Introduction
« Sois toi-même », voire même « ose être toi-même », bref « n'écoute que toi » : tels sont les mots d'ordre préférés de notre modernité, ressassés à l'envi par une suite infinie de slogans publicitaires pour qui être soi passe, à l'évidence, par l'achat de telle marque de chaussures ou la consommation de telle boisson gazeuse. Être soi-même nous est donc présenté comme un impératif au sens propre, c'est-à-dire une injonction morale, un devoir et pour tout dire le premier de tous nos devoirs : ne te soucie pas du qu'en-dira-t-on, ne te laisse pas déterminer par la pression sociale, les normes, les règles, les habitudes ; affirme ta propre personnalité à la face du monde, tu l'enrichiras d'autant et ne t'en porteras que mieux. L'hypocrisie est le premier de tous les vices, la sincérité la plus grande des vertus : sois toi-même et accepte l'autre tel qu'il est. Si tous se conformaient à cette double exigence, l'humanité serait enfin en paix et surtout satisfaite d'elle-même, ce qui est manifestement la clef du bonheur, si tant est que le remords, la honte et la mauvaise conscience ne se sont jamais signifiés comme les meilleurs moyens pour l'homme d'être heureux.
Sois toi-même, le conseil serait fort bon, s'il n'était à y bien regarder quelque peu paradoxal : car enfin, quel sens y aurait-il à devoir être soi-même, précisément ? Ce que je suis, je le suis, en sorte que je n'ai pas à l'être : on ne peut me commander d'être que ce qu'à présent je ne suis pas, comme on ne saurait sans absurdité ordonner de se taire à celui qui fait déjà silence. Sans doute alors faut-il en conclure qu'être soi-même ne peut avoir de valeur impérative que si celui que je suis maintenant n'est justement pas moi-même, en sorte que la question se divise : ce « moi » qu'à présent je ne suis pas, est-ce simplement parce que je n'ose pas l'affirmer dans toute sa particularité, ou parce que je ne le suis pas encore ? La différence n'est pas maigre : dans le premier cas, il s'agirait de dire que le premier de mes devoirs moraux, c'est d'assumer ma personnalité et mon caractère tels qu'ils sont déjà, sans plus chercher à les dissimuler sous un visage d'emprunt ; dans le second, d'affirmer que je ne suis que trop ce que je suis, et pas assez celui que je devrais être. Dans un cas donc, je désespère de ne pas être encore assez moi-même, dans l'autre de l'être déjà trop ; autrement dit, dans un cas je désespère de ne pas pouvoir affirmer assez ma particularité et, dans l'autre, cette particularité m'écrase et n'est que trop présente. Alors, de l'affirmation du soi que je suis déjà à son dépassement, laquelle de ces deux attitudes, qui s'excluent l'une l'autre, pourra à bon droit être élevée à la hauteur d'un devoir moral ?
I. De l'affirmation de ma particularité à la découverte de son insuffisance
1. La conscience de soi comme identification du sujet et de l'objet
Être conscient de soi, c'est être capable de dire « je suis moi », « je me pense », être capable en quelque sorte de se dédoubler entre celui qui pense et celui qui est pensé, pour ensuite affirmer l'identité du « je » et du « me », du sujet et de l'objet : on retrouve ici la thèse de Hegel selon laquelle être conscient de soi, c'est poser un objet extérieur à soi et l'identifier comme étant soi-même. Lorsque cette identité est parfaitement réalisée, lorsque je me reconnais sans reste dans ce que j'ai posé dans l'extériorité, j'accède à la conscience libre de ma propre singularité. Or cette unité n'est pas d'emblée réalisée : ces actes que j'ai posés, cette vie qui est pourtant bien la mienne, cette personnalité que j'endosse, tout cela précisément, je ne m'y reconnais pas et je n'y retrouve pas celui que j'aurais voulu être. Car enfin ce moi qu'à présent je suis, ce n'est pas moi qui l'ai consciemment choisi ni même constitué : il est bien plutôt le fruit de déterminations extérieures que j'ai laissé décider pour moi. Comme le remarquait Valéry, « le milieu social exerce une sorte de pression sur nos réactions immédiates, nous contraint à demeurer et à être un certain personnage identique à lui-même, dont on puisse prévoir les actions » : celui qu'à présent je suis n'est justement pas moi-même, mais un rôle que je joue et auquel j'ai fini par m'identifier, en sorte qu'ici le personnage s'est substitué à la personne.
