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Greffe de tête : de l’héritage philosophique aux problématiques bioéthiques (2)

Publié le 14 Novembre 2018, 14:15pm

Catégories : #Philo (Notions)

 Greffe de tête : de l’héritage philosophique aux problématiques bioéthiques (2)

suite de la partie 1 

L’esprit hors-corps 

Si la mise en place de la greffe d’organe et la possibilité de la greffe de tête, bien que salutaire, nous inquiètent quant à la considération de l’homme devenu objet d’expérimentation scientifique, elle pose une question fondamentale : quel est l’organe de la pensée ? Si le corps est composé de fragments interchangeables, quelle partie contient notre identité ? Ce corps matériel avec toute la vulnérabilité qu’il comporte, voué à la vieillesse, à la maladie et à la mort, ne pourrait-il pas se passer de cette fragile enveloppe au profit d’un pur esprit détaché de sa matière ?

Les sciences médicales n’ont cessé d’attribuer au cerveau le statut de réceptacle de l’âme. Cette théorie a beaucoup inspiré de récits de science-fiction en poussant le cogito cartésien à son paroxysme, une théorie du cerveau en cuve comme la création d’intelligence artificielle. L’esprit sans corps est-il l’humain de l’avenir ? Le motif du cerveau débarrassé de ses attaches de chair, bravant ainsi le dualisme, pourrait-il être le nouveau vivant ? Reste à savoir pourquoi nous avons besoin d’un corps, et pourquoi nous n’existons pas comme de purs esprits, capables de communiquer comme tels. Autant de questions qui nous conduisent non plus à un dualisme qui serait celui du corps et de l’âme, mais à celui de l’organisme et du cerveau.

L’expérience de pensée du cerveau dans une cuve, la théorie du brain in a vat – cerveau en cuve –, est développée par Hilary Putnam en 1981 dans son ouvrage Raison, vérité et histoire. L’auteur américain imagine un savant fou ayant placé un cerveau dans une cuve avant de relier ses terminaisons nerveuses à un ordinateur suffisamment performant pour donner l’illusion de faire l’expérience de la réalité là où ce qui est perçu n’est que le résultat de stimuli électroniques. Celle-ci soulève en des termes modernes le problème classique du scepticisme et questionne, dans une tradition philosophique, les rapports entre l’esprit et le monde, version modernisée de l’hypothèse cartésienne du Malin Génie. Dans ce cas, la tromperie ne porte pas sur l’existence singulière d’autrui mais sur sa matérialité, son corps – à l’exclusion toutefois du cerveau – étant virtuel. Plus tard, Putnam précisera que sa véritable cible n’avait jamais été le scepticisme, mais le réalisme métaphysique qui admet l’existence d’un fossé entre la façon dont l’homme conçoit le monde et la façon dont le monde est réellement.

Hacking, par ailleurs, a précisé que le cerveau est un des seuls organes qu’on ne peut encore transplanter « The brain is a body part, yes, but it is the one part that, should it become defective, we cannot replace by a spare » (Le cerveau est une partie du corps, certes, mais c’est la seule partie qui, si elle devient défectueuse, ne peut être remplacée par une pièce de rechange.) Mais avec Sergio Cavanero, cela semble devenir prochainement possible, notre identité s’en trouvera-t-elle en conséquence modifiée ? Une telle proposition semble avoir été abordée par Georges Canguilhem à travers son article Le Cerveau et la pensée autour de la question : pourquoi on pense ce qu’on pense ? Comment se forme la pensée dans ce simple organe qu’est le cerveau ? « Il est de notoriété publique, aujourd’hui, que le cerveau humain est l’organe de la pensée. » écrit-il. Afin d’enrichir ces problématiques, il revient sur l’histoire de cet organe et des fonctions qui lui sont attribuées. Depuis Aristote, le cerveau est l’antagoniste du cœur dont la fonction est de refroidir le corps de l’animal. Il y eut ensuite Hippocrate qui enseignait que le cerveau est le siège des sensations, l’organe des mouvements et des jugements dans De la maladie sacrée, reprise par Platon dans le Timée. Galien dans la Rome antique impose cette théorie dans la culture occidentale. En 1795, le médecin et philosophe Cabanis, suite à des recherches sur les réactions physiologiques à la guillotine, affirme que le cerveau secrète la pensée comme le foi la bile. D’après Canguilhem, la science du cerveau commence véritablement en 1810 avec Gall, médecin allemand fondateur de la phrénologie, lorsqu’il publie Anatomie et physiologie dusystème nerveux en général et du cerveau en particulier. Canguilhem conteste la phrénologie mais atteste qu’il a reconnu l’encéphale comme « siège » de toutes les facultés intellectuelles et morales.

