Suite au projet qui a crée la polémique dans la communauté médicale, le Docteur Sergio Canavero a déclaré le 17 novembre 2017, lors d’une conférence de presse à Vienne, qu’il avait réalisé la première greffe de tête humaine sur deux cadavres et qu’il projette prochainement de renouveler l’expérience sur des patients vivants.
La réalité dépasserait-elle la fiction et serait-il bientôt possible de transférer la tête d’un malade sur le corps d’un donneur ?
Le neurochirurgien italien à la suite de ses études, notamment sur la moelle épinière, aurait mis au point un composé chimique appelé polyéthylène glycol ou PEG, dans le but de restaurer la colonne vertébrale endommagée de divers animaux. Il a déjà testé le composé sur des rongeurs et un chien. Les résultats sont mitigés : dans un article paru en avril dernier dans CNS Neuroscience and Therapeutics, il décrit la greffe réussie sur le rat et a obtenu aussi plusieurs rats à deux têtes. Les rongeurs qui ont eu du PEG en traitement ont retrouvé leurs fonctions motrices et pouvaient à nouveau marcher au bout de quatre semaines, presque tous ont survécu un mois.
L’expérience a déjà été partiellement réussie sur des animaux dans les années 1970 par le neurochirurgien américain Robert White alors qu’il parvenait déjà à maintenir un cerveau en vie séparé de son corps pendant quelques heures. Il tenta également l’expérience in vivo sur des chiens où, connecté au corps de l’animal, le cerveau continuait à fonctionner. Puis il transféra la tête d’un singesur le corps d’un autre. Cette première tentative a permis au greffé de ne vivre qu’un laps de temps court, bien qu’on n’ait pu réellement mesurer le temps de survie puisqu’ils finissaient euthanasiés. Mais si les singes semblaient conscients et gardaient leurs sens en éveil, il était impossible de reconnecter les moelles épinières du donneur et du receveur. Ainsi, les primates étaient paralysés en dessous du cou. Robert White prédisait donc que le jour où l’on réussirait à connecter le tissu nerveux, la technique serait applicable à l’homme.
Ce qui manquait à Robert White serait maintenant à notre portée affirme Sergio Canavero en mettant en contact les deux extrémités de moelle épinière dans sa solution de PEG qui rendrait possible de faire fusionner les membranes cellulaires et les fibres nerveuses.
C’est en Chine à l’université médicale de Harbin que l’intervention (appeléeanastomose céphalosomatique) sur deux cadavres humains a eu lieu, les deux hommes décédés avaient donné leur corps à la science et leurs familles avaient signé un consentement. Le neurochirurgien italien a été assisté du chirurgien Xiaoping Ren lors d’une opération de dix-huit heures, ainsi que de plusieurs spécialistes nécessaires pour attacher la tête d’un cadavre au corps d’un autre cadavre : chirurgiens du cou, des vaisseaux, chirurgiens orthopédiques, plastiques et gastro-intestinaux.
Dans un premier temps, la tête du receveur est placée en hypothermie, à 15 °C, de manière à diminuer le métabolisme du cerveau et limiter les dégâts le temps du transfert. On sectionne au niveau du cou les muscles, les vaisseaux sanguins, la trachée et l’œsophage, tout en prenant soin de garder la thyroïde. Juste à côté, une seconde équipe réalise la même opération sur un patient en état de mort cérébrale, dont le corps est intact et dont la carrure et le sexe correspondent à ceux du receveur.
Une fois ces opérations effectuées, la moelle épinière est tranchée à l’aide d’une lame extrêmement fine, de manière à abîmer le moins possible le tissu nerveux. D’après les neurochirurgiens, les dégâts seront minimes et de bien moins grande ampleur que ceux qu’on retrouve chez les patients tétraplégiques. À ce stade, la tête est dans un état dit de mort contrôlée. On la replace rapidement sur le corps du donneur et on reconnecte les moelles épinières, en appliquant le traitement spécial à base de polymères. Puis les vaisseaux, muscles et autres artères sont reconnectés afin de restaurer une circulation sanguine pour le cerveau. Une plaque en titane et des vis ont été placées sur la colonne, les muscles profonds ont été suturés, l’œsophage et la trachée ont été reliés. Enfin, la peau a été recousue.
Cette opération n’apporte pas réellement de preuve qu’une greffe de tête soit réalisable. Ici, comme l’expérimentation s’est faite avec deux cadavres, les problèmes de perte de sang pendant l’intervention n’ont pas été gérés. Les auteurs de l’opération avouent que les saignements pourraient « ajouter du temps à l’opération ». De plus, la fusion des moelles épinières n’a pas prouvé son efficacité chez l’homme. Donner à la tête humaine le contrôle moteur du corps signifie que les connexions entre les nerfs sont efficaces. On sait – par exemple dans les greffes de mains – parfaitement reconnecter la plupart des terminaisons nerveuses. Mais de là à s’attaquer à toutes les connexions supposées par une section complète de moelle épinière est un défi d’une ampleur bien plus grande.
