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F.F Coppola, "Dracula" (1) : "Peut-on vivre de passion et d'injustice ?"

Publié le 6 Septembre 2018, 18:31pm

F.F Coppola, "Dracula" (1) : "Peut-on vivre de passion et d'injustice ?"

Dracula

réalisateur : Francis Ford Coppola (1993)

Avec : Gary Oldman, Winona Ryder, Keanu Reeves

Genre : Drame, Epouvante-horreur, Romance

durée : 2 h 08 mn

 

Synopsis

En 1492, le prince Vlad Dracul, revenant de combattre les armées turques, trouve sa fiancée suicidée. Fou de douleur, il défie Dieu, et devient le comte Dracula, vampire de son état. Quatre cents ans plus tard, désireux de quitter la Transylvanie pour s'établir en Angleterre, il fait appel à Jonathan Harker, clerc de notaire et fiancé de la jolie Mina Murray. La jeune fille est le sosie d'Elisabeth l'amour ancestral du comte.... Le jeune Harker qui cumule les fonctions d’avoué et de notaire se rend ainsi dans le château du comte avec qui il doit régler les formalités d’achat d’un domaine proche de Londres. Harker y reste alors prisonnier pendant que son hôte gagne l’Angleterre et débarque à Whitby où il rencontre sa première victime, la merveilleuse Lucy Westenra.

Malheureusement pour Dracula, trois amoureux protègent Lucy : Arthur Holwood, Quincey Morris  et le docteur Seward qui, dans une ultime mais vaine tentative pour guérir Lucy fait appel à van Helsing, son ancien professeur. Avec la complicité de Renfield, un des pensionnaires de l’asile psychiatrique du docteur Seward, Dracula parvient à séduire la meilleure amie de Lucy, Mina, qui est précisément la fiancé de Jonathan Harker. Mais, pourchassé par ce groupe de « résistants » à l’invasion vampirique qu’il a projetée en Angleterre, Dracula doit finalement s’enfuir en espérant regagner son château. Ses ennemis le tuent avant qu’il n’y parvienne.

 

Le déchirement du vampire : passion et injustice

Dracula est la figure par excellence du déchirement des passions et de l’injustice : ayant vaincu ses féroces ennemis turcs avec   une bravoure sans égale, il ne peut empêcher que sa femme Elisabeth, le croyant mort au combat selon un stratagème ourdi par ses adversaires, ne se suicide avant son retour triomphal.

Ayant délibérément mis fin à ses jours, Elisabeth ne peut plus être enterrée chrétiennement, au grand dam de Dracula, qui se fait dès lors parjure et, devant cette indifférence divine au malheur qui le frappe, décide de renier sa foi et de se vouer désormais au culte du mal et du sang : « C’est à cause du sang qu’elle est morte, c’est pour lui que je vivrai dorénavant ! » proclame-t-il.

Devenu le porte-parole du mal, Dracula incarne alors la figure éternelle de celui qui n’aspire qu’à une impossible vengeance contre tous les hommes mortels (il possède quant à lui une vie par-delà les siècles puisqu’il a consenti à se faire le bras séculier des forces obscures) et à une insatiable revanche contre Dieu et sa prétendue « lumière ». Passé de l’autre côté de la rationalité et du contrôle de soi qui accompagne en chaque individu policé le respect d ‘autrui dans sa personne, Dracula laisse libre-cours à ses penchants les plus instinctifs et répréhensibles : il n’est que désir de mort et de sang, déchirure incessante et plaie continuelle dans sa recherche d’une fusion impossible avec le seul « autre » qu’il puisse respecter.       

Rendu vers un retour au réel, enfin compensé par l’objet de l’attente : l’amour que lui porte sa femme et qu’il lui renvoie en écho, Dracula est en proie à un étrange devenir : celui-là même qui le voue à se manquer éternellement à lui-même.

Seul face au peu(d’humain) qui reste en lui et solitaire eu égard au sempiternel train de vie des simples mortels qu’il voit défiler au cours des temps successifs qu’il traverse, le comte apparaît lui-même comme cette figure de l’hydre dépeinte par Platon au livre IX de la République : image d’une passion - d’une souffrance passive, d’un pathos en grec, autrement dit d’un pâtir dont rien ne console – qui dévore au sens littéral l’homme qui en est la victime de l’intérieur, en gangrénant toutes les régions encore « saines » de son esprit. Ces désirs, multiples et incompatibles avec une convivialité et une sociabilité minimales, qui secouent l’hydre de toutes parts condamnent ainsi radicalement l’homme à abdique don humanité, à se métamorphoser en un autre que soi, donc à s’aliéner :

 

« Socrate : Formons par la pensée une image de l'âme.

Glaucon : Quelle image ? demanda-t-il.

Socrate : Une image, répondis-je, comme celle de ces anciens monstres dont parle la fable : la Chimère, Scylla, Cerbère, et nombre d'autres qui réunissaient, dit-on, ·en un seul corps des formes multiples.

