Cette tripartition de l’âme, Platon l’expose clairement dans l’image de l’attelage ailé du Phèdre : la raison ou l’âme en question se trouve personnifiée par le conducteur d’un char devant diriger son attelage en donnant ses ordres à deux chevaux dont l’un est obéissant (le courage) alors que l’autre est rétif (les passions). Platon assigne par la suite une vertu à chacun de ces trois parties de l’âme : le devoir de ce qui est raisonnable dans l’âme sera d’être sage, celui du courage consiste à obéir énergiquement à la raison étant entendu que les appétits doivent se plier aux exigences de la raison et se montrer modérés. Lorsque toutes ces parties de l’âme remplissent les activités qui leur incombent, peut régner d’après Platon une quatrième vertu qui chapeaute les précédentes : la justice.
« En conséquence, s’il est vrai que ce qui se meut soi-même n’est point autre chose que l’âme, il résulte de cette affirmation que nécessairement l’âme ne peut avoir ni naissance ni fin. Mais j’ai assez parlé de son immortalité. Il faut maintenant traiter de sa nature. Pour montrer ce qu’elle est, il faudrait une science absolument divine et une explication très étendue. Mais, pour se figurer ce que peut être cette âme, une science humaine et une explication plus restreinte suffisent. Nous parlerons en suivant ce dernier point de vue. Supposons donc que l’âme ressemble aux forces combinées d’un attelage ailé et d’un cocher. Tous les chevaux et les cochers des dieux sont bons et de bonne race ; ceux des autres êtres sont formés d’un mélange. Chez nous d’abord, le chef de l’attelage dirige deux chevaux ; en outre, si l’un des coursiers est beau, bon et de race excellente, l’autre, par sa nature et par son origine, est le contraire du premier. Nécessairement donc la conduite de notre attelage est difficile et pénible. (…) Tous deux, pour commencer, résistent avec quelque force, indignés qu’on les oblige à des choses horribles et que condamne la loi ; mais ils finissent, quand rien ne limite le mal, par se laisser mener sur cette route ; ils ont cédé et consenti à faire ce à quoi on les invite !»
Platon Phèdre, 246 b-246 c ; 254 b
Nous voyons en quoi le cas de Dracula est emblématique d’une impossibilité foncière à participer d’un tel schéma : les seuls chevaux sur lesquels il a prise sont ceux de son rocambolesque carrosse, ou encore, ce qui n’est guère plus enviable, ceux des passions négatives et fomentatrices de désordre. Privé d’âme, Dracula ne peut connaître ni apprendre la joie de tout homme à tenir en bride ses démons, à ne pas céder au nom de la dignité humaine au plaisir futile de prendre le mors aux dents : bien plutôt accoutumé à prendre le mort (ou la mort) aux dents, le vampire ne connaît ni conscience ni re-mords ; le poids de la culpabilité et du tort qu’il cause à autrui ne l’effleure même pas.
Il ne veut renoncer à rien du peu qui lu reste et il aspire à croire jusqu’au bout au seul sens qui lui reste du combat qu’il mène : le rétablissement d’une justice nouvelle, issue des éléments démoniaques et pervers d’un monde parallèle à celui du Bien mais inversé symétriquement à lui, la compensation tant attendue même si obsolète de la mort d’Elisabeth. Justice et compensation qu’il ne peut savourer qu’en les déduisant des tourments et ravages qu’il provoque au sein des groupes humains qu’i a pour dessin de vampiriser à jamais.
Sa justice ne sera pas celle des autres, pas celle même qu’il adorait et servait quand il était u preux chevalier défiant les hordes turques : elle sera d’un autre ordre, ordre méta-physique dépassant en puissance et en gloire obscure les pseudo vertus inventées par ses anciens compagnons d’infortune, ces hommes desquels il ne s’est jamais senti aussi éloigné.
Le film de Coppola paraît mettre en exergue le seul lieu om Dracula se reconnaisse, même si les miroirs ne lui renvoient plus son pâle reflet depuis longtemps : le château est à la fois le point de départ de l’envol du comte et l’ultime réceptacle du vampire (son premier et dernier tombeau somme toute). Comme si, d’un but à l’autre de l’œuvre, Dracula n’avait reculer que pour mieux sauter : son « suicide organisé » lui aura simplement pris quelques temps de plus (une poignée de siècle) qu’à Elisabeth pour pouvoir enfin être délivré de son serment : « Donne-moi le repos maintenant ! » demande-t-il à Mina avant qu’elle ne le décapite. Y compris à sa dernière minute, ce sont bien les femmes (Elisabeth, Lucy, Mina et tant d’autres sans doute) qui lui auront fait perdre la tête.
