Rendant hommage à Hitchcock et à Chris Marker, Terry Gilliam réalise un film de science-fiction qui mêle, en un fascinant voyage dans le Temps, vision noire apocalyptique, images baroques et hymne à l'amour.
Analyse
Film de science-fiction qui brasse des thèmes multiples, L’Armée des Douze Singes, à travers un vibrant hommage au cinéma, est tout à la fois une remise en question radicale de nos sociétés modernes et l’évocation d’un futur cauchemardesque, nuancées par un hymne à l’amour présenté comme le seul espoir de bonheur dans une condition humaine tragique.
Ce déplacement dans le temps est l’occasion d’un voyage récurrent dans l’histoire du cinéma auquel se réfère Gilliam à diverses reprises. Ces longues séquences dans les hôpitaux psychiatriques lors des événements qui se déroulent en 1990, comme ceux de 1996, évoquent le film de Milos Forman, Vol au-dessus d’un nid de coucou (1975). Et, parallèlement, les débats d’idées qui agitaient le monde occidental dans les années 1980. On y retrouve sous couvert de soins aux personnes en difficulté psychologique la même volonté de plier aux normes (Jeffrey) à l’aide de discours faussement bienveillants, voire mensongers. Ou en ayant recours aux psychotropes qui annihilent la conscience et le libre-arbitre. Ou encore en installant les patients devant des écrans qui diffusent les images anesthésiantes d’une réalité idyllique et fausse. Par ailleurs, cette organisation intrinsèquement oppressive n’accepte pas l’insoumission et devient immédiatement répressive, comme le montre la longue séquence où Jeffrey Goines, survolté, appelle à la révolte les patients en référence directe au personnage de Mc Murphy (interprété par Jack Nicholson), dans le film de Milos Forman, soucieux de réintroduire la vie dans le lieu clos étouffant de l’hôpital. Il va de soi que, au-delà de l’institution psychiatrique, c’est la répression sociale des libertés individuelles qui est dénoncée et une société foncièrement totalitaire. C’est ainsi qu’à José, qui lui rappelle les ordres des Savants concernant sa mission et lui donne un pistolet qui va servir à abattre l’assistant du professeur Goines, James répond: « Il ne s’agit plus du virus, hein ? Il s’agit d’obéir aux ordres. De faire ce qu’on nous dit. »
Les séquences du film qui se déroulent en 1990 et en 1996 ne font qu’annoncer, en définitive, celles du monde futuriste de 2035. Le réalisateur insiste d’ailleurs sur cette analogie dans le temps en établissant des correspondances entre ces trois époques. C’est ainsi qu’en 2035, les survivants de l’épidémie sont rangés – tels les animaux cobayes de 1990 et 1996 - dans de véritables cages en fer. Ils sont même marqués au cou d’un code-barres qui donne accès à leur dossier, comme on le fait pour des sujets d’expérience. Enfin, en 2035, Cole comparaît devant un aréopage de six Scientifiques rangés en demi-cercle devant lui, comme il avait dû le faire devant les psychiatres de l’asile lors de son premier voyage en 1990 : les savants sont désormais devenus les propriétaires de ce nouveau monde souterrain soumis à leur bon vouloir. Gilliam dénonce ainsi le fonctionnement de nos sociétés scientifiques modernes où la Science vise à expliquer - une Science pourtant susceptible d’erreurs comme le démontrent les deux fourvoiements des Scientifiques qui envoient James Cole en 1990, puis en 1914, alors que le voyage dans le temps devait le conduire en 1996 ! - et organiser rationnellement l’humanité au détriment des pulsions de vie et des émotions considérées comme autant de grains de sable sur le chemin de la normalité souhaitée. L’avenir de cet univers rationnel et de plus en plus artificiel serait-il à l’image de ce monde futuriste que dépeint le réalisateur ? Obligé de se couper d’une Nature qu’il utilise à des fins toutes personnelles et utilitaristes, l’homme moderne dessine l’image d’un futur apocalyptique : le film pointe du doigt les expérimentations pratiquées à grande échelle sur les animaux et la mise au point de virus dangereux par des chercheurs incontrôlables susceptible de déboucher sur l’anéantissement apocalyptique de cinq milliards d’êtres humains. Cet univers souterrain sordide du film, où se protègent les rares survivants de la grande épidémie, tandis que, en surface, de sinistres métropoles délabrées et ruinées, empoisonnées et désertées, ne sont plus habitées et parcourues que par les animaux sauvages et les insectes, est saisissant de réalisme : dans une lumière crépusculaire de fin du monde, le ciel, le soleil, la nature et les couleurs de la vie ont disparu, remplacés par les ténèbres d’un décor glacé, inhabitable et repoussant. La civilisation humaine après avoir détruit la Nature s’est détruite elle-même. On n’échappe pas au temps et à la destinée et notre responsabilité au regard des générations futures est totale : ce que nous faisons aujourd’hui engage l’avenir de humanité.
