L'exemple du garçon de café est l'un des exemples philosophiques les plus connus. Souvent invoqué comme l'illustration de ce que Sartre appelle la mauvaise foi, ce poncif philosophique repose néanmoins sur des énoncés paradoxaux dont il convient de dénouer les enjeux de manière très précise. C'est à cette tâche que nous proposons de nous atteler dans ce commentaire.
Texte
Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse.
Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation. L'enfant joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser. Cette obligation ne diffère pas de celle qui s'impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d'eux qu'ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l'épicier du tailleur, du commissaire priseur, par quoi ils s'efforcent de persuader à leur clientèle qu'ils ne sont rien d'autre qu'un épicier, qu'un commissaire-priseur, qu'un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l'acheteur, parce qu'il n'est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu'il se contienne dans sa fonction d'épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n'est plus fait pour voir, puisque c'est le règlement et non l'intérêt du moment qui détermine le point qu'il doit fixer (le regard « fixé à dix pas »).
Voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu'il n'y échappe, qu'il ne déborde et n'élude tout à coup sa condition. Mais c'est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le, verre est verre. Ce n'est point qu'il ne puisse former des jugements réflexifs ou des concepts sur sa condition. Il sait bien ce qu'elle « signifie » : l'obligation de se lever à cinq heures, de balayer le sol du débit, avant l'ouverture des salles, de mettre le percolateur en train, etc. Il connaît les droits qu'elle comporte : le droit au pourboire, les droits syndicaux, etc. Mais tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au transcendant. Il s'agit de possibilités abstraites, de droits et de devoirs conférés à un « sujet de droit ». Et c'est précisément ce sujet que j'ai à être et que je ne suis point. Ce n'est pas que je ne veuille pas l'être ni qu'il soit un autre. Mais plutôt il n'y a pas de commune mesure entre son être et le mien. Il est une « représentation » pour les autres et pour moi-même, cela signifie que je ne puis l'être qu'en représentation.
Mais précisément si je me le représente, je ne le suis point, j'en suis séparé, comme l'objet du sujet, séparé par rien, mais ce rien m'isole de lui, je ne puis l'être, je ne puis que jouer à l'être, c'est-à-dire m'imaginer que je le suis. Et, par là même, je l'affecte de néant. J'ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l'être que sur le mode neutralisé, comme l'acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de mon état et en me visant comme garçon de café imaginaire à travers ces gestes pris comme « analogon ». Ce que je tente de réaliser, c'est un être-en-soi du garçon de café, comme s'il n'était pas justement en mon pouvoir de conférer leur valeur et leur urgence à mes devoirs d'état, comme s'il n'était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit quitte à me faire renvoyer. Comme si, du fait même que je soutiens ce rôle à l'existence, je ne le transcendais par de toute part, je ne me constituais pas comme un au-delà de ma condition.
Pourtant il ne fait pas de doute que je suis en un sens garçon de café - sinon ne pourrais-je m'appeler aussi bien diplomate ou journaliste ? Mais si je le suis, ce ne peut être sur le mode de l'être-en-soi. Je suis sur le mode d'être ce que je ne suis pas. Il ne s'agit pas seulement des conditions sociales, d'ailleurs ; je ne suis jamais aucune de mes attitudes, aucune de mes conduites. Le beau parleur est celui qui joue à parler, parce qu'il ne peut être parlant : l'élève attentif qui veut être attentif, l'oeil rivé sur le maître, les oreilles grandes ouvertes, s'épuise à ce point à jouer l'attentif qu'il finit par ne plus rien écouter. Perpétuellement absent à mon corps, à mes actes, je suis en dépit de moi-même cette « divine absence » dont parle Valéry (1). Je ne puis dire ni que je suis ici ni que je n'y suis pas, au sens où l'on dit « cette boîte d'allumettes est sur la table » : ce serait confondre mon « être-dans-le-monde » avec un « être-au-milieu-du-monde ». Ni que je suis debout, ni que je suis assis : ce serait confondre mon corps avec la totalité idiosyncrasique dont il n'est qu'une des structures. De toute part j'échappe à l'être et pourtant je suis.
Jean-Paul Sartre, L'Etre et le Néant, 1943, Gallimard, coll. Tel, Paris, 1976, pp. 94-95.
(1) « Le Néant ou le Rien est un terme complémentaire universel, de même que le zéro des mathématiques. » Paul Valéry, Lettres, II, p. 1503.
Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation. L'enfant joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser. Cette obligation ne diffère pas de celle qui s'impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d'eux qu'ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l'épicier du tailleur, du commissaire priseur, par quoi ils s'efforcent de persuader à leur clientèle qu'ils ne sont rien d'autre qu'un épicier, qu'un commissaire-priseur, qu'un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l'acheteur, parce qu'il n'est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu'il se contienne dans sa fonction d'épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n'est plus fait pour voir, puisque c'est le règlement et non l'intérêt du moment qui détermine le point qu'il doit fixer (le regard « fixé à dix pas »).
Voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu'il n'y échappe, qu'il ne déborde et n'élude tout à coup sa condition. Mais c'est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le, verre est verre. Ce n'est point qu'il ne puisse former des jugements réflexifs ou des concepts sur sa condition. Il sait bien ce qu'elle « signifie » : l'obligation de se lever à cinq heures, de balayer le sol du débit, avant l'ouverture des salles, de mettre le percolateur en train, etc. Il connaît les droits qu'elle comporte : le droit au pourboire, les droits syndicaux, etc. Mais tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au transcendant. Il s'agit de possibilités abstraites, de droits et de devoirs conférés à un « sujet de droit ». Et c'est précisément ce sujet que j'ai à être et que je ne suis point. Ce n'est pas que je ne veuille pas l'être ni qu'il soit un autre. Mais plutôt il n'y a pas de commune mesure entre son être et le mien. Il est une « représentation » pour les autres et pour moi-même, cela signifie que je ne puis l'être qu'en représentation.
Mais précisément si je me le représente, je ne le suis point, j'en suis séparé, comme l'objet du sujet, séparé par rien, mais ce rien m'isole de lui, je ne puis l'être, je ne puis que jouer à l'être, c'est-à-dire m'imaginer que je le suis. Et, par là même, je l'affecte de néant. J'ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l'être que sur le mode neutralisé, comme l'acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de mon état et en me visant comme garçon de café imaginaire à travers ces gestes pris comme « analogon ». Ce que je tente de réaliser, c'est un être-en-soi du garçon de café, comme s'il n'était pas justement en mon pouvoir de conférer leur valeur et leur urgence à mes devoirs d'état, comme s'il n'était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit quitte à me faire renvoyer. Comme si, du fait même que je soutiens ce rôle à l'existence, je ne le transcendais par de toute part, je ne me constituais pas comme un au-delà de ma condition.