Or, l’importance du château est plus que celle d’un simple lieu : c’est celle d’une véritable genèse possible qui s’y joue. Rappelons que Dracula, avant d’envahir l’Angleterre, fait transporter par bateau une précieuse cargaison : des caisses de terre où sont contenues en germes ses souvenirs, sa nostalgie de la terre natale – seule terre consacrée dans laquelle le vampire peut trouver un repos relatif, terre des caves de son château situé près du col de Borgo qu’il entreprend de transposer dans l’abbaye anglaise (dont il a fait l’acquisition auprès de services qui emploient Harker) afin qu’il ait le loisir de s’y ressourcer selon ses besoins. C’est finalement un peu de sa « caverne » personnelle dont Dracula entend jouir dans le pays étranger où il a choisi de s’installer pour de nouvelles aventures.
Le château représentant, tout comme la demeure souterraine platonicienne, le monde de l’opinion, des reflets changeants de l’illusion sur soi qu’entretient le vampire refusant de se rendre aux évidences de sa décrépitude croissante (à qui ou quoi d’autre pourrait-il se rendre ?), le monde londonien plus lumineux s’y oppose terme à terme, symbolisant au contraire le développement scientifique de la vérité, de la réalité et du progrès. L’opération draculéenne consistant à emporter enterre occidentale ses propres vestiges, dernières traces en voie d’être fossiles de ses exploits, se comprendrait dès lors comme une incroyable affaire d’ « import-export » : l’arrivée au port à Whitby renvoie par là-même le spectateur au sens de ce qui est » opportun », lui faisant comprendre que Dracula est aussi celui qui sait saisir la bonne occasion (le kairos grec), celle qui permet d’arriver à bon port quand elle se présente. Ce qui est d’autant plus vrai que c’est lui qui l’a sciemment provoquée.
Sur le modèle qui nous est contemporain de certains châteaux britanniques achetés sur place puis démembrés et reconstruits à l’étranger par leurs acquéreurs, amateurs d’histoire monumentale, Dracula, dans une logique inversée mais tout aussi spéculative et intéressée, entend exporter sa « caverne » en pièces détachées dans l’intention avouée de pouvoir la remodeler petit à petit, et ainsi de se démultiplier en Occident – pourvu à terme de l’espoir d’une extinction progressive de la lumière du Bien et du progrès, du souffle de la vie et du poids de la morale. Ce qui pourrait lui permettre, par exemple, de revenir plus tard dans son pays, plus jeune et plus riche (plus vigoureux en tout cas, sang pour sang occidentalisé) en y emportant (important ?) les nouveaux membres de son équipe afin de renouer avec son faste d’antan.
Mais le projet échoue à cause de l’obstination de quelques hommes opiniâtres et tenaces, qui représentent les tenants de la science moderne et du rationalisme contre les délires du sexe et de l’orgie vampirique. Les transactions financières ne pourront cacher plus longtemps les transfusions sanguines qu’elles présupposent. C’est d’ailleurs parce que la société victorienne du XIXe siècle commence à ressentir les troubles liés à la licence excessive accordée aux agissements des hommes dans la cité que le combat contre Dracula se doit d’être tant exemplaire qu’acharné. Car le vainqueur, à l’issue de la dernière joute, ne peut être que l’esprit du temps, qui cautionne le devenir de l’humanité.
Conclusion
Mais vaincu, Dracula l’est-il réellement ? Après tout, il a beau rejoindre, en vertu du coup de grâce que lui assène Mina, sa dulcinée au royaume des limbes, il n’en demeure pas moins qu’il aura marqué pour toujours les protagonistes de l’œuvre (Q. Morris laissant même sa vie dans cette lutte contre la figure emblématique du Mal et de la désolation).La logique de la reconnaissance se fait ainsi insidieusement jour : n’étant pas estimé suffisamment valeureux pour revenir vivant de son combat contre les Turcs par sa propre femme, ne recevant plus de compensations au décès d’Elisabeth de la part de Dieu et de ses séides, et ne pouvant plus être compris par le reste de l’humanité – qu’il méprise presque consciencieusement (si ce terme a un sens pour lui) –, Dracula se fait pourtant reconnaître à plusieurs reprises par Mina.
