Synopsis
Dans les années 2070, dans la citadelle de Libria, les émotions n’existent plus, supprimées par l’absorption quotidienne de Prozium. Cette drogue anti-anxiété rend les gens plus heureux et plus productifs. Les citoyens, après avoir vécu une terrible et évastatrice guerre mondiale, ont ainsi accepté de mettre de côté leur liberté pour vivre en harmonie avec leur dirigeant spirituel connu sous le nom de Père. Les personnes qui refusent de prendre leur dose sont considérées comme des rebelles et vivent en retrait de la ville. S’ils sont pris à jeun, c’est la peine de mort assurée.
John Preston, un des soldats de l’ordre qui sont appelés dans cette société « Recteurs Grammatons ou Ecclésiastes », travaille au service de Père et applique la loi à la lettre, ayant pour fonction de neutraliser les rebelles, les « déviants émotionnels ». Un jour, celui-ci brise le flacon de sa dose et n’a pas le temps de s’en procurer une de rechange. Il est alors submergé par toute une gamme d’émotions. Victime d’un revirement spirituel qui le confronte à ses supérieurs hiérarchiques, il mène l’enquête sur ce nouvel état de vie. Il en vient à infiltrer la résistance et s’allie à cette minorité qui refuse de se soumettre à l’ordre totalitaire du Père.
Problématique : Le remède qui permettra ici de vaincre l’inhumanité de l’homme, de vaincre ce qui l’amène à faire la guerre, tient à sa faculté émotionnelle, sa capacité à ressentir, à désirer, à haïr. Le mal qu’il faut contrer est désormais désigné par les sentiments évacués par le Prozium. Cette substance puissante a pour effet de neutraliser les sentiments, d’annihiler haine, violence et colère… mais elle éradique du même coup les nobles sentiments qui ne peuvent plus s’exprimer. Ainsi amour, passion, joie, tristesse sont-ils également « sacrifiés » pour permettre à la société de vivre en harmonie et en paix. Mais en quoi la suppression du sentiment peut-elle bien réguler la société ? La passion vaut-elle uniquement comme l’origine de la discorde entre les êtres ? Peut-on, et jusqu’à quelle extrémité, priver l’homme d’aimer ?
La suppression du désir, du sentiment comme moyen de stabiliser la société
« Dans les premières années du XXe siècle, une Troisième Guerre mondiale éclata. Ceux d’entre nous qui avaient survécu savaient que l’humanité ne survivrait jamais à une quatrième guerre, que nos propres natures versatiles ne devaient tout simplement plus courir un tel danger. C’est pourquoi nous avons créé une nouvelle arme de la Loi, le « Grammaton cleric », ayant pour tâche de rechercher et de supprimer la vraie source de l’inhumanité de l’homme pour l’homme : sa capacité à éprouver des émotions. » Equilibrium soutient d’emblée une thèse aussi embarrassante que surprenante : les sentiments, les émotions que l’on aurait tendance, par leur inscription ontologique dans notre nature anthropologique même, à penser comme le propre de l’humanité, seraient en fait ce qui nous pousse au conflit et à la violence.
Est ainsi mis en accusation le caractère animal de l’homme, qui ferait de lui un potentiel « loup pour l’homme » comme le souligne Hobbes dans l’épître dédicatoire de son traité Du Citoyen (De Cive en latin, 1642) : « Et certainement, il est également vrai qu’un homme est un dieu à un autre homme, et qu’un homme est aussi un loup à un autre homme. » C’est contre cette pente bestiale co-naturelle à l’homme que se dresse le rempart de la société au nom de l’unité – sous contrôle – qui permet aux peuples de vivre en sécurité et en paix (la guerre ne provenant que de l’animalité de l’homme). En clin d’œil au jeu de mots grec de Platon dans le Phédon, « soma sêma » (« le corps est le tombeau de l’âme »), Aldous Huxley présentait déjà dans Le Meilleur des mondes une société endormie par la drogue du « soma » et troquant les sentiments, l’art pour la paix et l’ordre social.