Pourtant il ne fait pas de doute que je suis en un sens garçon de café - sinon ne pourrais-je m'appeler aussi bien diplomate ou journaliste ? Mais si je le suis, ce ne peut être sur le mode de l'être-en-soi. Je suis sur le mode d'être ce que je ne suis pas. Il ne s'agit pas seulement des conditions sociales, d'ailleurs ; je ne suis jamais aucune de mes attitudes, aucune de mes conduites. Le beau parleur est celui qui joue à parler, parce qu'il ne peut être parlant : l'élève attentif qui veut être attentif, l'oeil rivé sur le maître, les oreilles grandes ouvertes, s'épuise à ce point à jouer l'attentif qu'il finit par ne plus rien écouter. Perpétuellement absent à mon corps, à mes actes, je suis en dépit de moi-même cette « divine absence » dont parle Valéry (1). Je ne puis dire ni que je suis ici ni que je n'y suis pas, au sens où l'on dit « cette boîte d'allumettes est sur la table » : ce serait confondre mon « être-dans-le-monde » avec un « être-au-milieu-du-monde ». Ni que je suis debout, ni que je suis assis : ce serait confondre mon corps avec la totalité idiosyncrasique dont il n'est qu'une des structures. De toute part j'échappe à l'être et pourtant je suis.
Jean-Paul Sartre, L'Etre et le Néant, 1943, Gallimard, coll. Tel, Paris, 1976, pp. 94-95.
(1) « Le Néant ou le Rien est un terme complémentaire universel, de même que le zéro des mathématiques. » Paul Valéry, Lettres, II, p. 1503.
Commentaire
Introduction
L'ouvrage dont est issu ce texte est L'être et le néant, essai d'ontologie phénoménologique, publié en 1943, pendant la deuxième guerre mondiale. Il s'insère dans la deuxième section (« Les conduites de mauvaise foi»), deuxième chapitre (« La mauvaise foi ») de la première partie (« Le problème du néant ») et a pour sujet une description et une analyse du comportement d'un garçon de café.
Introduction
L'ouvrage dont est issu ce texte est L'être et le néant, essai d'ontologie phénoménologique, publié en 1943, pendant la deuxième guerre mondiale. Il s'insère dans la deuxième section (« Les conduites de mauvaise foi»), deuxième chapitre (« La mauvaise foi ») de la première partie (« Le problème du néant ») et a pour sujet une description et une analyse du comportement d'un garçon de café.
Cette analyse en situation doit répondre au problème de la sincérité que Sartre a évoqué plus avant dans son ouvrage. Partons de la maxime : « il faut être ce que l'on est ». Elle sous-entend deux choses : tout d'abord, que la sincérité commande de correspondre à ce que l'on est ; ensuite que son contraire, la mauvaise foi, peut se définir comme un écart entre ce que l'on est et ce que l'on fait apparaître de soi-même. Cette maxime exprime donc l'exigence d'un devoir-être, d'un idéal de sincérité dans l'attitude et le comportement que l'on adopte vis-à-vis de soi-même et d'autrui. Sartre met en lumière le paradoxe de cet idéal puisque, de fait, si être ce que l'on est renvoie à une affaire de devoir et de volonté, il est tout à fait possible de ne pas être ce que l'on est. Cette dernière idée remet en cause un principe logique majeur qui est le principe d'identité, ce que Sartre appelle l'en-soi. Or, la thèse que l'on trouve en arrière-plan de ce texte est que l'en-soi appartient au domaine des choses, du mécanique, du non-vivant. Ce que la maxime : « il faut être ce que l'on est » révèle, c'est que l'homme a un idéal d'être qui rend son existence tout à fait spécifique et la situe dans un écart irréductible avec le monde des choses.
Cette position radicale ne va pas cependant sans poser quelques difficultés. D'une part, elle rend problématique l'appropriation d'un rôle ou d'une fonction sociale : toute action suppose une tentative de lier ce que je ne suis pas à ce que je dois être. D'autre part, elle pose la question non moins problématique de la liberté : ayant un devoir-être, quelle est la marge de manoeuvre dont nous disposons pour nous en écarter, autrement dit, en quoi consiste cette liberté de ne pas être ce que l'on est, est-elle une vraie liberté ou une simple liberté d'indifférence ? C'est à ces deux questions que nous chercherons à répondre à travers un commentaire linéaire de ce texte que nous avons décidé de séparer en cinq parties.
Nous verrons tout d'abord que le garçon de café joue sur le bord de l'existence : en en faisant « un peu trop », il apparaît comme quelqu'un qui essaie d'être un garçon de café, mais sans y parvenir tout à fait (partie 1). Ensuite nous montrerons que cet idéal d'être auquel ce serveur tente de coller correspond de manière plus général à une tentative pour un sujet de se constituer en sujet de droit, c'est-à-dire de se constituer comme un sujet objectif, porteur de droits et de devoirs (partie 2). Ce devoir être cependant ne peut pas correspondre à ce que je suis et renvoie à un être que je ne suis point, un néant qui me révèle comme porteur d'une liberté inaliénable (partie 3). Il reste que s'éprouver comme néant suscite une angoisse que l'on ne peut éviter de se dissimuler, ce qui porte à la mauvaise foi, à faire « comme si » je pouvais coïncider avec mon être propre (partie 4). Enfin, nous chercherons à révéler la dimension positive de cette liberté radicale qui n'est pas qu'une liberté d'indifférence, mais une possibilité de s'affirmer comme conscience, laissant ainsi la possibilité de passer de cet être que je ne suis pas à cet être se connaissant lui-même, c'est-à-dire comme être-pour-soi (partie 5).
(§ 1). Le bord de l'existence
Le garçon de café sartrien se situe à la frontière, dans un entre-deux inconfortable. Il est dans le « un peu trop », c'est-à-dire ni dans le peu, ni dans le trop, ni vraiment à l'intérieur, ni véritablement à l'extérieur, mais sur la limite, à la frontière, au bord de son existence. Certes il est trop précis, il est trop rapide, trop vif, trop plein de sollicitude vis-à-vis de sa clientèle, mais s'il est dans l'excès, il l'est légèrement, imperceptiblement, «un peu » comme l'écrit Sartre.
En d'autres termes, ce n'est qu'un écart léger avec la précision, la rapidité, la vivacité et la sollicitude qui est attendue du garçon de café. Cet écart doit donc être observé et décrit finement. Sartre se concentre sur la manière dont le garçon de café agit et bouge, il s'intéresse à sa gestuelle, à ses pas, son inclinaison, mais aussi à sa voix et à son regard. Il compare la démarche de ce garçon de café à la difficile marche du «funambule » sur un fil qui se trouve en perpétuel déséquilibre. Il se sert de son plateau comme d'un balancier : il lui évite la chute. C'est donc le vide que semble combattre ce garçon de café, son propre vide intérieur. Le funambule marche sur un fil qui le sépare du vide, c'est également le cas du garçon de café dont l'être semble comme suspendu au-dessus du néant.
Le néant est un concept de Sartre qui exprime l'isolement de l'homme vis-à-vis de sa propre condition. Cet isolement n'est pas une méconnaissance, ni une suppression mais une suspension. Il exprime le fait que la conscience humaine n'est pas prise dans les choses, mais se situe au-dessus d'elles. Il existe pour Sartre une transcendance de la conscience vis-à-vis du monde. Ce garçon de café en montre l'expérience parce qu'il se situe justement sur une limite, il est comme un funambule sur son fil. Ce garçon de café-funambule manifeste une certaine « témérité » : il joue.