2. La mauvaise foi comme impossibilité d'être soi-même
On peut songer alors à ce que disait Sartre de la « mauvaise foi ». Il ne faut pas entendre cette expression dans sa signification courante, où est « de mauvaise foi » celui qui s'obstine, contre toute évidence, à maintenir un mensonge qui ne trompe personne… et surtout pas lui-même. Est de mauvaise foi au sens de Sartre ce garçon de café qui s'identifie au personnage qu'il joue : dans sa démarche, dans ses mimiques et dans ses intonations, dans le moindre de ses gestes, il fait la « danse du garçon de café », c'est-à-dire qu'il se comporte exemplairement de la façon dont il suppose qu'un garçon de café doit se comporter. Il « est » garçon de café : la perfection avec laquelle, à même son corps, il interprète ce rôle est destinée à lui faire oublier qu'il s'agit d'un rôle, que son statut est la conséquence d'un choix et non une détermination d'essence. Je « suis » garçon de café, par conséquent je n'ai pas choisi de l'être, et partant je ne porte pas la responsabilité de ce qu'est devenue ma propre existence. La mauvaise foi est donc cette conduite par laquelle j'essaye de me persuader que je m'identifie réellement à ce que j'ai posé dans l'extériorité, bref que celui que je suis n'est autre que moi-même. Est de mauvaise foi, autrement dit, celui qui tente de se convaincre qu'il est déjà lui-même, en sorte qu'il n'a plus qu'à affirmer ce qu'il est… comme le garçon de café surjoue son rôle, pour se persuader (sans cependant jamais y parvenir tout à fait) qu'il est ce qu'il joue à être.
3. L'écart de soi à soi
« Je suis ce que je suis » : celui qui ainsi s'essentialise et se réifie, celui qui en d'autres termes se traite comme une chose à qui est refusée toute possibilité d'être autre chose que ce qu'elle est, celui-là est de mauvaise foi, et d'abord parce qu'il sait en son fond qu'il n'en est rien. Ce que je suis, j'ai choisi de l'être (et d'abord en laissant les autres choisir pour moi) ; je peux donc toujours décider de ne l'être plus. Ce qui définit l'existence humaine en effet, c'est justement cette possibilité toujours ouverte d'être autre chose que ce qu'elle est déjà, de se choisir et de se déterminer pour ainsi dire à nouveaux frais. On voit poindre alors le nœud de la difficulté : ce personnage qu'à présent je suis, j'ai accepté de l'être sans le plus souvent l'avoir consciemment et résolument choisi, dans un genre de décision indécidée (j'ai décidé de laisser le monde décider pour moi) ; je ne puis jamais, pour cette raison même, m'y retrouver entièrement. Je suis toujours plus et autre que moi-même ou, plus exactement, ce moi que je suis à présent n'épuise pas ce que je pourrais être : je ne me reconnais pas pleinement dans l'image de moi que me renvoie le monde. Celui que je suis en vérité, précisément je ne le suis pas : c'est parce que je suis toujours inférieur à moi-même que je peux connaître ce que Kierkegaard nommait le désespoir de n'être que trop soi, et le désespoir de ne pas l'être encore assez. Celui que je ne suis que trop, c'est ce que je suis déjà ; ce que je ne suis pas encore assez, c'est ce que je devrais être : l'affirmation rageuse de ma particularité (y compris dans tout ce qu'elle a pourtant de dérisoire et de piteux) ne sert qu'à masquer, avec les moyens du bord, cet abîme qui s'est peu à peu ouvert entre moi et moi-même. Si donc je me fais un devoir d'afficher ce que je crois être ma personnalité, c'est parce qu'au fond je ne m'y reconnais pas : être soi-même, loin d'être un devoir, m'apparaît plutôt comme une fatalité, où ce « soi » que je suis n'est justement pas moi-même.
II. Devenir soi-même : le dépassement de la particularité par l'universalité du devoir
1. L'appel de la conscience comme appropriation
On comprend alors pourquoi l'exigence d'être soi peut retentir en nous comme un impératif. « Deviens ce que tu es », voilà ce à quoi nous invitait déjà saint Augustin : ce que la morale commande, c'est peut-être alors effectivement d'abord de choisir moi-même mon existence, au lieu de subir les déterminations qui s'imposent à elle depuis l'extériorité. D'abord et le plus souvent en effet, l'homme a de lui-même une entente que Heidegger qualifie d'« impropre » : il s'entend « à partir de son monde », se définit lui-même par son métier, ses occupations, ce qu'il a à faire ; il se comprend à partir de ce fonds commun d'idées et de jugements qui caractérise une époque donnée. Telle est la figure de la « dictature du on », où chacun se défait du poids de sa propre existence en pensant ce qu'on pense, en faisant ce qu'on fait, bref, en se coulant dans la masse anonyme et réconfortante de ce « on », à la fois tous et personne : faisant ce qu'« on » fait, chacun se décharge de sa propre responsabilité insubstituable, en sorte que l'appel de la conscience prend toujours la forme d'une réappropriation de soi par soi. Dans l'existence quotidienne, la réalité de ce que je suis fait de moi le simple exemplaire d'une possibilité qui n'a rien de propre, parce qu'elle peut aussi bien être réalisée par autrui : tout ce que je fais, dis et pense peut être fait, dit et pensé par d'autres, en sorte que je ne suis pas un être singulier comparable à nul autre, mais un simple être particulier. Ainsi, la détermination première de mon existence, c'est toujours d'être seulement l'illustration d'une possibilité que d'autres peuvent tout aussi bien incarner. Le devoir d'être soi m'invite au contraire à dépasser cette particularité toujours donnée en direction de la singularité d'une existence à chaque fois mienne : ce que j'ai à être, nul autre ne peut l'être à ma place ; ce que j'ai à être, je suis le seul à pouvoir l'être, en sorte qu'il ne revient qu'à moi de faire être ce possible.