« Il a fallu se priver des émotions euphoriques pour supprimer les dépressions catastrophiques. Et notre grande société a adopté ce remède : le Prozium. Nous sommes désormais en paix avec nous-mêmes, et l’humanité ne fait qu’un. La guerre a disparu. La haine n’est qu’un souvenir. Notre conscience nous appartient […]. Aujourd’hui, Librians, vous avez gagné. Contre toute attente, et contre votre propre nature, vous avez survécu. »
Ces hommes, que La Boétie moquera dans son Discours de la servitude volontaire au titre explicite pour notre propos, sont prêts à se dessaisir de leur droit de liberté, des émotions qui font d’eux des hommes : seule la logique de la crainte (envers la naturalité des autres, envers leur propre corporéité et donc tous les désirs conflictuels en résultant) les pousse, ainsi que l’établit Hobbes scrutant dans le Léviathan (1651) les conditions de naissance du fait social, à rechercher une paix excessivement idolâtrée qui va ensuite se retourner contre eux. Emportés par un « contrat social » inique, ils transfèrent pour survivre à un tiers, le Père ici, le tyran chez La Boétie, le Souverain chez Hobbes, le droit de vie et de mort – constituant le « pouvoir souverain » grâce au pacte volontaire. Lequel est positif, dans tous les sens du terme, en ce qu’il extirpe l’homme de son animalité (les passions contradictoires tel que le désir, pomme de discorde, sont de fait éliminées). Mais négatif aussi puisque ce même homme sociétal se trouve arraché par la même occasion de son humanité (paradoxalement sise dans ces mêmes sentiments « esthétiques » au sens étymologique grec de l’aisthésis, soit la capacité, essentiellement humaine, à ressentir des émotions). Ainsi, ce qui pousse l’homme à violer cette sécurité, ce qui le fait entrer en guerre contre ses semblables repose sur l’ensemble des passions.
Épicure rappelle en ce sens dans sa Lettre à Ménécée que nous sommes incapables de limiter nos désirs : ce mal déclenche les « dépressions catastrophiques », autrement dit la guerre pointée par la société de Libria :
« Maintenant il faut parvenir à penser que, parmi les désirs, certains sont fondés en nature, d’autres sont vains. Parmi les désirs naturels, certains sont nécessaires, d’autres ne sont que naturels. Parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour le calme du corps, d’autres enfin simplement pour le fait de vivre. En effet, une juste vision de ces catégories permettra chaque fois de choisir et de refuser, relativement à la santé du corps et à la sérénité, puisque telle est la perfection même de la vie bienheureuse. Car c’est en vue de cela que nous voulons éviter la douleur et l’angoisse. Lorsque cela s’accomplit en nous, les orages de l’âme se dispersent, le vivant ne chemine plus vers ce qui lui fait défaut et ne vise plus quelque supplément au bien de l’âme et du corps. En effet nous ne sommes en quête du plaisir que lorsque nous souffrons de son absence. Or maintenant nous ne sommes plus dans le manque de plaisir. Et c’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie bienheureuse. Car il est le premier des biens naturels. Il est au principe de nos choix et refus, il est le terme auquel nous atteignons chaque fois que nous décidons quelque chose, avec, comme critère du bien, notre sensibilité. Précisément parce qu’il est le bien premier, épousant notre nature, c’est toujours lui que nous recherchons. Mais il est des cas où nous méprisons bien des plaisirs lorsqu’ils doivent avoir pour suite des désagréments qui les surpassent ; et nous estimons bien des douleurs meilleures que les plaisirs après les avoir supportées longtemps, le plaisir qui les suit est plus grand pour nous. Tout plaisir est en tant que tel un bien et cependant il ne faut pas rechercher tout plaisir ; de même la douleur est toujours un mal, pourtant elle n’est pas toujours à rejeter. Il faut en juger à chaque fois, en examinant et comparant avantages et désavantages, car parfois nous traitons le bien comme un mal, parfois au contraire nous traitons le mal comme un bien. C’est un grand bien, croyons-nous, que le contentement, non pas qu’il faille toujours vivre de peu en général, mais parce que si nous n’avons pas l’abondance, nous saurons être contents de peu, bien convaincus que ceux-là jouissent le mieux de l’opulence, qui en ont le moins besoin. Tout ce qui est fondé en nature s’acquiert aisément, malaisément ce qui ne l’est pas. »
Épicure (-342 -270 av. J.-C), Lettre à Ménécée
Parce que cette leçon épicurienne n’est pas entendue, la raison échouant à parvenir à l’auto-contrôle demandé, il faut un moyen plus efficace que l’esprit lui-même afin de mettre un frein à nos envies, nos passions (étant entendu, c’est la thèse, que ce pathos provoque en nous amour, jalousie, vengeance, colère, vantardise, etc.). La drogue du Prozium seule permettra de chasser le naturel de l’homme. Encore faut-il établir si le sacrifice de l’émotion au nom de l’humanité ne nous retire pas justement le statut d’humain.