Sartre interprète ses gestes comme ceux d'un joueur : « toute sa conduite nous semble un jeu » écrit-il. Ce jeu consiste à osciller entre deux mondes : le monde du vivant et le monde des choses. Autrement dit, cet homme qui joue à être garçon de café oscille entre d'une part, la dimension humaine de ce qu'il, et d'autre part, la dimension mécanique, chosifiante, automatique des mouvements résultant de son rôle de garçon de café. Ce que Sartre donne à voir à travers sa description du garçon de café, c'est la manière dont cet homme interprète son rôle de garçon de café. Le fait qu'il soit dans le « un peu trop » permet de comprendre qu'il joue à la manière d'un acteur qui incarnerait un personnage fictif sur une scène, devant un public. Sauf que ce jeu se fait au-dessus du vide, au-dessus de son néant propre.
Ce garçon de café joue un jeu risqué, il se trouve au bord de l'être. Cet être, c'est sa conscience d'homme qui s'amuse et ce bord sur lequel il joue de façon inconsciente, c'est la mécanique des choses. Il a les gestes d'un « automate », il va même jusqu'à se donner « la prestesse et la rapidité impitoyable des choses ». Mais il n'est pas une chose. L'automate est justement ce qui est à la frontière du vivant et des choses. En grec, le terme anima qui se traduit par le mot âme, a donné le mot animation. Par conséquent, ce qui est animé présente une certaine proximité avec le vivant, tout en restant, de l'ordre des choses. Ce jeu est porteur d'une dimension angoissante. Il existe un risque à jouer de la sorte. Le garçon de café reste en effet dans un déséquilibre qu'il faut perpétuellement contre-balancer. La manière dont il prend au sérieux son rôle le condamne à rester dans une situation inconfortable. On pourrait dire qu'en en faisant un peu trop, en ''se la jouant'' garçon de café, cet homme dramatise sa situation et est par conséquent toujours guetté par la possibilité d'être faux, de mal interpréter son rôle. En d'autres termes, il prend à chaque instant le risque d'être nié dans ce qu'il croit être, à savoir un garçon de café.
(§2). La réalisation de sa condition comme norme
En se tenant au bord de l'être, le garçon de café « joue à être garçon de café », c'est-à-dire qu'il explore sa condition de garçon de café pour la réaliser. Sartre pense à une analogie avec l'enfant qui joue avec son corps pour l'explorer. Il a certainement été un lecteur du psychologue Henri Wallon qui montre qu'à partir de 6 mois, l'enfant commence à explorer systématiquement son corps afin d'apprendre à se connaître. « Vis-à-vis de son propre corps, il se livre à une activité en quelque sorte complémentaire, dont le résultat est de l'individualiser et d'y faire prédominer sur les sensibilités organiques et subjectives, la sensibilité de relation. Prenant l'intérêt à l'explorer, à le mettre de façon diverse et répétée, en contact avec lui-même, il finit par lui faire produire avec des gestes prévus, des impressions prévues » (Wallon, 1934, p. 160). De même, le garçon de café vis-à-vis de sa propre condition, se livre à une activité permettant de relier sa propre conscience à son rôle afin de mieux unifier ce qu'il est avec ce qu'il a à être.
Mais cette exigence de réalisation n'est pas seulement propre au garçon de café. C'est une « obligation [...] qui s'impose à tous les commerçants ». La condition des commerçants consiste à coller à ce que « le public réclame d'eux ». Cette condition subit plus que toute autre, l'exigence de plaire et de satisfaire à une clientèle, à un public et par conséquent à une norme sociale. Ces rôles qu'il est nécessaire d'endosser sont un moyen de (se) rassurer. Quelqu'un qui échappe à sa condition est quelqu'un d'inquiétant et donc potentiellement un mauvais commerçant. L'épicier, le tailleur, le commissaire priseur, tout comme le garçon de café doivent « persuader », c'est-à-dire parvenir à faire croire à leurs clients « qu'ils ne sont rien d'autre » que le rôle qu'ils ont à endosser. Sortir de cette neutralisation constitue un danger potentiel, un passage à la frontière qui suscite une crainte. Tout comme l'enfant, le commerçant doit faire prédominer la sensibilité de la relation sur sa subjectivité propre. Il y a un oubli de soi nécessaire dans le rapport à l'autre (d'où la phrase célèbre de Sartre : « l'enfer, c'est les autres »). L'incertitude du corps de l'enfant et l'incertitude de la condition du garçon de café doivent être dépassées pour devenir de l'ordre du prévisible, de l'attendu. C'est la réalisation de cette prévision qu'il faut entendre derrière les termes d'une « condition toute de cérémonie». On attend d'un commerçant certains gestes, certaines attitudes, un certain respect de la coutume, des habitudes et du culturel.
Or, que se passe-t-il lorsqu'un commerçant sort de sa condition ? Sartre prend l'exemple de « l'épicier qui rêve ». Quelqu'un qui rêve suspend ses liens avec le réel. Lorsqu'il s'agit d'un épicier, c'est un homme qui est perdu dans ses méditations au lieu de s'empresser à satisfaire le client. En cela, sa suspension est offensante pour un acheteur, car ce dernier se trouve dans l'impossibilité de réaliser sa condition d'acheteur. Autrement dit, cet épicier qui est plongé dans ses songes, ne prête pas attention à son client, il ne le regarde pas, il nie sa propre condition ainsi que celle du client. Sartre oppose à cet épicier rêveur le soldat au garde-à-vous. Le soldat a au contraire « un regard direct mais qui ne voit point ». Ce regard sans vision est fixé par le règlement, alors qu'un regard qui est fait pour voir est commandé par l'intérêt du moment. Ainsi à l'armée, on commande au soldat de fixer son regard « à dix pas ». Il y a donc une mise à distance de sa propre subjectivité organique qui est nécessaire.
Sartre va même jusqu'à soutenir qu'il s'agit là d'une question de politesse. Or, la politesse est une manière d'agir conforme à la vie en société, à la perpétuation de la cité (politesse vient du grec polis qui signifie « cité»). Le polissage réalisé par l'éducation commande à ce qu'un homme « se contienne », c'est-à-dire se tienne à sa fonction d'épicier et n'outrepasse pas les limites de son rôle social. Le garçon de café, en tâtonnant les côtés de sa fonction, fait l'apprentissage des limites de son rôle de garçon de café. Il apprend comme ce soldat, à regarder sans voir.
(§ 3). J'ai à être ce que je ne suis point
Sartre condamne ces normes sociales car elles sont des tentatives pour « emprisonner l'homme dans ce qu'il est ». L'homme sartrien est un homme clivé entre son désir d'exister et la crainte de déborder sa propre condition : ses aspirations subjectives légitimes et les aspirations non moins légitimes de la société dans laquelle il vit le condamnent à demeurer dans un déséquilibre permanent. Le philosophe existentialiste qu'est Sartre montre comment de l'intérieur, « de dedans », un individu vit ce déchirement. Il montre notamment qu'il est nécessaire de distinguer deux sens du terme être. En effet, on ne peut pas dire qu'un homme est garçon de café dans le même sens que l'on dit qu'une chose est une chose. Bien sûr, ce garçon de café peut réfléchir sur sa condition, dire ce qu'elle signifie. Il existe une sémiotique (les signes) de la condition de garçon de café, c'est-à-dire des obligations et des droits qui sont attachés à cette fonction. Mais ces concepts ne peuvent en aucun cas résumer ce que c'est que d'être un garçon de café. Ils n'épuisent pas la sémantique (le sens) de l'être de cette fonction, ce que c'est que de posséder une conscience de ce que « j'ai à être ». Cette conscience est justement ce qui surgit lorsque cet homme essaie d'entrer dans ce costume de garçon de café un peu trop grand ou un peu trop petit pour lui. Ce surgissement léger d'une conscience peut donc s'expérimenter à la fois de l'extérieur, à travers une observation des comportements, une éthologie (ici réalisé par Sartre dans un café), mais aussi de l'intérieur. Il y a un surgissement léger de la conscience qui se fait lors de l'apprentissage maladroit d'une fonction dans laquelle l'on doit entrer pour qu'un ensemble social fonctionne. Mais il existe aussi une contradiction vécue de l'intérieur, et c'est à elle que Sartre s'intéresse plus particulièrement dans la suite de l'analyse.