On sait, depuis les premières greffes et transplantations, que le succès n’est pas exclusivement dû au geste technique mais dépend, en outre, de l’apport indispensable du traitement immunosuppresseur destiné à diminuer les risques de rejet. Dans le cas d’une transplantation de tête, on se trouve dans le plus grand doute quant à l’efficacité de ces médicaments anti-rejet qui devront être adaptés pour tous les types de tissus que contient le corps, lourds en effets secondaires, ainsi que la douleur qui sera probablement intolérable sur l’ensemble du corps. À son réveil, le patient bénéficiera sans aucun doute d’un suivi psychologique pour accepter son corps et d’une rééducation pour apprendre à se mouvoir convenablement.
Ainsi l’opération dernièrement réalisée ne prouve pas qu’une telle intervention soit viable. Une transplantation qui pourrait pourtant donner de l’espoir, d’après le Dr. Canavero, à des patients tétraplégiques, ou des personnes atteintes d’une maladie mortelle ou fortement invalidante touchant des régions autres que la tête : cancéreux en phase terminale, diabétiques avancés ou personnes ayant de multiples organes défaillants pourraient y prétendre.
Valery Spiridonov, un homme russe de 31 ans souffrant d’une maladie génétique rare et mortelle : la maladie de Werdnig-Hoffmann, qui se caractérise par une grave faiblesse musculaire et la dégénérescence des neurones moteurs, est volontaire pour fournir sa tête à l’opération envisagée par Sergio Canavero et Xiaoping Ren. Depuis l’annonce d’une telle procédure, la communauté médicale est unanime pour dénoncer « une opération inhumaine » qui est fortement controversée depuis de nombreux mois.
Le neurochirurgien italien s’est défendu dans un journal britannique : « Depuis trop longtemps, la nature nous a dicté ses règles. Nous naissons, nous grandissons, nous vieillissons et nous mourons. Pendant des millions d’années, les humains ont évolué et 110 milliards d’humains sont morts dans le processus. C’est un génocide à grande échelle. Nous sommes entrés dans un âge où nous reprendrons notre destin entre nos mains. […] La première greffe de tête humaine […] a été réalisée. […] Tout le monde a dit que c’était impossible, mais l’opération a été couronnée de succès. » L’expérience, bien que présentée par Canavero comme un espoir à l’immortalité, soulève des questions éthiques importantes. Prouesse médicale ou déficience scientifique et immorale ? Quelles problématiques bioéthiques et philosophiques se posent face à une telle démarche médicale ?
En mai 2017, Marike Broekman, neurochirurgienne de l’Université d’Utrecht au Pays-Bas et à l’Ecole de Médecine de Harvard aux États-Unis et présidente de l’Ethico-legal Committee of the European Association of Neurosurgical societies (EANS), déclare être très inquiète et sceptique quant à cette transplantation encore hautement expérimentale. Elle affirme que la science n’est prête ni techniquement ni psychologiquement ainsi que sur les plans psychologiques, éthiques, et sociaux. Bien qu’une telle intervention aurait pour finalité, d’après Broekman, d’améliorer la vie des malades, dans l’état actuel des choses, une telle procédure rend peu probable qu’ils retrouvent une fonction neurologique, ni même qu’ils survivent. Bien que cela ne soit pas impossible à l’avenir, il y a aujourd’hui de trop nombreux défis à relever pour que l’opération soit concluante et praticable conclue la neurochirurgienne.
Évoquons par ailleurs les dérives envisageables : si le traitement est normalement réservé à des patients malades en situation critique, sera-t-il possible d’empêcher un milliardaire insatisfait de son corps d’en revêtir un nouveau ? La question de la limite des donneurs disponibles reviendra inéluctablement dans le débat et il est fort probable qu’il faudra effectuer des choix dans la hiérarchie des patients, comme c’est déjà le cas pour les autres transplantations d’organes. Autre question cruciale : nous ignorons encore si la conscience du receveur pourrait être également transplantée.
La tête (le cerveau en particulier) est un organe singulier car considéré comme le siège de notre pensée, gardien de nos souvenirs et des traits caractéristiques associés à la personne ; l’organe de la conscience en somme. Greffer une tête sur un corps reviendrait à dissocier le corps de l’esprit qui le constitue. Ainsi une telle procédure confirmerait ou non si le cerveau est bien l’unique constituant de notre identité. En effet, si l’intervention devient possible, le greffé gardera-t-il son caractère, sa mémoire, ses goûts, et tout autre paramètre qui constitue sa personnalité ?
En janvier 2016, Florence Bellivier, professeur de droit à l’Université de Paris-Ouest-Nanterre, spécialiste de droit civil et de droit de la bioéthique, précise que sur le plan juridique, la personne n’est pas liée au corps. Depuis 1994, la loi a réglementé l’utilisation du corps humain et, ce faisant, a bien distingué la personne et le corps. Cette intervention ne changerait donc pas le concept juridique de la personne. Elle pose alors une question centrale au vu d’une telle transplantation : qu’est ce qui définit une personne ? Son corps ? Sa tête ? La connexion entre les deux ? Les préoccupations philosophiques sont ainsi au cœur du débat. En voici quelques enjeux.
Du génie à la folie. La chirurgie contemporaine comme héritage d’un mythe
La science rattraperait peu à peu la fiction. Certes, nous n’en sommes pas encore à ranimer les morts comme l’a réussi Frankenstein dans le livre de Mary Shelley, mais avec le projet du docteur Canavero, on se rapproche indubitablement des fantasmes que seul l’imaginaire pouvait jusqu’ici se permettre de traiter. Le mythe du savant fou serait devenu l’anticipation et la métaphore de nos inquiétudes actuelles quant aux sciences médicales et de nos angoisses quant à la manipulation du vivant.
