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"The Truman show: faut-il préférer le bonheur à la vérité ?"

Publié le 26 Septembre 2018, 12:48pm

Catégories : #Philo & Cinéma

"The Truman show: faut-il préférer le bonheur à la vérité ?"


Au départ, un film bien ancré dans son époque : sorti en 1998, peu avant que la France elle-même ne commence à voir débarquer la télé-réalité avec Loft Story, The Truman Show raconte l’histoire d’un homme filmé dans sa vie 24h sur 24h. Une réflexion sur le voyeurisme, la célébrité artificielle et le pouvoir de la télévision, déjà abordée dans de nombreux films, du plus léger, comme En direct sur Ed TV (Ron Howard, 1999) aux plus sombres, comme Le prix du dangerd’Yves Boisset sorti en 1983 (lui-même adapté d’une nouvelle de Robert Sheckleypubliée en 1958), Running man, (Paul Michael Glaser, 1987) et sa fameuse version pour ados, Hunger Games de Gary Ross, sorti 2012.

Que peut-on savoir du réel ?

Sauf que dans The Truman Show, le héros (Jim Carrey) ne sait pas qu’il est filmé, et surtout, il ne sait même pas que sa vie, que son monde même, ne sont que des illusions: la ville où il habite est totalement artificielle et construite dans le plus gros studio de télévision du monde. Le ciel est une voute, et le producteur observe Truman à travers une fausse lune. La femme de Truman, son meilleur ami, et même ses parents sont des comédiens. Et tous les passants sont des figurants qui sont là pour Truman, dans le seul but d’entretenir l’illusion. Le film se présente alors comme une énième version de « l’allégorie de la caverne » de Platon, dans laquelle des hommes sont prisonniers (comme Truman), attachés depuis leur enfance au fond d’une caverne dont ils ne voient que la paroi. Ils ignorent qu’il existe un monde « réel » à l’extérieur, qu’ils sont dans l’illusion et même, qu’ils sont prisonniers. Dans La République de Platon, il s’agissait d’abord de montrer que le « monde sensible » n’est qu’une illusion, et que « la vérité est ailleurs ». Nous avons tendance à penser que tout ce qu’on peut voir et toucher existe bien dans la réalité, et pourtant, le soleil réel n’est pas tel que je le vois (plus loin et bien plus grand). Un problème classique de philosophie : les sens sont-ils trompeurs ? Et si oui, quel autre moyen avons-nous de savoir ce qui est réel et ce qui ne l’est pas ? Comment distinguer le rêve de la réalité ? Si nous sommes dans l’illusion, pouvons-nous le savoir ? Bref, c’est Matrix (Wachowski, 1999) qui reprend le chapitre « des cerveaux dans une cuve » du philosophe Hilary Putnam (dans Raison, vérité et histoire, 1982), une version moderne de « l’allégorie de la caverne ».

D’ailleurs, « l’illusion » dont il est question dans tous ces livres et ces films peut être prise en différents sens : il ne s’agit pas seulement de se demander : « Houa ! Dis-donc ! Mais est-ce que c’est un rêve ou vraiment la vraie réalité du monde réel, mec ?! » Non, dans l’allégorie de la caverne, déjà, il peut s’agir de l’illusion liée à nos opinions, nos préjugés, bref, à nos habitudes de pensées dont nous avons bien du mal à nous défaire, et qui nous empêchent de découvrir la vérité. Dans « l’allégorie de la caverne », les prisonniers sont manipulés par des marionnettistes qui peuvent être les chefs religieux, les publicitaires et surtout, les responsables politiques. Truman est, sans le savoir, prisonnier d’un monde artificiel : il n’est pas libre de ses mouvements (on fait tout pour qu’il n’ait pas l’idée de sortir de sa ville-studio). En bref, on peut bien dire qu’il est aliéné – alien, c’est l’étranger – car sa vie ne lui appartient pas, depuis sa naissance même, et comme on le découvre, beaucoup essaient de le prévenir depuis des années qu’il est en réalité dans une émission télé – comme le philosophe tente de faire sortir les prisonniers de la caverne. Dans ce sens, The Truman Showressemble assez à Pleasantville sorti la même année (Gary Ross – le même que Hunger Games, 1998) : des adolescents de la vie réelle se retrouvent plus ou moins prisonniers d’une série télé à l’esthétique années 50, et on découvre que derrière l’american way of life se cache l’uniformité, le refoulement et la morale religieuse, bref, l’absence de liberté. En bref, un message « libérez-vous des codes » qu’on trouve déjà, avec la même esthétique dans Edward aux mains d’argent (Tim Burton, 1990).