Le spectateur est ainsi transporté de prisons totalitaires (en 2035) en hôpitaux angoissants (en 1990 et 1996) et plongé dans un monde souterrain irrespirable, au milieu de vastes métropoles ruinées (en 2035). L’Armée des douze singes ne propose que des décors clos, sans perspective, aux couleurs sombres, qui visent à nous enfermer dans un monde claustrophobe - toutefois parcouru de saisissantes visions à travers des plans cinématographiques somptueux de beauté insolite (par exemple, un lion juché sur les toits d’immeuble tel une gargouille surréaliste animée, ou encore des girafes parcourant, majestueusement solitaires, l’espace urbain). Il en résulte un univers lugubre né d’un mélange hétéroclite et sordide de ferrailles entrelacées (conduits métalliques, canalisations, tubes, tuyaux, grillages, treillis, etc.) et d’imposantes architectures monumentales dévastées.
L'une des rares échappées hors de ce monde cauchemardesque s'inscrit dans le regard bleu de l’enfant qui se lève vers le ciel à l’ultime image du film. Mais l’avion qui s’envole sous ses yeux – et ce n’est pas un hasard - transporte le virus à disséminer…
Précisément, le seul rayon de soleil – encore que l’on puisse y ajouter le combat écologique des militants idéalistes de l’Armée des douze singes – qui éclaire le film et ce qu’est la destinée humaine met en lumière l’attraction éprouvée par les personnages de Kathryn et de James au cours des deux épisodes de 1990 et 1996. Une double rencontre qui les font se retrouver, se plaire et s’aimer - platoniquement. Six années s’écoulent pour que leur histoire les soude à jamais et cette durée insolite met en évidence le dessein de Gilliam : se réapproprier ce thème universel de l’Amour prédestiné et immortel évoqué, par exemple, dans le roman celte, - Tristan et Iseult (2). C’est, en effet, James, depuis son enfance, qui porte en lui, au cœur de ses rêves, l’image récurrente, obsédante, de cette femme blonde qui s’élance vers l’homme blessé à terre, agonisant. C’est James qui confie à Kathryn l’avoir déjà rencontrée. (« Je veux tout ignorer du futur. Je veux redevenir un être normal. Je veux que ce soit le présent. Je veux rester ici, cette fois. Avec vous. ») C’est enfin James qui, au sortir de la salle de cinéma où ils se sont réfugiés, avoue son amour à cette femme désormais blonde et qu’il vient enfin de reconnaître comme celle qui hantait ses rêves. Et cette révélation a lieu par le procédé d’une mise en abyme en forme d’hommage au cinéma, à Hitchcock et, précisément, à Vertigo (Sueurs froides).
La salle de cinéma où ils ont trouvé refuge et où ils se griment pour changer leur apparence et échapper aux poursuites, consacre en effet 24 heures ininterrompues à un festival des films d’Hitchcock dont quatre titres s’affichent au fronton de l’édifice (Strangers on a train/L’Inconnu du Nord Express ; North by Northway/[La Mort aux trousses ; Vertigo/Vertigo (Sueurs froides) ; Psycho/Psychose).
- James : « C’est exactement ce qui nous arrive. Comme le passé. Le film ne change pas. Il ne peut pas changer, mais… A chaque vision, il paraît différent parce qu’on est différent. On voit d’autres choses.
- Kathryn : Si on ne peut rien changer car c’est déjà arrivé, cueillons les roses de la vie.
- James : Quelles roses ?
- Kathryn : C’est une expression.
- James : Pourquoi fais-tu ça ? Je veux savoir pourquoi ! Si je me trompais ? Si tu te trompais ? Si j’étais vraiment fou ?
- Kathryn : Dans quelques semaines, on sera fixés. S’il y a toujours des matchs de foot et des embouteillages, des émissions de télé et des hold-up, on sera tellement contents que ce sera une joie de se rendre à la police.
- James : Que veux-tu faire ?
- Kathryn : Tu n’as jamais vu l’océan ? »
Lorsque James se réveille seul dans la salle de cinéma en proie au cauchemar habituel de la femme blonde criant et courant dans l’aéroport vers l’homme blessé à mort, à l’écran Mélanie est attaquée par Les Oiseaux d’Hitchcock. Il quitte la salle, affolé de se retrouver seul. Mais Kathryn l’accueille, souriante, dans le hall : « Départ à 9h30 pour Key West », lui annonce-t-elle. Et elle émerge de l’obscurité. Mais elle est désormais blonde, et son apparition est accompagnée, en fond musical, par la partition de Bernard Herrmann lorsque, dans Vertigo, Judy se métamorphose en Madeleine sous les yeux incrédules de Scottie.