Les concepts et les jugements réflexifs de la condition de garçon de café restent confinés au domaine abstrait. Ainsi, Sartre enlève son habit d'éthologue pour se faire phénoménologue et appuie maintenant son analyse sur une étude de la conscience comme phénomène. Qu'est-ce que c'est que d'avoir une conscience ? Ce n'est pas avoir des droits et des devoirs. Sartre nous met en garde contre une erreur : croire que ce que l'on a à être, c'est la même chose que ce que l'on est. Ce que l'on a à être, c'est un sujet de droit, poli, courtois, soucieux de la cité et d'autrui. Or, Sartre affirme que « je ne suis point » ce sujet de droit. Il précise qu'il ne s'agit pas d'une question de volonté, ni d'altérité radicale. C'est plutôt une question de « mesure ». Il y a en effet un écart irréductible entre l'être de ce sujet de droit et mon propre être.
D'un point de vue subjectif, on ne peut être ce sujet de droit que sur le mode du rôle, du jeu. Je suis un sujet de droit sur le théâtre du monde. J'ai à apprendre ma fonction, je ne suis pas naturellement prédisposé à endosser telle ou telle fonction au sein de la société. C'est pourquoi ce sujet de droit, on ne peut l'être « qu'en représentation ». Pour Sartre, on ne peut pas être soi-même au sein d'une fonction. Lorsque j'agis, lorsque je suis acteur, je ne suis pas moi-même, je ne peux que me re-garder, sans me voir. Se représenter, c'est-à-dire se présenter une nouvelle fois, est une manière de rester prévisible « pour les autres et pour moi-même ». Si je reste dans le domaine de l'immanence, c'est-à-dire si je n'essaie pas de saisir mon être à travers des concepts, mais que je reste au plus près de l'existence, de ce que je suis, ce sujet de droit me parait être un concept abstrait dont je ne peux avoir qu'une représentation floue et partielle. Mes droits et mes devoirs, « tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au transcendant », ce sont des abstractions qui ne m'apprennent pas qui je suis. L'apprentissage de la conscience ne peut se faire que lors d'un surgissement, c'est-à-dire de la considération de l'écart incommensurable entre ma fonction et ce que je suis, de la compréhension que j'en fais un peu trop parce que je ne peux pas faire autrement qu'endosser un rôle sur le théâtre du monde.
(§ 4). La mauvaise foi et le « comme si »
Le seul moyen d'endosser une fonction est de « jouer à l'être, c'est-à-dire, précise Sartre, m'imaginer que je le suis ». Si l'on part du principe qu'il existe un écart entre ce que je suis et ce que j'ai à être, entre ma conscience et mon rôle de garçon de café, comment puis-je être quand même un soldat ou un garçon de café ? Cet écart est du même ordre que celui entre le sujet et l'objet, entre le vivant et les choses. Le soldat, le garçon de café sont des entités qui appartiennent au domaine du mécanique, de l'enchaînement, de l'objectivité. Au contraire, la conscience et l'être sont des entités qui relèvent d'une subjectivité irréductible à une fonction ou à une sémiotique.
L'isolement entre le garçon de café et le monde, l'isolement du funambule et de la terre, l'isolement de ma conscience de ma fonction ne se fait pas sur le mode d'une séparation. Ces deux éléments ne sont séparés «par rien ». Leur seul moyen de communication « tient à un fil » : c'est d'une suspension qu'il s'agit. C'est en m'imaginant jouer que je parviens à dépasser le déchirement entre l'être et le devoir-être, entre ce sujet de droit et cette conscience que je suis. Cette opération qui consiste à jouer à être quelqu'un implique d'affecter ce rôle de néant (de le néantiser), d'en passer par l'imagination. Endosser un rôle, comme au théâtre «l'acteur est Hamlet », implique de faire « mécaniquement les gestes typiques » qui correspondent à la représentation que je me fais d'un « garçon de café imaginaire ». L'objectif (« en me visant comme ») est l'objectivité de la fonction de garçon de café.
Ces gestes sont des « analogon », c'est-à-dire des « images irréelles de ce qu'il est se manifestant pour nous à travers sa présence actuelle » (Sartre, L'imaginaire, p. 372). Le caractère de cette image est d'être un objet neutralisé, néantisé. Pour que ce garçon de café parvienne à saisir son propre être, il faut qu'il oublie qu'il est garçon de café. Cette idée d'analogie renvoie à une esthétique de l'existence. Les gestes du peintre produisent aussi des « analogon ». L'image irréelle peinte est une représentation qui figure l'harmonie de couleurs réelles, mais de manière plus vive et plus violente. L'objet étant ensuite derrière cette figuration, il échappe par là-même à notre portée, il devient invisible. Il en va de même pour le garçon de café qui se fait chose-garçon de café : s'il saisit qu'il ne peut que « jouer à être » garçon de café, alors il comprendra qu'il ne peut pas coller complètement à son rôle, et qu'il existe une distance légère, dix pas à peine peut-être, mais irrémédiable entre ce qu'il est et ce qu'il a à être.
Lorsque l'on endosse un rôle, on tente de réaliser « un être-en-soi ». Cet être-en-soi est l'essence même d'une chose. Dans le cas de l'encrier ou du verre, l'être-en-soi n'est pas difficile à définir, il s'agit de l'objet lui-même (« cet encrier est encrier », « le verre est verre »). Mais l'être-en-soi d'un homme est d'un accès plus complexe. Il ne peut être saisi qu'une fois la mort survenue, car si l'encrier et le verre sont, l'homme lui, existe. Cependant, l'homme, par mauvaise foi, se ment à lui-même sur ce qu'il est vraiment et occulte cette impossibilité de se saisir. Pour cette raison, le garçon de café fait « comme si », c'est-à-dire comme si sa fonction était urgente, comme s'il n'était pas libre de se lever à l'heure qu'il veut, comme s'il y avait une immanence irréductible de lui à sa condition. Or pour Sartre, l'homme se constitue comme un au-delà de sa propre condition, il la transcende au sens où il est libre avant même d'avoir à être quoi que ce soit.
(§ 5). La divine absence du moi
Il reste encore un sens du terme être à éclaircir. Si l'on comprend ce que signifie le terme être dans « je suis un garçon de café », il reste encore à définir l'autre mode d'être, différent de l'être-en-soi et qui est « le mode d'être ce que je ne suis pas ». Ce que je ne suis pas, c'est le néant lui-même qui est le réceptacle de toute condition. Le néant pour Sartre est l'origine même de la conscience. L'homme en effet ne se contente jamais d'être, mais est toujours dans l'écart, en suspens par rapport à son propre être.