Glaucon : On le dit en effet, fit-il.

Socrate : Façonne donc une sorte de monstre à formes et à têtes multiples, têtes d'animaux paisibles et têtes de bêtes féroces, rangées en cercle, et donne-lui le pouvoir de changer et de tirer de lui-même toutes ces formes.

Glaucon : Un pareil ouvrage, dit-il, exige un modeleur habile ; mais comme la pensée est plus facile à modeler que la, cire ou toute autre matière semblable, c'est fait : je l'ai modelé.

Socrate :  Modèle maintenant une autre forme, celle d'un lion, puis celle d'un homme ; mais que la première soit de beaucoup la plus grande des trois ; et la deuxième ensuite.

Glaucon : Ceci est plus aisé, dit-il : aussi est-ce fait.

Socrate : Réunis maintenant ces trois formes en une seule, de manière qu'elles ne fassent qu'un tout les unes avec les autres.

Glaucon : Elles sont jointes, dit-il.

Socrate : Recouvre-les ensuite extérieurement d'une forme unique, la forme humaine, de manière que celui qui ne pourrait pas voir l'intérieur, et n'apercevrait que la seule enveloppe extérieure, croie voir un être unique, un homme.

Glaucon : L'enveloppe y est, dit-il.

Socrate : Disons maintenant à celui qui prétend qu'il est utile à cet homme d'être injuste, et qu'il ne lui sert de rien de pratiquer la justice, que sa prétention revient à dire qu'il lui est avantageux de nourrir avec soin et de fortifier la bête aux cent formes et le lion, d'affamer au contraire et d'affaiblir l'homme, de sorte que les deux autres l'entraînent où ils voudront, et, au lieu de les accoutumer à vivre ensemble en bon accord, de les laisser se mordre et se dévorer en sc battant ensemble.

Glaucon : C'est exactement soutenir cela que de vanter l'injustice.

Socrate :-Au contraire dire qu'il est utile d'être juste, c'est dire qu'il ne faut rien faire, qu'il ne faut rien dire qui n'assure à l'homme intérieur les moyens de dominer le plus possible l'homme entier et de veiller sur son nourrisson aux têtes multiples à la manière du laboureur qui nourrit et apprivoise les espèces pacifiques et empêche les sauvages de croître ; c'est ainsi qu'il traitera son élève, en prenant le lion pour allié, en partageant ses soins entre tous et en les maintenant en bonne intelligence entre eux et avec lui-même. »

Platon, République, IX,  588b-589b.

 

Contaminé par ce « sac de peau » qu’évoque ici Socrate, Dracula est bien (l’)étranger par définition : étranger aux autres (incapables de comprendre ses comportements) et étranger à lui-même en quelque sorte puisqu’il ne vit que de ce qui ne remplit pas sa vie : la quête de victimes qui lui permettent de continuer à jouer au mort-vivant, au nom du reniement de sa foi prononcé jadis. Voué à se muer en une bête féroce que rien ne repaît, il cultive à outrance un goût immodéré pour le sang humain (liquide énergétique de prédilection) qui accompagne ses joutes « sexuelles ». Dracula qui « ne boi[t] jamais - de vin ! » entame ce faisant, tel Don Juan, un parcours aussi ivre qu’infini : farandole extatique qui doit à ses yeux lui rendre possible la réalisation plénière de son désir, de sa « soif » d’humanité.

Il est ce vampire, ce mort-vivant qui ne survit que par l‘absorption d’une substance dont la privation ou l’amoindrissement répété amène corrélativement autrui à la mort. En ce sens, il désigne le monstre par excellence, la dimension « hybride » inhérente à chacun de nous, partagés que nous sommes entre passion et raison, désir et tempérance, licence et maîtrise de soi. Ce sombre héros est de manière incontestable l’incarnation de ce que les Grecs nomment l’ « hybris », à savoir l’orgueil et la démesure de l’homme en tant qu’il défie et bafoue les Dieux, tenants de l’ordre et des lois du cosmos.

Dracula et le droit du plus fort

Bien plus encore, outre la passion dévastatrice prise en son sens le plus noir, le plus négatif et aliénant, Dracula symbolise également la basse justification du recours à la force physique et brutale. Sa logique de la reconnaissance est telle qu’il ne peut s’accomplir, se sentir un tant soit peu « exister » - n’est-il pas d’ailleurs d tous les protagonistes du film de Coppola le seul à « ex-sister » authentiquement, à la manière de Renfield l’aliéné, puisqu’il est constamment et à jamais semble-t-il en-dehors de soi ? - que dans une triple négation : de soi, des autres et des lois.