Sur les écrans et dans la littérature, le thème de la chirurgie renoue régulièrement avec la fiction de Mary Shelley, devenue une référence quand il s’agit d’évoquer les limites de la médecine et de ses possibilités, constamment poussées à leur paroxysme, de surpasser l’état naturel du corps. L’image du professeur en tant que « savant-fou » est celle même du scientifique qui, pris entre génie et folie, entre vertu et vice, outrepasse toutes les limites sans anticiper les éventuelles conséquences. Face au progrès de la médecine, leurs auteurs seraient devenus les apprentis sorciers de notre temps. L’ombre du fictionnel Dr Frankenstein plane ainsi sur les pratiques du neurochirurgien Sergio Canavero et de sa greffe de tête.
Quand la romancière anglaise écrit son chef d’œuvre en 1816, année où fleurit le roman gothique et romantique, l’époque rencontre de profondes modifications dans la perception que l’être humain a de lui-même et de son impact sur le monde qui l’entoure, dans un contexte de bouleversements politiques, philosophiques et scientifiques qui saisit toute l’Europe. Cette période correspond au moment où la fiction autour de la médecine expérimentale se cristallise, héritée de l’alchimiste et du sorcier. En outre, Mary Shelley est une contemporaine du galvanisme, et l’électrochimie est la science de pointe de son époque : des disciplines qu’utilise précisément le Dr Frankenstein pour donner vie à sa créature. Les prouesses décrites dans le roman semblent annoncer en ce début du XIXe siècle, dans la continuité de la révolution des Lumières, la succession de révolutions industrielles et scientifiques des décennies qui vont suivre. Les tensions et contradictions entre l’ordre ancien et l’ordre nouveau vont perdurer jusqu’à l’aube du siècle suivant avec la crise résultant de la théorie de l’évolution. La soif du progrès et le choc d’une telle découverte ouvrent la voie à l’archétype du chercheur qu’aucune considération éthique, politique, sociale ou religieuse ne peut arrêter. Il devient mythe, questionne les limites de l’humain.
L’époque où les écrivains imaginent ces sujets de fiction coïncide avec celle où la science a elle-même changé de visage. Elle est devenue à la fois géniale et folle. Géniale, au sens où elle dépasse l’imaginable et améliore grandement le quotidien. Folle, en raison de ses théories qui semblent parfois farfelues, et des différents dangers encourus du fait de ses progrès et de ses expérimentations. Au tout début du XIXe siècle, les sciences et les techniques ont tellement progressé que si certains les jugent à même de régler des problèmes de vie et de société, d’autres redoutent qu’elles n’en causent la perte. C’est dans ce contexte que Mary Shelley rédige son manuscrit dont le personnage central, aussi ambitieux qu’inconséquent, crée un monstre au nom du progrès.
D’autres fictions vont être élaborées dans la même veine, comme les romans de Jules Verne qui fait de la figure du capitaine Nemo un véritable deus ex machina tant la prodigieuse maîtrise de la science et de la technique sont extraordinaires.
Ou encore, L’Ile du Dr Moreau de H.G. Wells, publié en 1896, qui au travers d’une histoire violente racontée par un narrateur complétement dépassé par les événements, s’intéresse à la part animale de l’humanité, celle-ci se manifestant à travers les hommes-animaux présents sur l’île. En 1920, dans Les Mains d’Orlac de Maurice Renard, c’est le thème de la greffe qui inspire l’auteur. Le chirurgien, du nom de Cerral – pseudonyme du pionner des greffes Alexis Carrel – greffe les mains d’un meurtrier.
David Le Breton, sociologue et anthropologue français spécialisé dans les représentations et les enjeux du corps, voit à travers la naissance de cette littérature, qui anticipe les réalisations médicales à venir, l’expression de « la peur naissante devant l’inconnu de l’ouverture de la boîte de Pandore qu’est ici le corps humain ». Et il continue : « L’angoisse traverse l’écriture, et la déréliction qui frappe les médecins apprentis sorciers est à la mesure de leur transgression. Littérature de la limite, dont les personnages sont voués à la solitude, à la mort, à l’échec. Leurs œuvres périssent parce que toute atteinte à la condition humaine est encore aux yeux de leurs contemporains une atteinte à l’ordre du monde. » La morale finale du roman est celle d’un inévitable non aboutissement, et ceci afin de mettre en garde contre les terribles conséquences de la manipulation de l’humain.