Le problème principal de Sartre conceptuellement est de parvenir à aménager un espace de liberté malgré les déterminismes sociaux et culturels. Or, si l'être est ce qu'il est et n'a donc aucune marge de manoeuvre par rapport à cela, il faut instaurer un écart par rapport à l'être afin de rendre possible la liberté. C'est cette prise de distance qui permet un arrachement des déterminations. Mais cela se fait au prix d'une redéfinition de ce que c'est que d'être pour un homme. S'il est libre par essence, son être ne peut être dans un premier temps défini que de façon négative. Comme la théologie négative ne peut que se contenter de dire ce que Dieu n'est pas, l'existentialisme de Sartre ne peut que dire ce que l'homme n'est pas, c'est-à-dire qu'il n'est pas sa fonction ou son rôle, ni même une agrégation de fonctions ou de rôles (garçon de café, beau parleur, etc.), il ne s'y réduit pas, en aucune façon.
Sartre étend sa liberté négative aux conduites et aux attitudes. Le beau parleur joue à parler, l'élève attentif veut être attentif, il joue à l'attentif. Parce qu'il n'est pas en son pouvoir d'être telle ou telle chose, avoir telle conduite ou telle attitude est une affaire de volonté. L'énoncé peut paraître erroné. L'attention ou le fait de bien parler peuvent sembler des dons ou des capacités qui sont plutôt de l'ordre de la capacité et du pouvoir. Or, Sartre affirme le contraire. Il pose la liberté humaine contre les déterminismes sociaux, contre les cultures, et même contre les capacités qui semblent être innées. Il la voit comme un préalable nécessaire à la réalisation de toute condition. En aucune façon, je ne suis contraint de réaliser telle ou telle condition, parce qu'elle n'est pas une question de capacité, mais une question de volonté. En revanche, cette liberté est dans un premier temps négative. Il y a encore un pas à franchir pour que cette liberté passe de la simple liberté d'indifférence à une liberté positive, consciente d'elle-même. A cette liberté positive correspond un mode d'être positif qui suit le mode d'être ce que l'on n'est pas et qui est ce que Sartre appelle l'être-pour-soi. Il s'agit là de la capacité que l'homme a de se connaître, c'est la conscience qu'il peut avoir de lui-même. Mais cette connaissance ne peut advenir que s'il l'on accepte de voir cet écart irréductible entre notre être-en-soi et notre être-pour-soi.
Ce détachement est ce qui définit en propre la conscience : elle n'existe qu'à travers une mise à distance de l'être comme fonction, de l'être-en-soi. La conscience pour s'éprouver doit faire le vide autour d'elle. Sartre fait référence à la « divine absence » qui désigne métaphoriquement le moi dans une "variation" de Paul Valéry se trouvant dans Regards sur le monde actuel. Dans cet ouvrage, on peut lire la chose suivante : « je me suis enhardi quelquefois à comparer ce moi sans attribut au zéro des mathématiques, grande et assez récente invention qui permet d'écrire toute relation quantitative sous la forme a = 0. Zéro est en soi synonyme de rien ; mais l'acte d'écrire ce zéro est un acte positif » (II, p. 959). A en croire Valéry, le néant, cette liberté négative avec laquelle émerge la conscience, a donc une face positive qui réside dans l'acte de se poser en tant que néant. Les objets n'ont pas d'être-pour-soi, alors que l'homme est une conscience.
Mais cette conscience est pur néant et pure liberté. Elle n'a ni forme, ni contenu, ni fonction. Elle n'existe que par ce mouvement constant qui la pousse à se projeter dans le réel. Il faut donc bien distinguer deux types d'être de l'homme : l'être-au-milieu-du-monde qui est le mode d'être que l'on a en partage avec la boîte d'allumette (elle est sur la table, immanente à sa position), qui est notre présence inerte d'objets passifs parmi d'autres objets et l'être-dans-le-monde qui est ma propre modalité d'être (je ne suis pas assis, ni debout, je transcende ma position), c'est l'être qui fait qu'il y a un monde en se projetant par-delà le monde vers ses propres possibilités. Etre dans n'est pas la même chose que d'être au milieu : je ne suis pas pris dans le monde, je suis son centre libre.
Le texte se termine sur un paradoxe : « de toute part j'échappe à l'être et pourtant je suis ». C'est à ce dernier paradoxe qu'il faut s'attacher pour comprendre cet exemple du garçon de café : j'ai beau ne pas me réduire à mes fonctions, quelque chose de mon être demeure : ce mystère est la clef de la conscience et de la liberté.
Conclusion
L'être de l'homme est porteur de néant. Or, personne ne peut se réduire à n'être rien. La conscience cherche donc à se réaliser, au sens de devenir réelle. Elle veut se donner une consistance pour abolir la dimension angoissante de la liberté. Par sa conduite stéréotypée, le garçon de café s'invente une essence d'objet pour échapper au néant qu'il est. Il joue pour éviter de se confronter à sa propre vacuité. Mais on a beau vouloir échapper à l'être, toujours il nous rattrape. Comme notre ombre que nous traînons partout avec nous, l'homme traîne avec lui sa conscience, néant de lui-même et pourtant source de sa spécificité de sujet : la liberté.
Cette position radicale ne va pas cependant sans poser quelques difficultés. D'une part, elle rend problématique l'appropriation d'un rôle ou d'une fonction sociale : toute action suppose une tentative de lier ce que je ne suis pas à ce que je dois être. D'autre part, elle pose la question non moins problématique de la liberté : ayant un devoir-être, quelle est la marge de manoeuvre dont nous disposons pour nous en écarter, autrement dit, en quoi consiste cette liberté de ne pas être ce que l'on est, est-elle une vraie liberté ou une simple liberté d'indifférence ? C'est à ces deux questions que nous chercherons à répondre à travers un commentaire linéaire de ce texte que nous avons décidé de séparer en cinq parties.
Nous verrons tout d'abord que le garçon de café joue sur le bord de l'existence : en en faisant « un peu trop », il apparaît comme quelqu'un qui essaie d'être un garçon de café, mais sans y parvenir tout à fait (partie 1). Ensuite nous montrerons que cet idéal d'être auquel ce serveur tente de coller correspond de manière plus général à une tentative pour un sujet de se constituer en sujet de droit, c'est-à-dire de se constituer comme un sujet objectif, porteur de droits et de devoirs (partie 2). Ce devoir être cependant ne peut pas correspondre à ce que je suis et renvoie à un être que je ne suis point, un néant qui me révèle comme porteur d'une liberté inaliénable (partie 3). Il reste que s'éprouver comme néant suscite une angoisse que l'on ne peut éviter de se dissimuler, ce qui porte à la mauvaise foi, à faire « comme si » je pouvais coïncider avec mon être propre (partie 4). Enfin, nous chercherons à révéler la dimension positive de cette liberté radicale qui n'est pas qu'une liberté d'indifférence, mais une possibilité de s'affirmer comme conscience, laissant ainsi la possibilité de passer de cet être que je ne suis pas à cet être se connaissant lui-même, c'est-à-dire comme être-pour-soi (partie 5).
(§ 1). Le bord de l'existence
Le garçon de café sartrien se situe à la frontière, dans un entre-deux inconfortable. Il est dans le « un peu trop », c'est-à-dire ni dans le peu, ni dans le trop, ni vraiment à l'intérieur, ni véritablement à l'extérieur, mais sur la limite, à la frontière, au bord de son existence. Certes il est trop précis, il est trop rapide, trop vif, trop plein de sollicitude vis-à-vis de sa clientèle, mais s'il est dans l'excès, il l'est légèrement, imperceptiblement, «un peu » comme l'écrit Sartre.