Tel le Calliclès du Gorgias platonicien, Dracula pose comme seul droit imprescriptible celui  de se faire justice soi-même, au détriment des institutions politiques et religieuses  et de ses compatriotes. Ne se réclamant que d’une violence absolue pour aplanir les conflits et les désaccords possibles, et s’établissant de facto comme l’unique bras vengeur possible, Dracula ne songe à compenser le mal qui lui a été infligé que dans un bain de sang. Les autres paieront : les faibles, les femmes, les mortels, en un mot les partisans de la lumière – celle du bien divin ou de la raison naturelle. A l’instar du Surhumain de Nietzsche, Dracula représente le droit du plus fort à l’encontre du droit conventionnel établi par les hommes : il s’oppose, par la pente de ses instincts, par son abandon à la « pulsion de mort » auxquels il s’abandonne, à ce que la rationalité et la moralité humaines ont érigé depuis la nuit des temps. Il s’autoproclame, grâce au concours de forces démoniaques faussement compatissantes, le serviteur de cette nuit des temps elle-même.

Et le voilà traquant la différence, réduisant à sa merci ce qui lui résiste parce que la vraie vitalité l’anime alors qu’il en est dépourvu, lui, la simple marionnette d’u malin génie par trop heureux de récupérer ainsi un nouveau bourreau  - des corps et des cœurs humains- aussi efficace.

 

« Calliclès : Par nature en effet, le plus laid est toujours aussi cela même qui est plus mauvais, le fait d'être traité injustement, alors qu'au regard de la loi, c'est le fait d'agir injustement. Ce n'est même pas [483b] le fait d'un homme que de souffrir d'être traité injustement, mais d'un quelconque esclave, pour lequel mieux vaut mourir que vivre, lui qui n'est pas seulement en mesure de porter secours à lui-même ou à l'un de ceux dont il a la charge, s'il était traité injustement et insulté. Mais, me semble-t-il, ceux qui instituent les lois sont les hommes faibles et la multitude. C'est donc par rapport à eux et à leur intérêt que sont instituées les lois et qu'ils distribuent éloges [483c] et blâmes ; et, pour effrayer les hommes les plus forts et les plus capables d'avoir une plus grosse part, de peur qu'ils n'aient effectivement une plus grosse part qu'eux, ils disent que chercher à avoir plus est laid et injuste, et que c'est cela agir injustement, chercher à avoir plus que les autres ; c'est qu'ils se satisfont quant à eux, me semble-t-il, d'avoir part égale alors qu'ils sont inférieurs.

C'est donc pour ces raisons que cela est déclaré par la loi injuste et laid, vouloir avoir plus que le grand nombre, et qu'on appelle ça agir injustement ; et pourtant, c'est au contraire, me semble-t-il, la nature elle-même qui démontre [483d] cela : qu'il est juste que le meilleur ait plus que le plus faible et le plus puissant que le plus impuissant. Elle manifeste en de nombreuses circonstances qu'il en est bien ainsi, tant dans les autres êtres vivants que dans toutes les cités et les races des hommes, et que le juste est ainsi déterminé, par le fait que le plus puissant commande au plus faible et a un plus grande part. Car sur quelle conception du juste se fondait donc Xerxès pour faire campagne contre la Grèce, ou son père contre les Scythes ? Et [483e] l'on pourrait citer d'innombrables exemples similaires. Mais, me semble-t-il, ces gens-là ont fait ce qu'ils ont fait selon la nature du juste et, par Zeus, selon la loi de la nature, et donc probablement pas selon celle instituée par nous ; façonnant les meilleurs et les plus forts d'entre nous, les prenant dès leur plus jeune âge, comme on le ferait de lions, les ensorcelant par nos sortilèges et les envoûtant par nos incantations, nous nous les asservissons [484a] en leur répétant qu'il faut que chacun soit égal aux autres, et que c'est cela le beau et le juste. Mais que naisse un homme doué d'une nature suffisamment puissante, alors, se débarrassant de toutes ces entraves d'une secousse, les mettant en pièces et les fuyant, foulant aux pieds nos écrits, nos sortilèges, nos incantations et nos lois toutes sans exception contre nature, et s'élevant au dessus de nous, voilà que l'esclave se révèle notre maître, et alors [484b] éclate en pleine lumière le juste selon la nature !

Et, selon mon opinion, Pindare a exprimé cela même que je dis, dans le chant où il dit que

 

La loi, reine de toutes choses,

Mortelles aussi bien qu'immortelles...

euh ! celle-ci, dit-il,

 

Conduit à faire violence à ce qu'il y a de plus juste « 

Platon, Gorgias, 483b-484b.

 

Faux surhomme puisqu’il n’est tout au plus qu’un méta-animal, un éternel mort-vivant en sursis d’humanité, Dracula jouit à tout le moins du fait d’ourdir des stratagèmes pour développer le plus possible les germes du mal qui couve en lui. Ainsi se heurte-t-il à la « morale du troupeau », à la masse des faibles mortels qu’il critique comme s’étant par souci de commodité transformer en un corps grégaire pour lui résister et indifférents à sa douleur comme à sa grandeur. C’est son tourment intime qui sera désormais la loi de leur tournis. Il renverse sans état d’âme le célèbre adage socratique : plutôt commettre l’injustice que la subir une nouvelle fois !

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