure réelle, on a toujours de quoi s’occuper l’esprit intelligemment. Et dans la solitude, plus question de jouer un personnage, on peut être sincère avec soi-même sans grand danger …! L’homme doit distinguer dans la vie entre son rôle social et son être réel, et accorder la préférence à son être réel tant qu’il le peut.
Cinquième argument : Mais on pourrait rétorquer à ce précèdent argument que l’on ne peut pas rester toujours seul, toute sa vie et qu’on finirait par s’en rendre malheureux. Mais il existe des relations où l’on n’a pas besoin d’être dans le paraître et la représentation, comme l’amitié. Dans la véritable amitié, on peut déposer notre masque social et être nous-même. D’ailleurs l’une des marques tangibles de l’amitié est la sincérité qui lie les deux amis. Le philosophe qui a montré que sans la sincérité, il n’y a pas d’amitié réelle est Montesquieu dans un discours intitulé Éloge de la Sincérité puisqu’il y déclare notamment : « Ôter la sincérité de l’amitié, c’est en faire une vertu de théâtre… C’est mettre de l’artifice dans ce qu’il y a de plus saint et la gêne dans ce qu’il y a de plus libre ». Dans l’amitié réelle, on peut quitter son costume social, ne plus être sur son quant à soi, l’ami peut même nous parler de nos défauts avec bonté pour que l’on s’améliore. Raconter sa vie au premier quidam venu est une sorte de folie, mais quel plaisir de pouvoir parler de ses expériences personnelles et de partager le plaisir de rire et de la connaissance réelle avec un ami ! Au travail, je suis obligé de jouer mon rôle, avec les personnes croisées dans la rue, je dois observer une certaine prudence et un minimum de méfiance vitale (à moins d’avoir l’intuition réelle et très rare de la sympathie réciproque spontanée). L’expérience de l’amitié nous apprend donc que nous ne sommes pas toujours condamnés à porter un masque.
Sixième argument : Mais il y a encore une relation plus forte et complète que l’amitié, c’est l’amour. Et dans ce type de relation aussi, on enlève normalement son masque. D’ailleurs, si on garde son masque, on ne peut pas faire l’amour ! On baise peut-être … et même sûrement, mais ce n’est pas le vrai amour ! Faire l’amour implique que l’on dise à l’autre ce qu’on a sur le cœur; alors s’il n’y a pas réciprocité, et en plus si on est une femme, le plaisir ne sera pas au rendez-vous ! Car le plaisir masculin peut mentir, mais pas le plaisir féminin. C’est en cela que certains voient une infériorité du genre féminin, alors qu’au contraire, c’est une marque de grandeur quelque part. La femme, c’est le « beau sexe » (comme on disait autrefois), car c’est le sexe de l’amour. Et sans amour réel pour son homme, une femme n’aura pas de plaisir ou peu de plaisir et toutes les théories pornographiques obscènes n’y pourront jamais rien changer … Heureusement ! Pourquoi presque tous cherchons-nous l’amour et l’être à aimer ? Parce que nous savons très bien instinctivement que tant que l’on ne vit pas le vrai amour, on est condamné à jouer un personnage .
Septième argument : Enfin dans les situations extrêmes, on ne peut plus jouer un personnage. Dans les scènes de guerre, par exemple, où la vie des individus est en jeu se révèle la nature profonde des êtres : actes de courage ou de lâcheté, de générosité ou de cruauté. En général, on ne voit la personnalité profonde des êtres humains que dans les situations où le sens de la vie est en question. Scènes de guerre, par exemple, où on flirte avec la mort.
Et puis même si ce n’est pas la guerre, on doit tous mourir un jour. Et au moment de mourir, tout le monde est quand bien même obligé de déposer le masque : soit on continue par exemple dans la méchanceté jusqu’au bout, soit à la dernière heure, on se rappelle d’être un saint (et c’est bien dommage de n’y penser qu’au dernier moment !). L’individu , bien souvent voit alors ce qu’il aurait pu être, et qu’il est passé à côté de la vraie vie .
Huitième argument : Mais finalement, le face à face avec la mort nous rappelle une chose, c’est que la conscience doit faire l’effort de ne pas être duplicité, qu’il faut rechercher la vertu de simplicité. Ne plus être une personne double, un personnage à double face comme Janus. La simplicité est une vertu située entre l’humilité et la modestie, et sans doute encore supérieure à ces deux dernières. Dans l’humilité, il y a une sorte d’abaissement de soi-même, c’est pourquoi le mot humilité est de la même famille que le mot humiliation. L’humilité est la recherche du contrôle de l’orgueil et de l’ambition. Quant à la modestie, c’est ne pas afficher ses qualités et même les taire. Alors que la simplicité, ce n’est pas taire ses qualités, c’est avoir des ambitions mais sans chercher à écraser les autres. La simplicité, c’est chercher à être une personne avant d’être un personnage; car dans la simplicité on ne se néglige pas, mais on ne rentre pas non plus dans le jeu des apparences. La simplicité ce n’est pas aussi tomber dans la sophistication sophistique de raisonnements alambiqués des experts en tous genres, c’est la conservation du bon sens malgré les bêtises socialement correctes et admises. Celui qui a la sagesse de ne pas chercher d’abord à jouer un personnage, a cette vertu de simplicité et elle lui confère un charisme naturel.
CONCLUSION
Cependant il est très difficile de ne jamais jouer un personnage, parce que nous vivons en société, et qui dit société dit représentation vis à vis d’autrui. Ce qui fait d’ailleurs la magie de l’enfance, c’est qu’on ne cherche pas encore à cette époque de notre vie, à être un personnage. On n’a pas encore acquis tous les faux-semblants du monde des adultes. Il y a dans la spontanéité enfantine, comme un charme du Paradis Perdu. Car sans doute aussi l’enfant n’a pas à mentir puisque sa libido n’est pas encore en exercice, il a une pureté comportementale qui exclut en général la duplicité. Dans la prime enfance, le petit d’homme découvre le monde, il ne cherche pas encore à le conquérir, il a ce pur désir de connaissance et d’apprentissage qui en font un être simple et bon.
source :
https://bacphilocooldissertations.wordpress.com/2016/11/01/lhomme-est-il-voue-a-jouer-un-personnage/
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