En d'autres termes, ce n'est qu'un écart léger avec la précision, la rapidité, la vivacité et la sollicitude qui est attendue du garçon de café. Cet écart doit donc être observé et décrit finement. Sartre se concentre sur la manière dont le garçon de café agit et bouge, il s'intéresse à sa gestuelle, à ses pas, son inclinaison, mais aussi à sa voix et à son regard. Il compare la démarche de ce garçon de café à la difficile marche du «funambule » sur un fil qui se trouve en perpétuel déséquilibre. Il se sert de son plateau comme d'un balancier : il lui évite la chute. C'est donc le vide que semble combattre ce garçon de café, son propre vide intérieur. Le funambule marche sur un fil qui le sépare du vide, c'est également le cas du garçon de café dont l'être semble comme suspendu au-dessus du néant.
Le néant est un concept de Sartre qui exprime l'isolement de l'homme vis-à-vis de sa propre condition. Cet isolement n'est pas une méconnaissance, ni une suppression mais une suspension. Il exprime le fait que la conscience humaine n'est pas prise dans les choses, mais se situe au-dessus d'elles. Il existe pour Sartre une transcendance de la conscience vis-à-vis du monde. Ce garçon de café en montre l'expérience parce qu'il se situe justement sur une limite, il est comme un funambule sur son fil. Ce garçon de café-funambule manifeste une certaine « témérité » : il joue.
Sartre interprète ses gestes comme ceux d'un joueur : « toute sa conduite nous semble un jeu » écrit-il. Ce jeu consiste à osciller entre deux mondes : le monde du vivant et le monde des choses. Autrement dit, cet homme qui joue à être garçon de café oscille entre d'une part, la dimension humaine de ce qu'il, et d'autre part, la dimension mécanique, chosifiante, automatique des mouvements résultant de son rôle de garçon de café. Ce que Sartre donne à voir à travers sa description du garçon de café, c'est la manière dont cet homme interprète son rôle de garçon de café. Le fait qu'il soit dans le « un peu trop » permet de comprendre qu'il joue à la manière d'un acteur qui incarnerait un personnage fictif sur une scène, devant un public. Sauf que ce jeu se fait au-dessus du vide, au-dessus de son néant propre.
Ce garçon de café joue un jeu risqué, il se trouve au bord de l'être. Cet être, c'est sa conscience d'homme qui s'amuse et ce bord sur lequel il joue de façon inconsciente, c'est la mécanique des choses. Il a les gestes d'un « automate », il va même jusqu'à se donner « la prestesse et la rapidité impitoyable des choses ». Mais il n'est pas une chose. L'automate est justement ce qui est à la frontière du vivant et des choses. En grec, le terme anima qui se traduit par le mot âme, a donné le mot animation. Par conséquent, ce qui est animé présente une certaine proximité avec le vivant, tout en restant, de l'ordre des choses. Ce jeu est porteur d'une dimension angoissante. Il existe un risque à jouer de la sorte. Le garçon de café reste en effet dans un déséquilibre qu'il faut perpétuellement contre-balancer. La manière dont il prend au sérieux son rôle le condamne à rester dans une situation inconfortable. On pourrait dire qu'en en faisant un peu trop, en ''se la jouant'' garçon de café, cet homme dramatise sa situation et est par conséquent toujours guetté par la possibilité d'être faux, de mal interpréter son rôle. En d'autres termes, il prend à chaque instant le risque d'être nié dans ce qu'il croit être, à savoir un garçon de café.
(§2). La réalisation de sa condition comme norme
En se tenant au bord de l'être, le garçon de café « joue à être garçon de café », c'est-à-dire qu'il explore sa condition de garçon de café pour la réaliser. Sartre pense à une analogie avec l'enfant qui joue avec son corps pour l'explorer. Il a certainement été un lecteur du psychologue Henri Wallon qui montre qu'à partir de 6 mois, l'enfant commence à explorer systématiquement son corps afin d'apprendre à se connaître. « Vis-à-vis de son propre corps, il se livre à une activité en quelque sorte complémentaire, dont le résultat est de l'individualiser et d'y faire prédominer sur les sensibilités organiques et subjectives, la sensibilité de relation. Prenant l'intérêt à l'explorer, à le mettre de façon diverse et répétée, en contact avec lui-même, il finit par lui faire produire avec des gestes prévus, des impressions prévues » (Wallon, 1934, p. 160). De même, le garçon de café vis-à-vis de sa propre condition, se livre à une activité permettant de relier sa propre conscience à son rôle afin de mieux unifier ce qu'il est avec ce qu'il a à être.
Mais cette exigence de réalisation n'est pas seulement propre au garçon de café. C'est une « obligation [...] qui s'impose à tous les commerçants ». La condition des commerçants consiste à coller à ce que « le public réclame d'eux ». Cette condition subit plus que toute autre, l'exigence de plaire et de satisfaire à une clientèle, à un public et par conséquent à une norme sociale. Ces rôles qu'il est nécessaire d'endosser sont un moyen de (se) rassurer. Quelqu'un qui échappe à sa condition est quelqu'un d'inquiétant et donc potentiellement un mauvais commerçant. L'épicier, le tailleur, le commissaire priseur, tout comme le garçon de café doivent « persuader », c'est-à-dire parvenir à faire croire à leurs clients « qu'ils ne sont rien d'autre » que le rôle qu'ils ont à endosser. Sortir de cette neutralisation constitue un danger potentiel, un passage à la frontière qui suscite une crainte. Tout comme l'enfant, le commerçant doit faire prédominer la sensibilité de la relation sur sa subjectivité propre. Il y a un oubli de soi nécessaire dans le rapport à l'autre (d'où la phrase célèbre de Sartre : « l'enfer, c'est les autres »). L'incertitude du corps de l'enfant et l'incertitude de la condition du garçon de café doivent être dépassées pour devenir de l'ordre du prévisible, de l'attendu. C'est la réalisation de cette prévision qu'il faut entendre derrière les termes d'une « condition toute de cérémonie». On attend d'un commerçant certains gestes, certaines attitudes, un certain respect de la coutume, des habitudes et du culturel.
Or, que se passe-t-il lorsqu'un commerçant sort de sa condition ? Sartre prend l'exemple de « l'épicier qui rêve ». Quelqu'un qui rêve suspend ses liens avec le réel. Lorsqu'il s'agit d'un épicier, c'est un homme qui est perdu dans ses méditations au lieu de s'empresser à satisfaire le client. En cela, sa suspension est offensante pour un acheteur, car ce dernier se trouve dans l'impossibilité de réaliser sa condition d'acheteur. Autrement dit, cet épicier qui est plongé dans ses songes, ne prête pas attention à son client, il ne le regarde pas, il nie sa propre condition ainsi que celle du client. Sartre oppose à cet épicier rêveur le soldat au garde-à-vous. Le soldat a au contraire « un regard direct mais qui ne voit point ». Ce regard sans vision est fixé par le règlement, alors qu'un regard qui est fait pour voir est commandé par l'intérêt du moment. Ainsi à l'armée, on commande au soldat de fixer son regard « à dix pas ». Il y a donc une mise à distance de sa propre subjectivité organique qui est nécessaire.