- James : « Je ne t’avais pas reconnue.
- Kathryn : Tu as pas mal changé, toi aussi.
- James : Ça a toujours été toi. Dans mon rêve, c’était toi.
- Kathryn : Je me rappelle de toi comme ça.
- James : C’est vrai ?
- Kahryn : Il me semblait te connaître. Il me semble t’avoir toujours connu.
- James : J’ai peur ! »
A l’instar de la Madeleine de Vertigo surgissant du passé heureux mort pour ressusciter dans une lumière verte, Kathryn sort du cauchemar de James, nimbée d’un halo rouge, pour s’incarner enfin dans son présent. Et James comprend alors que son cauchemar peut désormais se réaliser.
Mais cet amour prédestiné entre Kathryn et James prend une coloration inédite : il ne résulte pas seulement de la passion qu’éprouve deux amants, mais s’enrichit d’une dimension rarement évoquée en ce qui concerne le sentiment amoureux, celle de l’attachement filial et/ou maternel entre les deux personnages. Ainsi, lorsque James exprime son désir de rester avec elle (« Je veux tout ignorer du futur. Je veux redevenir un être normal. Je veux que ce soit le présent. Je veux rester ici, cette fois. Avec vous, en 1996. »), elle s’approche de lui et essaie de le consoler, comme le ferait une mère à son enfant malheureux.
Il faut toutefois regretter que cette séquence superbe perd de sa magie, suite à un montage bien mal venu (même s’il a pour objet de maintenir la tension en rappelant les événements tragiques qui se préparent) qui l’interrompt, hélas ! pour évoquer les manigances de Jeffrey avec son père et suspend l’émotion naissante entre les deux personnages.
« Ce qui doit arriver arrive » semble démontrer Gilliam en reprenant la fameuse séquence initiale filmée au ralenti dans une lumière surexposée : James ne peut éviter un destin qu’il met en œuvre lui-même, et Kathryn vit et partage, cette fois dans le temps réel, le cauchemar que James lui a raconté… Elle court en hurlant vers James, abattu par la police, qui meurt dans ses bras. Mais, surmontant sa douleur, elle cherche fiévreusement du regard - et trouve – le James enfant qui assiste à la scène et dont la présence est, pour elle, la certitude que James n’est pas mort et une promesse de survie par-delà cette scène funeste. Pendant que les policiers emmènent une Kathryn qui garde les yeux rivés sur l’enfant James Cole, on peut imaginer l’avenir qui lui sera réservé après 1996 : internée dans quelque hôpital psychiatrique, elle sera sans doute soignée pour sa prétendue psychose hallucinatoire…
La fin du film, par son ambiguïté même, soulève bien des interrogations.
L’arrivée de cette Scientifique de 2035 (se présentant sous le nom de Jones) qui prend place dans l’avion au côté de Peters, l’assistant du docteur Goines, peut s’interpréter de deux façons. Signifie-t-elle que les Scientifiques de 2035 ont, en fait, trouvé une solution au possible échec de James pour annihiler les projets du Dr Peters et détruire ses cultures biologiques : la présence de cette Scientifique ? Le regard de l’enfant Cole levé vers le ciel serait alors un regard d’espoir. Mais, inversement, n’est-il pas tout aussi plausible de penser qu’il y a eu complot des Scientifiques en 1996 pour promouvoir la fin du monde et en prendre la direction et que sa mission est de guider l’assistant pour qu’il libère le virus mutant dans le monde entier, voire de s'en emparer et de le faire à sa place ? Le regard de Cole enfant fixerait alors l’avion de l’apocalypse à venir.
Toutefois, le spectateur sait que le virus s’est déjà répandu dans l’aéroport lorsque le Dr Peters obéit au douanier qui lui demande d’ouvrir ses éprouvettes, ce qu’ignore encore la femme Scientifique…(3)
Plus généralement, pour ce qui est du sens du film, le personnage de Cole est-il un mythomane qui prétend voyager à travers le Temps (choqué par cette scène de meurtre à l’aéroport qui le hante depuis ses huit ans, il aurait développé ensuite une psychose que révèleraient ses cauchemars à travers l’histoire insensée qu’il échafaude) ou bien incarne-t-il bien cet envoyé du Futur désespéré de ne point être entendu ? La question se pose dès lors que, à la fin du film, il en arrive à douter de sa mission et demande instamment à Kathryn qu’elle le soigne et lui évite de croire à l’apocalypse…
On ne peut, enfin, analyser le film sans évoquer la bande originale : le What a wonderful life de Louis Armstrong comme une variation ironique sur le monde qui est dépeint. Ou encore le leitmotiv insolite des notes de l’accordéon et le tango – musique synonyme de passion et de tragédie -qui illustre parfaitement l’amour impossible entre James (enfant et adulte) et Kathryn.