Après les écrivains, ce sont les réalisateurs qui prennent le relais de la réinterprétation du mythe de Frankenstein. Le cinéma expressionniste fait preuve à différentes reprises de son intérêt pour les savants transgressant toute morale avec les personnages du Docteur Caligari dans le film de Robert Wiene ou du Docteur Mabuse de Fritz Lang. Les Yeux sans visage de Georges Franju sorti en 1960 s’adapte particulièrement à la catégorie de films héritiers de Frankenstein puisque le personnage du chirurgien, qui tente une greffe de visage sur sa fille grièvement défigurée, tel le médecin de l’œuvre de Mary Shelley, se rend coupable du péché d’orgueil et de démesure en tentant de sortir sa fille de sa condition, la relevant presque du monde des morts pour la ramener à la vie. La chirurgie plastique prend ici la tournure d’actes criminels motivés par une surestimation de soi. Un sujet spécifiquement contemporain dans le contexte des débats autour de la propriété des donneurs de greffons. À travers l’échec des tentatives de transplantation, le réalisateur nous fait comprendre que l’être humain ne peut se concevoir que dans sa globalité, qu’il n’est pas possible de lui « ajouter » simplement de la peau, pour faire de lui un individu complet. Il anticipe de ce fait les problèmes d’identité auxquels sont confrontés les receveurs d’un organe étranger, comme l’exprime Jean-Luc Nancy – philosophe ayant subit une greffe – dans L’Intrus, où il écrit supporter mal un cœur qui n’est pas celui d’origine. Nous reviendrons plus loin sur cet écrit.
Par ailleurs, la plupart des scientifiques qui ont servi de modèle à l’archétype hérité du Docteur Frankenstein ont bel et bien existé : Thomas Edison, Albert Einstein et son physique atypique, Wernher von Braun, le créateur des missiles V1 et V2 qui a inspiré le Dr Strangelove, John von Neumann, un des inventeurs de l’ordinateur et de la bombe atomique, ou Paul Erdös, mathématicien d’origine hongroise, dont on dit qu’il n’a jamais aimé que les nombres, et que l’on surnommait « le mathématicien errant ». Mais l’inspiration la plus sombre est celle tirée des actes commis par les responsables des crimes nazis. Il s’agissait souvent de grands chirurgiens qui, cédant à une lubie dépourvue d’éthique, violaient tous les codes déontologiques aux profits d’une médecine expérimentale d’une grande cruauté. Ils utilisaient à souhait le corps des déportés en partie pour des essais chirurgicaux dont principalement la stérilisation.
La Seconde Guerre Mondiale va marquer un tournant dans les modes d’appréhension de la science et remettre ainsi au goût du jour les angoisses vis-à-vis du progrès qu’avait déjà traversées le siècle précédent. Car après les découvertes des camps d’extermination et l’utilisation de la bombe nucléaire à des fins militaires, jamais plus science et savants ne pourront être perçus de la même manière. Alors que les Lumières voyaient à travers la recherche l’espoir d’un monde meilleur, l’ère industrielle s’en est inquiétée. Le siècle dernier a confirmé que certaines découvertes pouvaient devenir des instruments de destruction massive. La vision que nous en avons est ainsi ambivalente, à la fois profitable et dangereuse.
En mettant en scène dans La Piel que habito, sorti en 2011, un chirurgien maître de son art, mais doté d’un goût pour une certaine perversion, Pedro Almodovar propose une vision très personnelle du mythe de la romancière anglaise. Ryan Murphy, réalisateur de la série américaine Nip/Tuck portant à l’écran le quotidien d’une clinique de chirurgie esthétique, dit qu’il a imaginé ses deux chirurgiens comme « des docteurs Frankenstein », référence flagrante lorsque la série présente les médecins face à des patients dotés de personnalités hors norme, de physiques de créatures fantastiques ou formulant des demandes loufoques. L’avènement de la chirurgie plastique a entrainé avec elle la réalité d’un mythe, celle de modeler et recréer par intervention sur certains fragments, une unité corporelle.
Nous avons retrouvé récemment l’influence du célèbre roman de Mary Shelley, dans un film d’horreur sorti en 2009 relevant de la série Z, qui nous propose une version trash du sujet, avec, sous les traits du « grand méchant », un chirurgien d’inspiration nazi. Ce film, qui a provoqué un scandale et a néanmoins conquis un certain public, s’intitule The Human Centipede, de Tom Six.
Il décrit la mésaventure de deux touristes américaines qui trouvent refuge chez un médecin allemand après un accident de voiture en terrain isolé. Celui-ci, ancien grand chirurgien frappé de folie sadique, emprisonne les deux femmes et un touriste japonais afin de créer une sorte de mille pattes humain en cousant les victimes entre elles.
Notons que le médecin de Tom Six ne procède pas au démembrement et à l’utilisation de fragments pour fonder une unité, mais va donner forme à une créature à partir de plusieurs identités. La qualité du film est fortement discutable, mais il a provoqué un véritable choc. La cause en serait qu’il est difficilement supportable de concevoir l’humain réduit à l’état d’un insecte rampant, répugnant et monstrueux. Nous retrouvons dans ce synopsis nos préoccupations qui sont celles du rapport de pouvoir entre chirurgien et patient, et une critique de la hiérarchie médicale : ne rampons-nous pas tels des mille-pattes face à la démence du progrès scientifique et à la toute-puissance chirurgicale ?
Mais peut-on percevoir derrière les masques des chirurgiens d’aujourd’hui, la démarche téméraire du Dr Frankenstein ? Est-il justifié de comparer les terreurs que soulève le roman de Shelley aux peurs que l’on rencontre aujourd’hui avec la médecine moderne ? Au XXe siècle, certaines appréhensions et anticipations de l’ère victorienne semblent s’être confirmées. Car cette figure de docteur entre génie et folie expliquerait pourquoi le roman est devenu référence, la romancière annonce des préoccupations de l’ordre de l’éthique plus d’un siècle avant que celles-ci ne soient au centre des débats médicaux.