Sartre va même jusqu'à soutenir qu'il s'agit là d'une question de politesse. Or, la politesse est une manière d'agir conforme à la vie en société, à la perpétuation de la cité (politesse vient du grec polis qui signifie « cité»). Le polissage réalisé par l'éducation commande à ce qu'un homme « se contienne », c'est-à-dire se tienne à sa fonction d'épicier et n'outrepasse pas les limites de son rôle social. Le garçon de café, en tâtonnant les côtés de sa fonction, fait l'apprentissage des limites de son rôle de garçon de café. Il apprend comme ce soldat, à regarder sans voir.
(§ 3). J'ai à être ce que je ne suis point
Sartre condamne ces normes sociales car elles sont des tentatives pour « emprisonner l'homme dans ce qu'il est ». L'homme sartrien est un homme clivé entre son désir d'exister et la crainte de déborder sa propre condition : ses aspirations subjectives légitimes et les aspirations non moins légitimes de la société dans laquelle il vit le condamnent à demeurer dans un déséquilibre permanent. Le philosophe existentialiste qu'est Sartre montre comment de l'intérieur, « de dedans », un individu vit ce déchirement. Il montre notamment qu'il est nécessaire de distinguer deux sens du terme être. En effet, on ne peut pas dire qu'un homme est garçon de café dans le même sens que l'on dit qu'une chose est une chose. Bien sûr, ce garçon de café peut réfléchir sur sa condition, dire ce qu'elle signifie. Il existe une sémiotique (les signes) de la condition de garçon de café, c'est-à-dire des obligations et des droits qui sont attachés à cette fonction. Mais ces concepts ne peuvent en aucun cas résumer ce que c'est que d'être un garçon de café. Ils n'épuisent pas la sémantique (le sens) de l'être de cette fonction, ce que c'est que de posséder une conscience de ce que « j'ai à être ». Cette conscience est justement ce qui surgit lorsque cet homme essaie d'entrer dans ce costume de garçon de café un peu trop grand ou un peu trop petit pour lui. Ce surgissement léger d'une conscience peut donc s'expérimenter à la fois de l'extérieur, à travers une observation des comportements, une éthologie (ici réalisé par Sartre dans un café), mais aussi de l'intérieur. Il y a un surgissement léger de la conscience qui se fait lors de l'apprentissage maladroit d'une fonction dans laquelle l'on doit entrer pour qu'un ensemble social fonctionne. Mais il existe aussi une contradiction vécue de l'intérieur, et c'est à elle que Sartre s'intéresse plus particulièrement dans la suite de l'analyse.
Les concepts et les jugements réflexifs de la condition de garçon de café restent confinés au domaine abstrait. Ainsi, Sartre enlève son habit d'éthologue pour se faire phénoménologue et appuie maintenant son analyse sur une étude de la conscience comme phénomène. Qu'est-ce que c'est que d'avoir une conscience ? Ce n'est pas avoir des droits et des devoirs. Sartre nous met en garde contre une erreur : croire que ce que l'on a à être, c'est la même chose que ce que l'on est. Ce que l'on a à être, c'est un sujet de droit, poli, courtois, soucieux de la cité et d'autrui. Or, Sartre affirme que « je ne suis point » ce sujet de droit. Il précise qu'il ne s'agit pas d'une question de volonté, ni d'altérité radicale. C'est plutôt une question de « mesure ». Il y a en effet un écart irréductible entre l'être de ce sujet de droit et mon propre être.
D'un point de vue subjectif, on ne peut être ce sujet de droit que sur le mode du rôle, du jeu. Je suis un sujet de droit sur le théâtre du monde. J'ai à apprendre ma fonction, je ne suis pas naturellement prédisposé à endosser telle ou telle fonction au sein de la société. C'est pourquoi ce sujet de droit, on ne peut l'être « qu'en représentation ». Pour Sartre, on ne peut pas être soi-même au sein d'une fonction. Lorsque j'agis, lorsque je suis acteur, je ne suis pas moi-même, je ne peux que me re-garder, sans me voir. Se représenter, c'est-à-dire se présenter une nouvelle fois, est une manière de rester prévisible « pour les autres et pour moi-même ». Si je reste dans le domaine de l'immanence, c'est-à-dire si je n'essaie pas de saisir mon être à travers des concepts, mais que je reste au plus près de l'existence, de ce que je suis, ce sujet de droit me parait être un concept abstrait dont je ne peux avoir qu'une représentation floue et partielle. Mes droits et mes devoirs, « tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au transcendant », ce sont des abstractions qui ne m'apprennent pas qui je suis. L'apprentissage de la conscience ne peut se faire que lors d'un surgissement, c'est-à-dire de la considération de l'écart incommensurable entre ma fonction et ce que je suis, de la compréhension que j'en fais un peu trop parce que je ne peux pas faire autrement qu'endosser un rôle sur le théâtre du monde.
(§ 4). La mauvaise foi et le « comme si »
Le seul moyen d'endosser une fonction est de « jouer à l'être, c'est-à-dire, précise Sartre, m'imaginer que je le suis ». Si l'on part du principe qu'il existe un écart entre ce que je suis et ce que j'ai à être, entre ma conscience et mon rôle de garçon de café, comment puis-je être quand même un soldat ou un garçon de café ? Cet écart est du même ordre que celui entre le sujet et l'objet, entre le vivant et les choses. Le soldat, le garçon de café sont des entités qui appartiennent au domaine du mécanique, de l'enchaînement, de l'objectivité. Au contraire, la conscience et l'être sont des entités qui relèvent d'une subjectivité irréductible à une fonction ou à une sémiotique.
L'isolement entre le garçon de café et le monde, l'isolement du funambule et de la terre, l'isolement de ma conscience de ma fonction ne se fait pas sur le mode d'une séparation. Ces deux éléments ne sont séparés «par rien ». Leur seul moyen de communication « tient à un fil » : c'est d'une suspension qu'il s'agit. C'est en m'imaginant jouer que je parviens à dépasser le déchirement entre l'être et le devoir-être, entre ce sujet de droit et cette conscience que je suis. Cette opération qui consiste à jouer à être quelqu'un implique d'affecter ce rôle de néant (de le néantiser), d'en passer par l'imagination. Endosser un rôle, comme au théâtre «l'acteur est Hamlet », implique de faire « mécaniquement les gestes typiques » qui correspondent à la représentation que je me fais d'un « garçon de café imaginaire ». L'objectif (« en me visant comme ») est l'objectivité de la fonction de garçon de café.
Ces gestes sont des « analogon », c'est-à-dire des « images irréelles de ce qu'il est se manifestant pour nous à travers sa présence actuelle » (Sartre, L'imaginaire, p. 372). Le caractère de cette image est d'être un objet neutralisé, néantisé. Pour que ce garçon de café parvienne à saisir son propre être, il faut qu'il oublie qu'il est garçon de café. Cette idée d'analogie renvoie à une esthétique de l'existence. Les gestes du peintre produisent aussi des « analogon ». L'image irréelle peinte est une représentation qui figure l'harmonie de couleurs réelles, mais de manière plus vive et plus violente. L'objet étant ensuite derrière cette figuration, il échappe par là-même à notre portée, il devient invisible. Il en va de même pour le garçon de café qui se fait chose-garçon de café : s'il saisit qu'il ne peut que « jouer à être » garçon de café, alors il comprendra qu'il ne peut pas coller complètement à son rôle, et qu'il existe une distance légère, dix pas à peine peut-être, mais irrémédiable entre ce qu'il est et ce qu'il a à être.