Faut-il préférer le bonheur à la vérité ?

 Mais c’est sans doute cette scène finale de The Truman Show qui est la plus intéressante, et révèle la question centrale du film : enfin arrivé au bout du monde avec son petit bateau, se cognant au décor qui sert de ciel dans ce monde artificiel, Truman découvre que tout n’est qu’illusion. Et là, le producteur tente de le convaincre de rester, en lui disant que le monde extérieur n’est pas plus beau, ni plus heureux que son monde illusoire – ce qui est sans doute vrai. Que va choisir Truman ? La fin, on la connaît – ou pas. Mais le problème est là : après tout, faut-il dénoncer l’illusion ? Pourquoi préférer la vérité ? Et dans le fond, quel est le but de l’existence ?

Car nous sommes nous-mêmes spontanément tiraillés entre deux sentiments : d’une part, nous voulons tous être heureux, comme le remarquent volontiers la plupart des philosophes. Le bonheur semble être le principal but de la vie (et pour s’en convaincre, il suffit de consulter les meilleures ventes de livres en « sciences humaines » qui promettent toujours « la joie », « le bonheur », etc.) Si c’est le cas, peu importe que ce bonheur soit « illusoire », car après tout, le bonheur n’est rien qu’un sentiment. D’ailleurs, l’idée même que notre bonheur puisse être une « illusion » n’est pas évidente : quelle différence en un vrai bonheur et un « faux » bonheur si, de toute façon, on se sent heureux ? Et pourtant, si on nous demande de choisir, on préfèrera sans doute la vérité : on est forcément horrifié par l’idée d’être « prisonnier » d’un monde illusoire.

 

 

 

C’est à peu près la question que posait déjà Robert Nozick dans Anarchie, Etat et utopie publié en 1974 :

« Supposez qu’il existe une machine à expérience qui soit en mesure de vous faire vivre n’importe quelle expérience que vous souhaitez. Des neuropsychologues excellant dans la duperie pourraient stimuler votre cerveau de telle sorte que vous croiriez et sentiriez que vous êtes en train d’écrire un grand roman, de vous lier d’amitié, ou de lire un livre intéressant. Tout ce temps-là, vous seriez en train de flotter dans un réservoir, des électrodes fixées à votre crâne. […] Bien sûr, une fois dans le réservoir vous ne saurez pas que vous y êtes ; vous penserez que tout arrive véritablement. […] Vous brancheriez-vous ? Que peut-il y avoir d’autre qui nous préoccupe si ce n’est la façon dont nous ressentons nos existences de l’intérieur […] ? »

« Vous brancheriez-vous ? » D’après Nozick, même si nous recherchons tous le bonheur, nous refuserions sans doute de nous brancher – comme Truman. C’est que nous ne voulons pas seulement nous sentir heureux, mais être heureux. Plus généralement, nous ne voulons pas seulement sentir notre existence, mais la vivre réellement. Contrairement au discours qui pullule dans les publicités nous parlant « d’émotions » et de « sensations », nous ne recherchons pas seulement à faire des « expériences », mais à être quelqu’un, en d’autres termes, à donner un sens à notre vie. Pour « être heureux » et éprouver un sentiment ou une sensation de satisfaction, il suffit d’être un animal. Mais nous avons le sentiment que nous, les hommes, avons d’autres facultés, d’autres potentialités à développer, comme la pensée, l’intelligence et surtout, la liberté, même au prix du malheur. C’est ce qu’écrivait déjà John Stuart Mill dans L’utilitarisme :

« Il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satisfait ».

Et qu’est-ce qu’un homme ?

source :

http://blog.letudiant.fr/gilles-vervisch/2016/01/27/the-truman-show-faut-il-preferer-le-bonheur-a-la-verite/

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