Une première fois au restaurant où le vampire sous sa forme la plus séduisante et Mina se reconnaissent mutuellement à travers l’acuité troublante de leur regard, centré par le cinéaste sur l’irisation de la pupille. L’espace d’un instant, on croirait voir celle du comte s’animer au sens propre : bénéficier de l’aura d’une « âme » (anima en latin). Platon n’explique-t-il pas l’Alcibiade Majeur que la pupille est le lieu où se reflète l’âme du vivant ?
« SOCRATE : N’as-tu pas remarqué que, lorsque nous regardons l’œil de quelqu’un qui nous fait face, notre visage se réfléchit dans sa pupille comme dans un miroir, ce qu’on appelle aussi la poupée, car elle est une image de celui qui regarde ?
ALCIBIADE : Tu dis vrai.
SOCRATE : Donc, lorsqu’un œil observe un autre œil et qu’il porte son regard sur ce qu’il y a de meilleur en lui, c’est-à-dire ce par quoi il voit, il s’y voit lui-même.
ALCIBIADE : C’est ce qu’il semble.
SOCRATE : Mais si, au lieu de cela, il regarde quelque autre partie de l’homme ou quelque autre objet, à l’exception de celui auquel ce qu’il y a de meilleur en l’œil est semblable, alors il ne se verra pas lui-même.
ALCIBIADE : Tu dis vrai.
SOCRATE : Ainsi, si l’œil veut se voir lui-même, il doit regarder un œil et porter son regard sur cet endroit où se trouve l’excellence de l’œil. Et cet endroit de l’œil, n’est-ce pas la pupille ?
ALCIBIADE : C’est cela.
SOCRATE : Eh bien alors, mon cher Alcibiade, l’âme aussi, si elle veut se connaître elle-même, doit porter son regard sur une âme et avant tout sur cet endroit de l’âme où se trouve l’excellence de l’âme, le savoir, ou sur une autre chose à laquelle cet endroit de l’âme est semblable.
ALCIBIADE : C’est ce qu’il me semble, Socrate.
SOCRATE : Or, peut-on dire qu’il y a en l’âme quelque chose de plus divin que ce qui a trait à la pensée et à la réflexion ?
ALCIBIADE : Nous ne le pouvons pas.
SOCRATE : C’est donc au divin que ressemble ce lieu de l’âme, et quand on porte le regard sur lui et que l’on connaît l’ensemble du divin, le dieu et la réflexion, on serait alors au plus près de se connaître soi-même. »
Platon, Alcibiade majeur (IVème siècle av. JC), 132c-133e
Le paradoxe serait ainsi que, tandis que dansent au fond de la pièce du restaurant les mêmes ombres que celles peuplant les parois de la caverne de la République, Dracula voit enfin le résidu de son âme saisi par une surface réfléchissante (à tous les sens du mot), ce que ne lui autorisent jamais les miroirs ? La pupille de Mina dans laquelle il se voit lui-même comme une petite poupée inversée (« pupillus » en latin) ne serait-elle pas le gage qu’au bout de tant d’années, la malédiction s’est achevée et que, dorénavant, il peut lui aussi vivre, aimer comme les autres ?
Mais la poupée disparaîtra ultérieurement lorsque Mina lui annoncera qu’elle part rejoindre Jonathan Harker en Roumanie pour se marier avec lui, moment où le vampire se relâche et laisse dans toute sa détresse se manifester les formes les plus vives qui l’habitent ; moment où l’hydre qui se dissimule sous le sac de sa peau reprend ses droits et laisse apparaître la monstruosité de ses phantasmes et de ses pulsions. La poupée ne vaut alors guère plus que ce charmant poupon que Dracula offre aux crocs acérés de ses trois sorcières dans le château (lorsqu’elles confondent Jonathan avec une banque de sang) afin de calmer leur appétit avec de la chair fraîche.
Une seconde fois, la reconnaissance s’opère, au moment final où Mina qu’il a pourtant fait souffrir consent à lui pardonner et lui permettre de rejoindre cette Elisabeth à laquelle le comte n’a eu de cesse de lui rappeler qu’elle ressemblait tant. Ne serait-ce donc pas ainsi l’amour qui triomphe, accompagné du « travail du négatif » hégélien qui flanque inévitablement ses flancs ?
Loin des châteaux de sable, les promesses de l’amour – entant que passion positive – sont donc telles qu’elles permettent à l’heureux élu d’atteindre la complétude visée, même au terme d’un extraordinaire périple, et même après l’accomplissement des exactions les plus grandes envers le genre humain. « Qui aime bien châtie bien », dit-on : Dracula et désormais heureux, on lui a enfin rendu justice même si l’on ne sait plus de laquelle il s’agit.
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