Si le mythe du Dr Frankenstein est particulièrement actuel et qu’il inspire autant l’imaginaire littéraire et cinématographique, c’est parce qu’il nous renvoie en partie à notre rapport aux sciences et aux interrogations existentielles sur les origines du vivant. La chirurgie, qui a toujours nourri les craintes du fait de sa procédure invasive et mutilante et de ses prouesses spectaculaires, suscite la création de nombreuses variantes autour de ses possibles dérives. Il est logique que le chirurgien inspire des personnages d’anti-héros qui expérimentent les limites des possibilités du corps humain et obtiennent des résultats dépassant les attentes médicales. Mais le plus souvent, dans le dénouement des fictions, les créations se retournent contre leur géniteur. Vouloir se substituer à Dieu – la chirurgie aurait à présent remplacé la religion – se croire capable de créer, de manipuler l’humain et la nature, voilà autant de sacrilèges pour lesquels le médecin doit être puni. Telle est la morale de Frankenstein. Au XIXe siècle, l’influence religieuse était plus pesante et l’atteinte à l’intégrité du vivant source de davantage de frayeur. Mais force est de constater qu’aujourd’hui encore, toute nouvelle première chirurgicale soulève les débats et se heurte à tous ceux qui se montrent réfractaires aux progrès médicaux sous des prétextes religieux. N’est-ce pas cette capacité à maintenir, améliorer, ou au contraire à menacer l’équilibre vital qui provoque de si vives polémiques face aux avancées chirurgicales ?
Non sans une certaine ironie, la chirurgie moderne semble avoir pris la voie de ces médecins téméraires de la littérature et du cinéma d’anticipation. En témoigne l’opération du Dr Canavero. Celle-ci laisserait penser que nous sommes indépendants de notre corps. En cela s’inscrit dans une importante tradition philosophique au cœur du débat sur cette transplantation de tête sur un corps.
Le dualisme cartésien aux origines de la transplantation de tête
« Dualiste » est un terme apparu au XVIIIe siècle sous la plume du philosophe et juriste allemand Christian Wolff, une philosophie qui organise sa conception propre en supposant l’existence de deux principes irréductibles l’un à l’autre. Christian Wolff l’applique aux philosophes considérant l’âme et le corps comme des substances distinctes. S’y oppose le terme « monisme », lui aussi créé par Wolff, du grec monos, « seul », « unique », qui est une doctrine qui considère l’ensemble des êtres, leur diversité, soit comme réductibles à une même substance, soit comme relevant de par leur existence et leurs propriétés, d’un même principe ou d’un même ensemble de lois.
On attribue principalement la notion de dualisme à Descartes du fait de sa doctrine de l’homme divisé entre corps et esprit. Une telle conception trouve racine chez les pythagoriciens qui distinguaient l’âme du corps. Mais le dualisme a principalement pour genèse Platon qui valorise l’âme au profit de la matière dans une visée idéaliste. Dans Timée, Platon explique comment « la tête est la partie la plus divine » et que le reste du corps n’est que l’accessoire de ce réceptacle de l’esprit : « À la tête, les dieux ont uni, soumis et donné pour serviteur le corps tout entier (Le corps, véhicule la tête). » Ce même esprit qui fait partie du monde des Idées, première et suprême réalité « qui a une forme immuable, ce qui naît point et ne périt point, ce qui n’admet jamais en soi aucun élément venu d’ailleurs, ce qui ne se transforme jamais en autre chose, ce qui n’est perceptible ni par la vue ni par un autre sens, ce qu’il est donné à l’intellect seul de contempler. »
Aristote rétablit une continuité entre la vie inférieure et la vie supérieure, il lie étroitement l’âme au corps en la définissant comme la forme d’un corps organisé qui a la vie en puissance, et considère que la vie consiste dans l’unité des inséparables contenant et contenu : « Ce n’est pas le corps séparé de son âme qui est en puissance capable de vivre : c’est celui qui la possède encore » Après lui, les stoïciens et les épicuriens proposerons une vision plus monistes de l’homme ; les premiers, d’un monisme spiritualiste selon lequel le monde est tout pénétré d’esprit ou de raison ; les seconds, d’un monisme matérialiste où tout se réduit aux atomes.
Les siècles de l’ère chrétien donneront raison à Platon et traceront les prémices du dualisme de Descartes. Durant l’ère médiévale, la médecine va être régie par l’Eglise, des siècles d’un consensus chrétien consistant à préparer le salut céleste dans un total déni de l’enveloppe corporelle. Pendant des siècles le corps est considéré comme une enveloppe de l’âme. Le dualisme chrétien serait de ce fait en mesure de justifier un certain mépris du corps en religion comme en médecine. Citons à l’appui un extrait de l’épître aux Romains : « Sous l’empire de la chair on tend à ce qui est charnel, mais sous l’empire de l’Esprit on tend à ce qui est spirituel ; la chair tend à la mort, mais l’Esprit tend à la vie et à la paix. »
Alors que la Renaissance découvre l’anatomie, au XVIIe siècle, René Descartes établit un dualisme radical : il y a dans le monde les deux domaines séparés des corps étendus et de la pensée pure. Le philosophe a été physiologiste et, en tant que tel, il a reconnu le rôle important que joue la cellule dans la formation des organismes, contribué à propager la découverte de la circulation du sang, étudié le rôle du suc gastrique dans la digestion, établi la théorie de la vision, et fait des vaisseaux capillaires, siège des principaux phénomènes de la nutrition. Mais surtout, il considère le cerveau comme le siège de toutes nos facultés intellectuelles et morales, l’organe supérieur de la pensée et du sentiment.