Et, surtout, à la fin du film, célébrer le bouleversant Dreamers awake de Paul Buckmaster, dont les violons déchirants s’accordent à ce regard bleu d’enfant encore rêveur qui contemple, en toute innocence, en toute ignorance, la scène de sa propre mort à venir. La partition aux accents de lamento laisse un violon solitaire jouer sa partition, fragile fil ténu d’âme en souffrance, prêt à se rompre, avant qu’un accompagnement musical plus sourd ne souligne puis ne relaie l’infinie mélancolie de la mélodie qui s’achève sur une montée chromatique du violon, nous laissant désemparés, sur une ultime note prolongée, comme inachevée. Et si accordée au sentiment de la destinée humaine…
Notes
(1) Pour mieux établir le lien de parenté qui relie les deux films, il est utile de rappeler le texte suivant dit par une voix off dans le film de Chris Marker, La Jetée (1962): « Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance. La scène qui le troubla par sa violence, et dont il ne devait comprendre que beaucoup plus tard la signification, eut lieu sur la grande jetée d’Orly, quelques années avant le début de la Troisième Guerre Mondiale. Jamais cet enfant, devenu adulte, n’oublia le visage de la jeune femme et la chute de l’homme dans le vide, au bout de la jetée. Et c’est à cause de la netteté de ce souvenir qu’il fut choisi pour effectuer un voyage dans le passé. Choisi par ceux des survivants de la guerre nucléaire qui avaient trouvé refuge dans les sous-sols de Paris dévasté et en particulier par cet homme sans passion qui lui expliqua posément que la race humaine était maintenant condamnée, que l’espace lui était fermé, que la seule liaison possible avec les moyens de survie passait par le temps. Tel était le but des expériences : projeter dans le temps des émissaires, appeler le passé et l’avenir au secours du présent. Et c’est ainsi que l’homme, au terme de longs et pénibles voyages, retrouva la femme et refit avec elle le chemin qui, autrefois, les avait menés vers l’amour. On l’envoya aussi vers l’avenir d’un univers pacifié où il fut invité à demeurer. Mais il préféra revenir au monde de son enfance et à la femme aimée. Une fois sur la grande jetée d’Orly, dans ce chaud dimanche d’avant-guerre où il allait pouvoir demeurer, il pensa avec un peu de vertige que l’enfant qu’il avait été devait se trouver là aussi, à regarder les avions. Mais il chercha d’abord le visage d’une femme, au bout de la jetée. Il courut vers elle. Et lorsqu’il reconnut l’homme qui l’avait suivi depuis le camp souterrain, il comprit qu’on ne s’évadait pas du Temps, et que cet instant qu’il lui avait été donné de voir enfant, et qui n’avait pas cessé de l’obséder, c’était celui de sa propre mort. »
(2) On évoquera la fin du roman et ce rosier et cette vigne qui poussent et unissent les deux tombes des amants par-delà leur mort : « On raconte que pendant la nuit un rosier germa du cœur d’Iseut et qu’une vigne jaillit du cœur de Tristan. Ce rosier et cette vigne crûrent si haut qu’au-dessus de la chapelle, ils entrelaçaient leurs branches, mêlant feuilles, fleurs et fruits. Par trois fois ils furent coupés, et trois fois ils repoussèrent. »
(3) Le virus se répand donc dans l’aéroport de Philadelphie et l’avion qui en décolle va le propager dans le monde entier. Il n’est sans doute pas fortuit que ce soit à Philadelphie, précisément, que fut signée en 1776 une Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis dont la mission était de répandre la Liberté. Faut-il voir dans le choix de cette ville une allusion sarcastique de Gilliam ? D’autant plus que ses propos sur cette ville sont sans ambiguïté : « Tout dans Philadelphie - son architecture européenne désormais délabrée, sa pauvreté abjecte, ce design des lendemains de guerre - incarne la perte du rêve américain. La nostalgie, la pourriture, le déclin. » D’autres références sont à évoquer. De même que Robert Wise dans Le Jour où la terre s’arrêta (1951) faisait de son extra-terrestre, Klaatu, un Messie moderne, ne peut-on voir dans Cole une sorte de prophète contemporain que l’on ne met plus en croix, mais que l’on veut soigner par la psychiatrie comme on le fait pour un fou ? Dans le même ordre d’idée, on rappellera que Jeffrey – chef de l’« Armée des douze (comme les douze Apôtres) singes », parle de son père de façon explicite (« My father is God »/« Mon père est Dieu»).
source :
http://libresavoir.org/index.php title=L%27Arm%C3%A9e_des_Douze_Singes_de_Terry_Gilliam
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