Mouse Man
Publié à l’origine sous forme d’une nouvelle en 1959 (prix Hugo l’année suivante), puis sous forme de roman en 1966 (prix Nebula), Des Fleurs pour Algernon est un des chefs-d’œuvre incontestés de la science-fiction. Il a été adapté en téléfilm, puis au cinéma (Charly, 1968). Suivront encore deux téléfilms, puis une adaptation en pièce de théâtre, en comédie musicale et en spectacle de danse !
Cette histoire des plus simples — et pour cause, son héros est un simple d’esprit – nous met en présence de Charlie Gordon, un arriéré mental employé dans une boulangerie qui voit son intelligence augmentée grâce à une opération chirurgicale des Pr Nemur et Dr Strauss – après que l’expérience ait d’abord été testée sur Algernon, une sympathique souris de laboratoire pour laquelle Charlie va être pris d’une tendre affection.
Ce grand classique de la science-fiction surprend surtout par le registre formel adopté par Keyes pour ce premier roman qui fera grand bruit (l’auteur ne fera jamais mieux ) – et aura la postérité que l’on sait : le jeune homme de 30 ans a de fait plutôt l’âge mental de 6 ans et il cherche par tous les moyens à devenir intelligent. Il accepte ainsi d’être le premier cobaye humain de l’expérience qui a conféré à Algernon d’exceptionnelles facultés mais….
Présenté sous forme journal de bord commencé par Charlie peu avant l’opération et qui permet de mesurer, en fonction des compte-rendus numérotés, les évolutions du personnage (un processus qui fait partie du protocole expérimental lui-même), le récit commence de manière spectaculaire (et fort déroutante) par une graphie quasi illisible et une sémantique proche de l’aberration, jusqu’au moment où s’affirme le génie faramineux du jeune homme. Quelques temps plus tard cependant, les facultés d’Algernon commencent à s’estomper et l’animal à régresser : Charly comprend qu’il va bientôt emprunter le même chemin en arrière vers son ancien état psychique.
Entre-temps, Charlie devenu « supérieur » à tous les autres, tombe amoureux de sa thérapeute, se « souvient » de la cruauté de ses parents et des nombreux bizutages qu’il a subis, développe son inconscient freudien, écrit son propre concerto, couche avec une voisine artiste décomplexée, corrige les erreurs théoriques de l’expérience qu’il a subie (les “spécialistes” auront en fait oublié l’essentiel : il est un Sujet, un être humain) , lui qui n’est aux yeux de tous depuis son opération qu’un autre animal de laboratoire…
Car, Charlie l’apprendra à ses dépens, ce qui sépare l’intelligence de la cruauté, c’est le coeur. – c’est-à-dire l’apprentissage qui provient de l’expérience vécue et non du niveau de QI.
Sur cette thématique épistémologique de « donner, c’est donner, reprendre, c’est voler », Keyes délivre une nouvelle des plus efficaces, qui lui demandera d’immenses efforts et de nombreuses années avant de voir le jour — il s’en explique clairement dans le petit essai autobiographique « Algernon, Charlie et moi, trajectoire d’un écrivain » rédigé en 1999 et joint ici – puis d’être transformée, de manière tout aussi compliquée, en roman.
Un document intéressant à lire pour, sur le modèle de Ecriture : Mémoires d’un métier de Stephen King, pénétrer dans la cuisine littéraire de l’auteur et disposer des clefs qui lui ont permis de concevoir ce chef-d’œuvre de la littérature contemporaine.
L’intérêt du roman porte surtout sur, outre la critique de la science sans humanité, les conséquences (tant psychologiques que morales) de l’accès à la « normalité » et à l’ intelligence » tant enviées au début par Charlie : de « gentil garçon », modeste employé heureux dans une boulangerie ne voulant de mal à personne, il devient peu à peu un homme capable de comprendre enfin toutes les moqueries, brimades, et autres méchancetés réalisées par les gens « normaux » et ses « amis » dont il était le destinataire sans s’en rendre compte.
Keyes pointe ainsi tout du long l’attitude on ne peut plus honteuse des « normaux » envers les personnes dont le handicap est invisible – pire des monstruosités qui soient en définitive puisque non explicite. On ne peut manquer d’observer que l’éveil à l’intelligence entraîne un imprévu changement dans la personnalité de Charlie (désormais aussi arrogant et méprisant que n’importe quel homme), lequel l’exclut une nouvelle fois — telle une sorte de double peine fatale - de la société de ses pairs (pères ? – voir la touchante scène ou le héros retrouve sa mère, découvrant alors qui elle est vraiment en marge de ses souvenirs) . Après tout et contre toute attente, souligne David Keyes, Charlie Gordon n’était-il pas plus heureux quand il était débile ?
Réflexion donc sur la « conscience malheureuse » définissant nécessairement l’humaine condition selon Hegel, mais aussi illustration de la dichotomie intelligence/émotion, Des fleurs pour Algernon se clôt par l’ultime pensée de Charlie déjà contaminée par une orthographe et une conjugaison défaillantes (celles initiales), avant son départ pour l’asile d’aliénés où il finira ses jours, redevenant un être d’exception – mais selon une autre occurrence : « Si par hazar vous pouvez mettez quelques fleurs si vous plait sur la tombe d’Algernon dans la cour. »
Un seul regret : que les éditions J’ai lu aient cru opportun et esthétique de créer pour cette édition spéciale une couverture ajourée avec un labyrinthe comportant un motif de souris en son centre : outre que cette jaquette ne rajoute rien à l’ouvrage, cela est fort peu pratique car la couverture se plie et gonfle de partout quand on tient le livre en mains tandis que les bords du motif sorexique détouré s’accrochent à toutes les surfaces qu’ils rencontrent (ou alors il fallait utiliser un carton beaucoup plus épais, comme dans L’Homme invisible aux éditions du Long Bec, pour que l’ensemble demeure stable).
frederic grolleau
Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon, traduction (Anglais) : Georges H. Gallet, Henry-Luc Planchat, J’ai lu, septembre 2018, édition augmentée, 512 p. — 9,90 €.
Cette édition augmentée contient, en plus du roman, la nouvelle originale « Des fleurs pour Algernon », ainsi que l’essai autobiographique Algernon, Charlie et moi, trajectoire d’un écrivain .
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