Quant à la matière-corps, pour le philosophe, elle n’est autre qu’une complexe mécanique : « Je considère le corps de l’homme comme étant une machine tellement bâtie et composée d’os, de nerfs, de muscles, de veines, de sang et de peau, qu’encore bien qu’il n’y eût en lui aucun esprit, il ne laisserait pas de se mouvoir en toute les mêmes façons qu’il fait à présent, lorsqu’il ne se meut point par la direction de sa volonté, ni par conséquent par l’aide de l’esprit, mais seulement par la disposition de ses organes. » Une conception qui suit l’ordre logique de son célèbre cogito. C’est ce corps machine, pourvu d’une pensée immatérielle chez l’homme, qui l’a amené à nier la pensée chez les animaux et à faire de ceux-ci de simples automates. Et le corps de l’humain lui-même n’est qu’une machine soumise, à l’instar de tous les corps matériels, aux lois de la mécanique.
Descartes a beau avoir néanmoins évoqué une influence entre corps et esprit, Antonio Damasio, professeur portugais contemporain de neuroscience, neurologie et psychologie, fait remarquer qu’il n’a pourtant jamais formulé de proposition plausibles quant à la façon dont ces influences mutuelles s’exercent, sinon en expliquant que la glande pinéale, « siège de l’imagination et du sens commun » , était le vecteur de ces interactions. Cette dernière est une petite structure, située au milieu et vers le bas du cerveau et, précise Damasio « il se trouve qu’elle n’est guère connectée et pourvue de ce qu’il faudrait pour accomplir le travail décisif que Descartes lui assignait. Malgré sa conception sophistiquée des processus mentaux, corporels et physiologiques, il a laissé dans l’imprécision les connexions mutuelles de l’esprit et du corps […] pour que le travail que Descartes exigeait d’eux, ils doivent être en contact. Cependant, en vidant l’esprit de toute propriété physique, Descartes a rendu ce contact impossible. »
L’histoire de la philosophie montrera que, suite à la naissance de ce dualisme cartésien, de nombreuses critiques et contre-théories vont être rédigées. En effet, cette coupure nette de l’être humain en deux substances n’a pas été tolérée par certains philosophes. Spinoza a fait de l’étendue (la matière) et de la pensée non plus deux substances, mais deux attributs de l’unique substance qu’il nomme Dieu : « Cette idée de l’Âme est unie à l’âme de la même manière que l’Âme elle-même est unie au Corps. […] De même que l’Âme et le Corps sont un seul et même Individu conçu tantôt sous l’attribut de la Pensée, tantôt sous celui de L’Etendue, l’idée de l’Âme et l’Âme elle-même sont une seule et même chose conçue sous un seul et même attribut, savoir la Pensée. »
Et bien qu’au XVIIIe siècle des théories matérialistes et mécanistes – réduisant notre physionomie à une mécanique complexe – soient reprises et développées par le médecin et philosophe Julien Jean Offray de La Mettrie dans ses recherches, Kant, dans la Critique de la faculté de juger, démontre l’insuffisance du mécanisme et récuse l’assimilation de l’organisme à une machine. Il y stipule qu’une machine, en prenant l’exemple d’une montre, ne peut en produire une autre et ne se régénère pas, l’homme possédant une « vertu formatrice », organisatrice, à la différence de la machine : « Dans la montre, un rouage n’en produit pas un autre ; à plus forte raison, une montre n’en produit-elle pas d’autres en employant pour cela une autre matière (qu’elle organiserait) ; ainsi encore ne remplace-t-elle pas d’elle-même les parties perdues, ou ne répare-t-elle pas les vices de leur construction primitive à l’aide des autres, ou ne se rétablit-elle pas elle-même quand le désordre est entré en elle : toutes choses que nous pouvons attendre au contraire de la nature organisée. Un être organisé n’est donc pas une simple machine n’ayant que la force motrice ; il possède en lui une vertu formatrice et la communique aux matières qui ne l’ont pas (en les organisant), et cette vertu formatrice qui se propage ne peut être expliquée par la seule force motrice (par le mécanisme). »
Le XIXe siècle continuera de défendre une vision unificatrice. Nous en trouvons un exemple chez George Sand qui écrit : « Nous sommes corps et esprit tous ensemble » et avec Nietzsche qui confère au corps une valeur supérieure à celle de l’esprit en affirmant « Il y a plus de raison dans ton corps que dans l’essence même de ta sagesse. » Nietzsche réhabilite le corps et refuse toute conception qui le sépare de l’âme. Il s’oppose à la vision idéaliste tout comme à l’explication mécaniste de Descartes Des propos qui annoncent le corps sans organe d’Antonin Artaud, aux origines du CsO de Deleuze, un corps unifié et non hiérarchisé.