2. Particularité des inclinations sensibles et universalité du devoir
Comment alors passer de cette particularité que je suis toujours déjà à la singularité que je ne suis pas encore ? Ce qui permet un tel passage, c'est nul doute le devoir moral lui-même : selon Kant, c'est en faisant ce que la loi morale prescrit que je me libère de la particularité qui me déterminait par avance. Ce qui en effet particularise les individus, ce sont leurs inclinations sensibles (tel aime les épinards, tel autre les petits pois) ; mais précisément, ces inclinations sensibles sont hors du pouvoir de notre volonté : ce n'est pas moi qui choisis ce que je désire, ce que j'aime et ce que je déteste. En respectant le commandement moral, qui m'ordonne de donner à la maxime régissant mon action l'universalité d'une loi de la nature, je refuse alors de voir ma conduite prescrite d'avance par ces inclinations dont je ne décide pas. En d'autres termes, la loi morale m'ordonne de ne vouloir que ce qui pourrait être voulu par tous sans aucune exception. Mais, en haussant ainsi ma volonté à la hauteur de l'universel, je me libère de la tyrannie de la sensibilité et deviens un être singulier, car si le devoir s'impose à tous d'égale façon, il ne revient qu'à moi de faire le mien. J'ai à chaque fois à être moi-même : le premier de tous mes devoirs, c'est de respecter l'humanité en moi, c'est-à-dire de me montrer digne de celui que je peux être. En ce sens, la tentation est toujours celle de l'indignité : celui qui renonce à être ce qu'il devrait être (un individu moral et libre), celui qui se pense inférieur à la tâche et finit par accepter cet état de fait, celui-là ne respecte pas ce qui en lui pourtant est seul respectable – non cette particularité qu'il a reçue (avoir tels ou tels goûts, tels ou tels traits de caractère), mais une exigence de soi à soi, celle d'exister à la première personne.
3. Amour de soi et amour-propre
Comme le remarquait Rousseau alors, l'amour de soi est bien le seul vrai fondement de la moralité : ne pas renoncer, ne pas abdiquer devant l'âpreté de la tâche et s'estimer assez pour ne pas céder aux facilités du mensonge, de la tromperie ou de la dissimulation, voilà ce que me recommande ma propre conscience. En ce sens, être véritablement soi-même, c'est avoir honte de ce que je ne suis déjà que trop… et tel est le seul véritable courage. Le lâche a peur de tout, sauf de sa propre indignité. L'homme courageux, au contraire, ne craint rien tant que de ne pas être à la hauteur de lui-même. Ainsi donc être soi-même n'est un devoir que parce qu'il s'agit essentiellement de ne pas être satisfait de ce que je suis déjà et qui n'est pas moi : ce que je suis, je ne le suis pas encore, et d'abord parce que j'ai à l'être. Selon Rousseau, c'est seulement lorsque l'amour de soi se corrompt en amour-propre que je me compare à autrui : c'est sur fond d'une telle comparaison que je cherche à poser ma différence et que je finis par croire qu'il me faut à tout prix affirmer ma particularité. L'amour de soi, bien au contraire, m'invite à ne me comparer à rien d'autre qu'à moi-même, et à me montrer digne de ce que j'y aperçois.
Conclusion
Dans Être et temps, Heidegger, en faisant fond sur Aristote, parlait de la « voix de l'ami » que chaque homme porte par-devers lui, la voix de l'alter ego, cet autre moi-même : cet ami que je suis à chaque fois pour moi-même, ce n'est autre que le moi vertueux, celui que je devrais être. Ce n'est pas la voix de la conscience qui est étrangère à ce que je suis : elle est plus moi que moi-même, en ce sens que c'est moi qui, peu à peu, perdu dans les tâches quotidiennes, les rôles et les masques, suis devenu un étranger à mon propre regard. Être soi-même, c'est alors ne pas se contenter de ce que je suis, mais au contraire tâcher de le devenir.
source :
https://www.lemonde.fr/revision-du-bac/annales-bac/philosophie-terminale/est-ce-un-devoir-que-d-etre-soi-meme_t-irde109.html
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