Introduction / Problématisation
Se demander si toute vérité est définitive revient à s’interroger sur la définition même de la vérité. Traditionnellement on distingue la vérité formelle, logiquement valide, et la vérité matérielle, adéquate aux faits qu’elle décrit. Est dit « définitif » ce qui ne peut plus être modifié. Appliqué aux deux sens de la vérité, cet adjectif implique que ce qui satisfait la logique et la correspondance entre le discours et les faits est un acquis indubitable pour la connaissance. Mais tout discours de vérité respecte-t-il ce critère ? N’y a-t-il pas des affirmations vraies qui, paradoxalement, peuvent être réinterrogées ? On le voit tout le problème consiste ici à éviter qu’une vérité fondée devienne dogmatique. Mais comment alors échapper au scepticisme, car si toute vérité ne l’est que transitoirement, est-il légitime de parler encore de vérité ?
Partie I.
Quelles vérités sont acquises à jamais ?
De prime abord, il semble que certaines vérités ne peuvent pas être remises en question par principe. C’est par exemple le cas des vérités dites « révélées » sur lesquelles se fonde la croyance religieuse. En effet, de telles vérités ne sont pas le produit d’une recherche, mais proviennent d’une initiative divine. Elles génèrent la foi de celui qui les reçoit. Ainsi lorsqu’ Abraham est convoqué par Yahvé pour s’installer au pays de Canaan, il ne remet pas en doute la parole qui le guide : elle s’impose à lui avec un caractère absolu. Ceci explique que lors de l’épisode du sacrifice d’Isaac, Abraham, contre toute raison, n’hésite pas à obéir à l’ordre qui lui est donné. Pour tout croyant, la parole révélée est définitive.
Ce caractère factuel se retrouve dans un autre domaine : celui des faits historiques. On peut considérer en effet que les événements qui scandent l’histoire sont des vérités définitives. Ce qui a eu lieu ne peut pas ne pas avoir eu lieu. Certes les témoignages sur tel ou tel événement peuvent différer, mais il ne fait pas de doute, par exemple, que le 18 juin 1940 le général de Gaulle a appelé depuis Londres les Français à résister ou que le 8 mai 1945 les Allemands ont signé la reddition par laquelle ils admettaient leur défaite militaire. Ainsi la mémoire des hommes, aussi fragile soit-elle, s’appuie sur des données de base qu’on ne peut remettre en question.
Il existe enfin un autre type de vérités définitives, ce sont les acquis scientifiques. On sait que la science avance par essai et erreurs, mais du moins avance-t-elle. L’image du nain perché sur des épaules de géant à laquelle se réfère Pascal dans sa préface au Traité du vide montre que si l’on peut parler de progrès scientifique en toute légitimité, c’est parce que les savants d’aujourd’hui ne fondent pas leur recherche en faisant table rase du passé. Si certaines assertions ont pu être infirmées (comme la théorie des lieux propres défendue par Aristote), d’autres ne font guère de doute (comme l’héliocentrisme découvert par Copernic). N’est-ce pas d’ailleurs le propre de la science d’établir des lois définitives ?
Partie II.
La vérité peut-elle congédier l’autocritique ?
Lorsqu’une vérité devient définitive, elle n’est plus interrogée. Le risque est alors grand qu’elle se transforme en dogme. Or ce qui est dogmatique annihile le sens critique ce qui peut nuire à l’intelligence de la vérité. Si l’on reprend le cas des vérités religieuses, l’histoire révèle que leur caractère sacré « déteint » sur les institutions qui en transmettent la mémoire. Les interprétations des Écritures acquièrent force de loi de sorte que dans bien des religions la tradition devient aussi intouchable que la Parole originaire. La révolte des protestants contre les catholiques au XVIe siècle s’explique en partie par ce rejet d’une tradition qui, aux yeux des réformateurs, obscurcit le texte sacré et en modifie le sens.
Ce problème d’une tradition toute puissante est aussi celui que rencontre l’historien dans son travail sur les témoignages relatifs aux faits historiques. Certes un événement a bien eu lieu mais comment parvient-il jusqu’à nous ? La tâche de l’historien n’est-elle pas de relire les faits en donnant, comme le veut Walter Benjamin, la parole aux vaincus pour mieux interpréter ce qui a vraiment eu lieu ? C’est par ce travail qu’a pu être défait le mythe par lequel la France se donnait la fausse mémoire d’avoir été unanimement résistante sous Vichy. Pour l’historien, les vérités définitives sont suspectes et c’est pourquoi on continue à écrire des biographies sur les hommes célèbres en proposant une autre lecture, plus éclairée, des événements vécus.
La science elle-même n’échappe pas aux préjugés. Comme le dit Bachelard dans La formation de l’esprit scientifique, « les idées, à l’usage, se valorisent indûment ». Un acquis scientifique peut devenir un « obstacle épistémologique » et bloquer le progrès de la recherche dans la mesure où on s’interdit d’autres hypothèses alternatives à celles dont on ne voit pas qu’elles ont épuisé leur fertilité. Ainsi les géométries non euclidiennes apparues au XIXe siècle ont dû surmonter la résistance de l’évidence du 5e postulat des Éléments d’Euclide selon lequel par un point extérieur à une droite ne passe qu’une parallèle à cette droite.
Partie III.
Entre dogmatisme et scepticisme.
La vérité appelle donc un regard critique sur elle-même, mais sans toutefois sombrer dans le relativisme, voire le scepticisme qui nie l’idée même de vérité accessible pour l’homme. C’est le mérite de Descartes, en découvrant le cogito, d’avoir montré qu’on ne peut douter de tout. La découverte du cogito donne en effet une assise au projet de recherche de la vérité. Le sujet quand il pense se sait existant et c’est pourquoi ses recherches, lorsqu’elles aboutissent, ne relèvent pas de l’illusion.
Cet exercice autocritique se retrouve dans l’épistémologie de Karl Popper qui, dans La connaissance objective, fait du critère de falsifiabilité un critère décisif pour établir la vérité d’une affirmation scientifique. Est vrai, ce qui autorise la critique et résiste au test qui ruinerait l’assertion soutenue. Ainsi pour Popper le freudisme et le marxisme ne sont pas scientifiques parce qu’ils refusent un tel test en stigmatisant leur détracteur (résistance du surmoi chez Freud, attitude petite-bourgeoise chez Marx).
Conclusion
On voit donc que si l’idée de vérité définitive est problématique, c’est parce que la conception de la vérité a pris la mesure de sa dimension historique. Les scientifiques aujourd’hui parlent de vérité « en l’état actuel de la connaissance ». Peut-être est-ce le philosophe pragmatique William James qui au début du XXe siècle avait le mieux perçu l’idée que la vérité est toujours « en train de se faire » et que la tâche de celui qui la cherche est de bien guider (leading) son investigation pour épouser le processus qui permet non de la fixer, mais de l’utiliser. Est vrai, ce qui marche …
source :
https://www.philomag.com/bac-philo/copies-de-reves/toute-verite-est-elle-definitive-28265
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