Bien que nous ayons connu un retour de la fusion corps et esprit, il est remarquable que la démarche du neurochirurgien s’inscrit dans la tradition du dualisme cartésien. Mais de telles problématiques avaient commencé avec la mise au point des premières greffes où l’on commençait à sérieusement interroger la question identitaire du corps face aux techniques de chirurgie moderne. Des questions qui amorcent les problèmes fondamentaux provoqués par la greffe de tête sur un corps donneur.
La greffe comme avènement d’un néo-dualisme et du corps-objets
Aujourd’hui le corps s’ouvre, se répare, l’organe se greffe, un peu comme une automobile dont la mise en pièces n’aura aucune conséquence sur l’esprit habitant cette carrosserie humaine. L’esprit semble aujourd’hui considéré comme le pilote d’un navire fragile dont la chirurgie connaît et manie la délicate mécanique, réactualisant en conséquence le dualisme de Descartes.
C’est suite à la Première Guerre Mondiale que la chirurgie moderne, avec ses découvertes fondamentales et ses pratiques anesthésiantes devient courante. A cette époque, la chirurgie va se diviser en spécialités, comme la chirurgie vasculaire, cardiaque ou orthopédique. L’organisme est ainsi divisé au profit d’une vision mécanique dont les différents organes constituent diverses pièces détachées. Une vision accrue par d’importantes découvertes sur le sang qui permettent les transfusions et réduisent les risques d’embolies avec les anticoagulants ainsi que les antibiotiques. Des techniques impressionnantes telles que la greffe et la transplantation d’organes sont mises au point. Un ophtalmologiste autrichien avait réalisé avec succès une greffe de cornée en 1905. Puis, en 1952 à l’hôpital Necker de Paris, une équipe transplante le rein d’une mère à son fils. Mais celui-ci décède suite au rejet du greffon. Les recherches de compatibilité génétique et de médicaments immunosuppresseurs qui sont alors effectuées permettant aujourd’hui de nombreuses réussites. Depuis 10 ans, des greffes de cœur artificiel sont aussi régulièrement pratiquées.
La vision du corps humain à laquelle de telles pratiques ont données le jour est celle d’une physionomie instrumentalisée fidèle à la tradition cartésienne d’anticiper le corps comme une machine. Une conception qui n’est pas sans conséquence et tend fortement à la sous-estime de l’être humain se trouvant au centre de toutes sciences médicales. Traité par la médecine davantage comme objet que comme sujet, le corps n’est plus une propriété individuelle, unie, mais un organisme aux frontières bien définies et infranchissables telle une machine de pièces assemblées et démontables. Les chirurgiens ne cessent de nous prouver la dimension purement matérielle de ce corps devenu matière ouvrable, réparable, voire interchangeable. L’approche scientifique de notre organisme a pour conséquence qu’il nous apparaît de plus en plus étranger à nous-même.
Roland Gori et Marie José Del Volgo, respectivement professeur de psychopathologie et maître de conférence en médecine, dans leur ouvrage La Santé totalitaire,affirment que « Le sujet humain ne serait plus qu’un « exemplaire » de son espèce et perdrait sa valeur de « cas unique. » » Ils ajoutent : « comment peut-on être malade aujourd’hui dans une culture qui transforme le patient en acteur, en « usager » des soins médicaux sans souci authentique pour sa souffrance psychique de sujet en détresse ? » Ils démontrent par là que l’exploration actuelle du corps humain, le diagnostic précoce des maladies, l’acharnement à les combattre par des traitements douloureux et invasifs, exproprient « pour son bien » le patient de son corps.
« Mais qui soigne-t-on ? Un cas ? Un prototype ? Un patient passif ou une personne ? […] le recours si indispensable à des machines inconnues du malade par lui-même, un effet de dépersonnalisation et de violence. » En se posant ces questions, Jacqueline Lagrée, philosophe travaillant en étroite collaboration avec le Comité régional d’éthique de Rennes, met en évidence notre regard actuel sur le corps humain cultivant l’approche mécanique, ainsi que la froideur et le détachement clinique.
La théorie cartésienne du corps machine, corps divisible, semble de ce fait constituer le paradigme contemporain de l’être humain. La science médicale a réduit l’organisme à un assemblage de milliard de cellules et une mécanique faite de plusieurs éléments co-indépendants. Elle a divisé l’unité du corps, morcelé ce bien identitaire et remis en question l’évidence innée propre à chacun de ne former qu’un tout unique dont le maintien en vie semble être la seule préoccupation au détriment parfois des retombées psychologiques désastreuses chez les patients traités. Justement, ces sciences médicales ont fondés parallèlement la psychiatrie, cette science de l’âme, stipulant que l’esprit, le psychique, est une partie indépendante du corps, avec ses spécificités, sa science, ses traitements et sa médecine appropriée. Nous parlons aujourd’hui de maladie physiologique et maladie psychiatrique, deux terrains spécifiques et nettement distincts.