Lorsque l'on endosse un rôle, on tente de réaliser « un être-en-soi ». Cet être-en-soi est l'essence même d'une chose. Dans le cas de l'encrier ou du verre, l'être-en-soi n'est pas difficile à définir, il s'agit de l'objet lui-même (« cet encrier est encrier », « le verre est verre »). Mais l'être-en-soi d'un homme est d'un accès plus complexe. Il ne peut être saisi qu'une fois la mort survenue, car si l'encrier et le verre sont, l'homme lui, existe. Cependant, l'homme, par mauvaise foi, se ment à lui-même sur ce qu'il est vraiment et occulte cette impossibilité de se saisir. Pour cette raison, le garçon de café fait « comme si », c'est-à-dire comme si sa fonction était urgente, comme s'il n'était pas libre de se lever à l'heure qu'il veut, comme s'il y avait une immanence irréductible de lui à sa condition. Or pour Sartre, l'homme se constitue comme un au-delà de sa propre condition, il la transcende au sens où il est libre avant même d'avoir à être quoi que ce soit.
(§ 5). La divine absence du moi
Il reste encore un sens du terme être à éclaircir. Si l'on comprend ce que signifie le terme être dans « je suis un garçon de café », il reste encore à définir l'autre mode d'être, différent de l'être-en-soi et qui est « le mode d'être ce que je ne suis pas ». Ce que je ne suis pas, c'est le néant lui-même qui est le réceptacle de toute condition. Le néant pour Sartre est l'origine même de la conscience. L'homme en effet ne se contente jamais d'être, mais est toujours dans l'écart, en suspens par rapport à son propre être.
Le problème principal de Sartre conceptuellement est de parvenir à aménager un espace de liberté malgré les déterminismes sociaux et culturels. Or, si l'être est ce qu'il est et n'a donc aucune marge de manoeuvre par rapport à cela, il faut instaurer un écart par rapport à l'être afin de rendre possible la liberté. C'est cette prise de distance qui permet un arrachement des déterminations. Mais cela se fait au prix d'une redéfinition de ce que c'est que d'être pour un homme. S'il est libre par essence, son être ne peut être dans un premier temps défini que de façon négative. Comme la théologie négative ne peut que se contenter de dire ce que Dieu n'est pas, l'existentialisme de Sartre ne peut que dire ce que l'homme n'est pas, c'est-à-dire qu'il n'est pas sa fonction ou son rôle, ni même une agrégation de fonctions ou de rôles (garçon de café, beau parleur, etc.), il ne s'y réduit pas, en aucune façon.
Sartre étend sa liberté négative aux conduites et aux attitudes. Le beau parleur joue à parler, l'élève attentif veut être attentif, il joue à l'attentif. Parce qu'il n'est pas en son pouvoir d'être telle ou telle chose, avoir telle conduite ou telle attitude est une affaire de volonté. L'énoncé peut paraître erroné. L'attention ou le fait de bien parler peuvent sembler des dons ou des capacités qui sont plutôt de l'ordre de la capacité et du pouvoir. Or, Sartre affirme le contraire. Il pose la liberté humaine contre les déterminismes sociaux, contre les cultures, et même contre les capacités qui semblent être innées. Il la voit comme un préalable nécessaire à la réalisation de toute condition. En aucune façon, je ne suis contraint de réaliser telle ou telle condition, parce qu'elle n'est pas une question de capacité, mais une question de volonté. En revanche, cette liberté est dans un premier temps négative. Il y a encore un pas à franchir pour que cette liberté passe de la simple liberté d'indifférence à une liberté positive, consciente d'elle-même. A cette liberté positive correspond un mode d'être positif qui suit le mode d'être ce que l'on n'est pas et qui est ce que Sartre appelle l'être-pour-soi. Il s'agit là de la capacité que l'homme a de se connaître, c'est la conscience qu'il peut avoir de lui-même. Mais cette connaissance ne peut advenir que s'il l'on accepte de voir cet écart irréductible entre notre être-en-soi et notre être-pour-soi.
Ce détachement est ce qui définit en propre la conscience : elle n'existe qu'à travers une mise à distance de l'être comme fonction, de l'être-en-soi. La conscience pour s'éprouver doit faire le vide autour d'elle. Sartre fait référence à la « divine absence » qui désigne métaphoriquement le moi dans une "variation" de Paul Valéry se trouvant dans Regards sur le monde actuel. Dans cet ouvrage, on peut lire la chose suivante : « je me suis enhardi quelquefois à comparer ce moi sans attribut au zéro des mathématiques, grande et assez récente invention qui permet d'écrire toute relation quantitative sous la forme a = 0. Zéro est en soi synonyme de rien ; mais l'acte d'écrire ce zéro est un acte positif » (II, p. 959). A en croire Valéry, le néant, cette liberté négative avec laquelle émerge la conscience, a donc une face positive qui réside dans l'acte de se poser en tant que néant. Les objets n'ont pas d'être-pour-soi, alors que l'homme est une conscience.
Mais cette conscience est pur néant et pure liberté. Elle n'a ni forme, ni contenu, ni fonction. Elle n'existe que par ce mouvement constant qui la pousse à se projeter dans le réel. Il faut donc bien distinguer deux types d'être de l'homme : l'être-au-milieu-du-monde qui est le mode d'être que l'on a en partage avec la boîte d'allumette (elle est sur la table, immanente à sa position), qui est notre présence inerte d'objets passifs parmi d'autres objets et l'être-dans-le-monde qui est ma propre modalité d'être (je ne suis pas assis, ni debout, je transcende ma position), c'est l'être qui fait qu'il y a un monde en se projetant par-delà le monde vers ses propres possibilités. Etre dans n'est pas la même chose que d'être au milieu : je ne suis pas pris dans le monde, je suis son centre libre.
Le texte se termine sur un paradoxe : « de toute part j'échappe à l'être et pourtant je suis ». C'est à ce dernier paradoxe qu'il faut s'attacher pour comprendre cet exemple du garçon de café : j'ai beau ne pas me réduire à mes fonctions, quelque chose de mon être demeure : ce mystère est la clef de la conscience et de la liberté.
Conclusion
L'être de l'homme est porteur de néant. Or, personne ne peut se réduire à n'être rien. La conscience cherche donc à se réaliser, au sens de devenir réelle. Elle veut se donner une consistance pour abolir la dimension angoissante de la liberté. Par sa conduite stéréotypée, le garçon de café s'invente une essence d'objet pour échapper au néant qu'il est. Il joue pour éviter de se confronter à sa propre vacuité. Mais on a beau vouloir échapper à l'être, toujours il nous rattrape. Comme notre ombre que nous traînons partout avec nous, l'homme traîne avec lui sa conscience, néant de lui-même et pourtant source de sa spécificité de sujet : la liberté.
source :
https://pdfhall.com/jean-paul-sartre-et-le-garon-de-cafe-lemonde_5a8d73231723dd34c976b4e2.html
https://pdfhall.com/jean-paul-sartre-et-le-garon-de-cafe-lemonde_5a8d73231723dd34c976b4e2.html
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