L’article de Canguilhem nous incite à nous interroger : l’essence de l’être, sa pensée, se résumerait-elle simplement à son organe cérébral ? L’homme n’est-il rien d’autre que son cerveau ? Alors qu’il affirme que « La relation entre le cerveau, la pensée et le monde, ne saurait donc être conçue comme la reproduction mentale (ou intérieure) des effets physiques produits dans le cerveau par l’introduction en lui du monde », le médecin remarque en effet la confusion entre le cerveau et la pensée, entre l’organe et la faculté d’entendement, de raisonnement et d’imagination. La science psychologique est en conséquence une science du cerveau puisqu’elle part du principe que cet organe serait responsable des douleurs psychiques.

Dans cette même idée, avec des nouvelles sciences neurologiques qui tendent à confirmer que nous sommes notre cerveau, que celui-ci abrite notre conscience, Alva Noë, professeur de philosophie à l’université de Berkeley, dans son ouvrage Out of out heads, part de cette théorie du cerveau comme soi absolu, afin de la dénoncer autour de la question typiquement cartésienne « Is my body a robot that my brain inhabits ? Is the world a grand illusion ? Are you your brain ? » (Mon corps est-il un robot que mon cerveau habite ? Le monde est-il une grande illusion ? Êtes-vous défini par votre cerveau ?)
La conscience est-elle une activité du cerveau ? s’interroge-t-il. Il envisage alors un cerveau dénué de corps et s’applique, à l’aide de différentes thèses, à déconstruire cette idée que nous sommes notre cerveau. Il défend l’idée que le cerveau ne peut fonctionner que dans un corps avec une conscience et une identité, avec un visage, une attitude… Il reprend aussi les fantasmes du cerveau en cuve et l’idée du cerveau comme ordinateur. Le cerveau serait un ordinateur complexe, mais l’ordinateur n’est pas réactif aux habitudes et, en cela, le cerveau n’est pas comparable à une machine : « No computer can possess intentionality, for intentionality can be produced only by biological matter. » (Aucun ordinateur ne peut posséder d’intentionnalité, car l’intentionnalité ne peut être produite que par la matière biologique.) et arrive à la conclusion « Even the mind of a brain in a vat needs a body and a world. » (Même un cerveau dans une cuve a besoin d’un corps et d’un monde.)

Déjà Pierre Janet, élève de Charcot, professeur au collège de France affirmait que « On dit que la pensée est une sécrétion du cerveau, ce qui n’est qu’une bêtise […] ce que nous appelons la pensée, les phénomènes psychologiques, n’est la fonction d’aucun organe particulier […] Nous pensons avec nos mains aussi bien qu’avec notre cerveau, nous pensons avec notre estomac, nous pensons avec tout : il ne faut pas séparer l’un de l’autre. La psychologie, c’est la science de l’homme tout entier, ce n’est pas la science du cerveau : c’est une erreur psychologique qui a fait beaucoup de mal pendant très longtemps. » Comment anticiper la greffe de tête face à de telles affirmations ?

Mais cette théorie du cerveau comme organe siège de la conscience connaît récemment des contre-théories. Très récemment, on le situerait dans l’intestin, organe constitué en partie de nombreux neurones, mais aussi dans le cœur. Deux organes sources de nos émotions. Entretenu par les progrès en neurochirurgie et l’avènement de la stimulation cérébrale profonde, l’intérêt tout comme la crainte suscitée par l’image d’un cerveau autonome tient probablement au fait qu’elle symbolise la compatibilité fonctionnelle entre l’humain et la machine et offre l’espoir d’une possible immortalité. Comment l’esprit sera affecté par l’attribution d’un nouveau corps ? Seule l’inquiétante possibilité d’une future transplantation d’une tête vivante sur un corps donneur nous apportera une éventuelle réponse.

The Human Centipede

Zelda Colonna-Desprats  14 décembre 2017

source : 

https://diacritik.com/2017/12/14/greffe-de-tete-de-lheritage-philosophique-aux-problematiques-bioethiques/

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