De nombreux théoriciens évoquent en conséquence la naissance d’un nouveau dualisme. Jean-François Malherbe, philosophe belge dont le travail se rattache surtout à l’éthique stipule qu’« en considérant l’être humain comme un système, les sciences biomédicales et la physio-pathologie en particulier, se sont ménagées la voie de l’opération avec ce système puisqu’elles peuvent en prévoir l’évolution en fonction de la variation des paramètres qui le définissent. Cette conquête méthodologique, fruit du dualisme cartésien, s’est avérée d’une portée considérable. » Le Docteur Jacques Mateu, chirurgien plasticien à Montpellier, a exprimé combien l’évolution et la démocratisation de la chirurgie esthétique a procédé à la formation de ce nouveau dualisme, comparable mais différent de celui de Descartes « La version moderne du dualisme existentiel oppose désormais l’homme à son propre corps, et non plus comme autrefois l’homme et l’esprit au corps […]. [Le corps] serait désormais un accessoire de notre présence au monde soumis à notre bon vouloir. »
David Le Breton dans son ouvrage L’Adieu au Corpsstipule que « Descartes délie l’intelligence de l’homme de chair. Le corps n’est à ses yeux que l’enveloppe mécanique d’une présence, il pourrait à la limite être interchangeable puisque l’essence de l’homme tient d’abord dans le cogito. Prémisse de la tendance « dure » de l’Intelligence Artificielle, l’homme n’est que son intelligence, le corps n’est rien, sinon une entrave. Le biotechnologie ou la médecine moderne privilégient le mécanisme corporel, l’agencement subtil d’un organisme perçu comme une collection d’organes et de fonction potentiellement substituables. » Il ajoute que « les anatomistes, avant Descartes et la philosophie mécaniste, fondent un dualisme qui est au cœur de la modernité et non seulement de la médecine, celui qui distingue l’homme d’une part son corps de l’autre. La médecine le plus souvent traite moins l’homme dans sa singularité souffrante que le corps malade. »
Mais c’est surtout à travers les écrits de Ian Hacking, professeur émérite de philosophie et d’histoire des sciences, que le néo-cartésianisme, ce retour au dualisme cartésien comme conséquence des progrès technologiques et médicaux en particulier, est théorisé. Voici ce qu’il affirme dans un article rédigé en 2005, alors qu’il était professeur au collège de France : « Descartes’s vision of a fundamental division between mind and body has long been unpopular with philosophers and other intellectuals. […] It is seldom noticed that we seem to be edging closer to fulfilling a simplisitc version of a Cartesian dream, whereby bodies are just machines in space, composed of machine parts, while the mind, the soul, is something else. Something like Descartes’s two categories may be forced on us again as the result of our technological prowess. » (« La vision de Descartes d’une division fondamentale entre l’esprit et le corps a longtemps été jugée dépassée auprès de philosophes et d’autres intellectuels. […] Il rare de constater que nous nous rapprochons de l’avènement d’une version simplifiée du rêve cartésien selon lequel les corps ne sont que des machines, composés d’un ensemble de pièces, alors que l’esprit, l’âme, est un principe autre. Cette idée des deux entités cartésienne peut nous être de nouveau imposée en raison de nos prouesses technologiques. »).
Comment la médecine contemporaine dont les spectaculaires progrès ont considérablement augmenté l’espérance de vie donne-t-elle raison à la théorie cartésienne des siècles après sa conceptualisation? De quelle manière a-t-elle redessiné cette traditionnelle frontière entre esprit et corps ? Dorénavant, soigne-t-on un être humain ou la mécanique d’un corps humain ? Mais surtout, comment réinterroger notre siège identitaire si l’unité corporelle est possiblement morcelée ?
Dans sa douloureuse aventure en tant que greffé du cœur, le philosophe Jean-Luc Nancy a été conduit à toute une réflexion sur la « proprioception » – terme qui définit la capacité de ressentir son corps comme sa propriété. Il démontre à travers son récit paru en 2000, L’Intrus, combien le malade ressent de la même manière cette impression de perte qui, bien que de nature différente, n’en est pas moins recevable que celle du donneur. Au début de L’Intrus, le philosophe raconte comment, avant l’intervention, son corps d’homme malade lui paraît déjà incomplet. Son cœur défectueux est déjà perdu, étranger, ce n’est « pas un organe […] Mon cœur devenait mon étranger justement étranger parce qu’il était dedans. L’étrangeté ne devait venir du dehors que pour avoir d’abord surgi du dedans. […] ce cœur désormais intrus, il faut l’extruder. […] Tout me viendra d’ailleurs et du dehors en cette affaire – tout comme mon cœur, mon corps, me sont venus d’ailleurs, sont un ailleurs « en » moi. »
Et ce manque ne sera jamais comblé car ce nouveau cœur, il ne l’intègre pas. À l’angoisse du rejet s’ajoute un sentiment de perte de lui-même : « La possibilité du rejet installe dans une double étrangeté : d’une part, celle de ce cœur greffé, que l’organisme identifie et attaque en tant qu’étranger, et d’autre part, celle de l’état où la médecine installe le greffé pour le protéger. Elle abaisse son immunité, pour qu’il supporte l’étranger. Elle le rend donc étranger à lui-même, à cette identité immunitaire qui est un peu sa signature physiologique. Il y a l’intrus en moi, et je deviens étranger à moi-même. » Son corps, véritable champ de bataille, est comme divisé, extérieur à sa propre conscience.
Pour Jean-Luc Nancy, la greffe d’organe soulève donc la question particulièrement troublante des organes devenus interchangeables, celle du dualisme cartésien devenu réalité en rejetant la vision du corps formant un tout uni au profit de l’idée que notre unité serait divisible, que les différents éléments qui nous composent seraient remplaçables, et nous prive ainsi de la confortable sensation de former un être uni à l’ensemble inaltérable.
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