La liberté humaine dans un monde sans émotion
En effet, est-on encore à proprement parler humain si nos sentiments n’existent plus ? Le fait de ressentir n’est-il pas ce qui fait de l’homme un homme ? On peut soupçonner de manière légitime qu’un monde uni, au détriment des désirs spécifiquement humains, nous met en présence d’individus-zombies, robotisés, et amorphes voués au coma émotionnel, et non plus singuliers au sens propre de l’in-dividuum latin. Ce monde idéal où le corps est évacué, à l’instar du souhait de Platon privilégiant l’esprit sur les sens, dans une sorte d’ascèse portée à l’extrême, peut bien être effectif. Cela ne signifie pas qu’il est pour autant souhaitable, et Nietzsche le met en avant par sa critique de « l’idéal ascétique », incarné par la figure du prêtre (presque de l’Ecclésiaste comme dans Equilibrium !), qui fait selon lui que l’homme perd sa substance, sa « volonté de puissance » en n’osant plus suivre les appétits de sa nature, adoptant profil bas afin de suivre le troupeau de ceux, les « faibles », qui préfèrent appliquer les préceptes de la morale judéo-chrétienne plutôt que suivre leur instinct :
« Et voilà le sens de tout idéal ascétique : il voulait dire que quelque chose manquait, qu’une immense lacune environnait l’homme, – il ne savait pas se justifier soi-même, s’interpréter, s’affirmer, il souffrait devant le problème du sens de la vie. Il souffrait d’ailleurs de bien des manières, il était avant tout un animal maladif : mais son problème n’était pas la souffrance en elle-même, c’était qu’il n’avait pas de réponse à cette question angoissée : « Pourquoi souffrir?» L’homme, le plus vaillant, le plus apte à la souffrance de tous les animaux, ne rejette pas la souffrance en soi : il la cherche même, pourvu qu’on lui montre la raison d’être, le pourquoi de cette souffrance. Le non-sens de la douleur, et non la douleur elle-même est la malédiction qui a jusqu’à présent pesé sur l’humanité, – or, l’idéal ascétique lui donnait un sens ! C’était jusqu’à présent le seul sens qu’on lui eût donné ; n’importe quel sens vaut mieux que pas de sens du tout ; l’idéal ascétique n’était à tous les points de vue que le « faute de mieux » par excellence, l’unique pis-aller qu’il y eût."
F. Nietsche, La Généalogie de la morale
Dans Equilibrium comme dans 1984, l’image du pouvoir paternaliste (le Père contre Big Brother), le rejet des choses simples de la vie et de l’art sous toutes ses formes, même les plus ordinaires, la propagande sont omniprésents. « Les créatures intrinsèquement humaines sont toujours attirées par une chose : la guerre. Nous ne voulons pas éliminer le symptôme mais le mal lui-même. Il faut se débarrasser de l’individualité et la remplacer par la conformité, la remplacer par la similitude, par l’unité, afin que chaque homme, femme et enfant de cette grande société mène des vies identiques. » affirme le régime. Certes, nous devenons des êtres plus objectifs sans émotion : notre faculté de juger s’en trouve améliorée, nous avons un recul sur les choses. La passion qui nous aveuglait laisse place à un œil neuf, totalement éloigné des passions qui entravent notre façon de voir. Mais l’homme est aussi un être subjectif, qui s’ouvre à la beauté, fait de l’art une réponse face au monde, et qui peut opposer sa sensibilité à la violence qui déferle. Mais que peut-on éprouver face à l’œuvre d’art si toute émotion est éradiquée ? Si toute beauté est rendue invisible ?
Contre les résistants se battant pour préserver ces « trésors » que sont les livres, les tableaux, les formes, les couleurs et les sons, toutes les œuvres saisies par les représentants de l’ordre doivent ici être détruites, de peur de susciter une « réaction » quelconque, sur le modèle des pompiers de Fahrenheit 451 chez Ray Bradbury dont la mission est de brûler les livres, dangereux par principe pour l’ordre en place. Le tableau de La Joconde au début du film, après avoir été authentifié, est brûlé. Le spectateur attentif observera néanmoins que l’élite dirigeante a droit à ce qui est interdit au citoyen ordinaire : la scène du combat ultime entre Preston et le Père montre un palais orné de tableaux anciens prohibés. Est-ce que l’art peut seulement encore signifier si la société est parfaite, ordonnée et unifiée, offrant aux citoyens obéissants un bonheur sur mesure mais factice ? Le problème posé par Equilibrium est alors explicite : sans émotion, le monde est-il possible ? Comment vivre sans jamais être pris de vertige devant la beauté d’un tableau ? Sans souffrir de l’absence de l’être aimé ? Sans se révolter face à l’injustice ? Qu’advient-il de notre liberté dans une telle situation ? L’ecclésiaste John Preston en fait l’amère expérience, déclenchant les hostilités parce que, n’étant plus sous Prozium, il ne se résout pas à voir un chien errant abattu par ses anciens congénères…
Ainsi que l’atteste le dialogue entre Preston et Mary, la jeune femme qu’il a arrêtée pour délit d’émotion, transgression et possession d’objets interdits (elle sera le catalyseur de sa propre révolte finale contre le Père), vivre sans passion n’est qu’une forme de mort, personnelle et sociale, déguisée. Partant, Libria est une communauté sans troubles mais qui ne connaît ni la musique, ni la littérature, ni la poésie, ni le cinéma : rêche et aseptisé, monochrome et standardisé, l’habitat de pierre et de métal au design froid est de fait complètement déshumanisé (l’absence de couleur répondant à l’absence d’émotion dans une sinistre équivalence totalitaire). Ses citoyens sont affublés de costumes sombres et austères, toutes les vitres des fenêtres sont ainsi opacifiées à défaut d’être obturées pour leur éviter d’être saisis par la lumière d’un lever de soleil ou transportés par la beauté du ciel. Il s’agit là d’une triste cité où les divergences d’opinion n’existent plus.
Conclusion
Ce poison de l’âme qu’est le Prozium régule en apparence sans encombre la société idyllique et hiérarchisée de Libria. Mais cette dernière porte mal son nom et transforme le futur en cauchemar puisqu’elle est absolument totalitaire et constitue une de ces communautés fermées, hostiles à la liberté individuelle et faisant de la masse la seule référence, que stigmatise Karl Popper dans La Société ouverte et ses ennemis. Un monde où certes la guerre a été abolie, mais où ceux qui s’intéressent à l’art, la poésie ou la musique s’exposent à la mort.
Le parcours de l’ecclésiaste Preston, au-delà des parades du kung-fu et du karaté qu’il maîtrise aussi bien que Néo dans Matrix, se révèle en définitive le combat d’un homme redécouvrant son humanité. Par cette vision, commune à bon nombre d’œuvres de science-fiction dystopique, d’un monde où l’homme renie ce qui constitue son être pour vivre en paix, l’ultime question d’Equilibirum est bien de savoir quel est le prix à payer pour le maintien de la paix et de la sécurité. Jusqu’où aller en effet pour maintenir l’harmonie des uns avec les autres ? Une société a-t-elle le droit de priver ses citoyens de ce qui les rend hommes au nom de la sécurité ? Kant tranche sur ce point, posant dans sa Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? que la liberté ne se délègue pas davantage qu’elle ne s’achète. Et que l’hétéronomie, la dépendance envers autrui, est toujours moins favorable à l’expression de la liberté que l’autonomie en laquelle il voit d’ailleurs l’essence de l’acte moral à caractère universel.
Nous voici avertis des dérives possibles inhérentes à toute polis, à toute communauté humaine organisée tendant par essence à « uniformiser » les consciences, et dont témoignent, près de nous, les régimes qui n’hésitent pas, au nom d’un certain fondamentalisme, à censurer l’art, le cinéma, et la littérature, à condamner la liberté d’expression.
frederic grolleau
Equilibrium
réalisateur : Kurt Wimmer (2002)
avec : Christian Bale, Emily Watson, Taye Diggs
genre : science-fiction, action, thriller
durée : 1H47 mn
Commenter cet article