Dracula ou l’anti-Socrate
En opposition directe aux préceptes de Socrate, Dracula veut être le premier à atteindre la complétude, fût-ce au détriment de la doleur possible d’autrui (celle-ci n’est -elle pas au demeurant, quoi qu’on en dise, la condition de celle-là ?) Ce qui le tue tous les jours, c’est justement de trop ben se connaître (« connais toi toi-même » scande à l’envi Socrate dans L’Apologie de Socrate), c’est d’être devenu tout ce qu’il était potentiellement (« deviens ce que tu es », invite Socrate à accomplir) : c’est bel et bien le fait de n’avoir plus de possibles à explorer mais d’être condamné à danser dans le cercle du Même, condamné à la répétition : répétition des sorties nocturnes, des banquets raffinés et sanguinolents des dernières heures de la nuit où tous les vampires sont noirs et croient qu’ils vivent réellement – avant que l’éclat de l’aube qui point à l’horizon ne leur rappelle leur triste illusion.
Avec Dracula, le monde appartient à ceux qui se couchent tard, très tard… le plus tard possible avant que les autres, les morts en suris, ne se lèvent et ne reprennent leurs droits insupportables à monopoliser l’espace.
Ainsi la vie du comte est-elle une course, course contre la montre (en accord avec le proverbe latin : que le vampire ne connaît que trop bien : « omnia vulnerant, ultima necat » - toutes les heures blessent, la dernière tue). Course contre la mort, laquelle n’a jamais été autant qu’à ce moment-là l’envers de la vie, autrement dit de « l’ensemble des forces qui résistent à la mort » pour reprendre le mot de Bichat. Dracula actualise de ce fait cette conception de la vie que Thomas Hobbes, inspiré par la physique cartésienne de la loi des chocs des corps, pense dans son traité De la nature humaine sur le modèle passionnel et atomistique d’une course éternelle contre le temps et les autres :
"La vie humaine peut être comparée à une course , et quoique la comparaison ne soit pas juste à tous égards, elle suffit pour nous remettre sous les yeux toutes les passions dont nous venons de parler. Mais nous devons supposer que dans cette course on n'a d'autre but et d'autre récompense que de devancer ses concurrents.
S'efforcer, c'est appéter ou désirer.
Se relâcher, c'est sensualité.
Regarder ceux qui sont en arrière, c'est gloire.
Regarder ceux qui précèdent, c'est humilité.
Perdre du terrain en regardant en arrière, c'est vaine gloire.
Être retenu, c'est haine.
Retourner sur ses pas, c'est repentir.
Être en haleine, c'est espérance.
Être excédé, c'est désespoir.
Tâcher d'atteindre celui qui précède, c'est émulation.
Le supplanter ou le renverser, c'est envie.
Se résoudre à franchir un obstacle prévu, c'est courage.
Franchir un obstacle soudain, c'est colère.
Franchir avec aisance, c'est grandeur d'âme.
Perdre du terrain par petits obstacles, c'est pusillanimité.
Tomber subitement, c'est disposition à pleurer.
Voir tomber un autre, c'est disposition à rire.
Voir surpasser quelqu'un contre notre gré, c'est pitié.
Voir gagner le devant à celui que nous n’aimons pas, c'est indignation.
Serrer de près quelqu'un, c'est amour.
Pousser en avant celui qu'on serre, c'est charité.
Se blesser par trop de précipitation, c'est honte.
Être continuellement devancé, c'est malheur.
Surpasser continuellement celui qui précédait, c'est félicité.
Abandonner la course, c'est mourir."
Hobbes, De la nature humaine, IX, 21
L’âme et le Bien : les spectres de Dracula ?
Ces éléments ne sont-ils pas confirmés de manière explicite par les dernières scènes du film, pour ne mentionner qu’elles, qui mettent de façon ultime aux prises le comte et ses poursuivants ? Dracula s’est en effet échappé de Londres et a pris place, de retour en Roumanie, dans son fiacre afin de rejoindre dans les meilleurs délais, soit avant que le jour se lève, ce havre de paix qu’est son château gothique, délabré mais isolé.
Le film de Coppola semble alors rependre à son compte toute la thématique platonicienne de l’âme et du Bien : le carrosse renverrait dans cette perspective au « mythe de l’attelage ailé » du Phèdre et la lumière du soleil sur le point de rayonner au Bien tel qu’il est symbolisé – entre autres, mais c’est une constante de l’œuvre platonicienne – dans la République, notamment dans cet échange entre Socrate et Glaucon :
« – Voici donc, repris-je, la déclaration à faire : c’est le Soleil que je dis être le rejeton du Bien, rejeton que le Bien a justement engendré dans une relation semblable à la sienne propre : (c) exactement ce qu’il est lui-même dans le lieu intelligible, par rapport à l’intelligence comme aux intelligibles, c’est cela qu’est le Soleil dans le lieu visible, par rapport à la vue comme par rapport aux visibles.
– Qu’est-ce à dire? fit-il ; recommence ton exposé.
– Les yeux, repris-je, quand on ne les tourne plus vers ces objets sur les couleurs desquels s’épandent, au lieu de la lumière du jour, les feux nocturnes, n’ont-ils pas alors une vision affaiblie, proche évidemment de ce qu’ils seraient étant aveugles et comme si la vue n’existait plus en eux dans son intégrité ?
– Ah ! je crois bien ! dit-il.
– Mais, quand c’est vers les objets dont le soleil illumine les couleurs, (d) alors ils voient clair et l’existence de la vue en ces mêmes yeux est évidente.
– Sans conteste !
– Eh bien! conçois aussi, semblablement, de la façon que voici, l’œil de l’âme : quand ce dont il y a illumination est la vérité aussi bien que l’existence[19], et que là-dessus s’est appuyé son regard, alors il y a eu pour lui intellection et connaissance, et.il est évident qu’il possède l’intelligence. Mais, quand c’est sur ce qui a été mélangé d’obscurité qu’il s’est appuyé, sur ce qui naît et périt, alors il opine, sa vision est affaiblie, c’est un bouleversement sans arrêt de ses opinions, et, inversement, il a l’air de ne point posséder l’intelligence.
– Il en a l’air en effet. –
–Eh bien ! ce principe (e) qui aux objets de connaissance procure la réalité[20] et qui confère au sujet connaissant le pouvoir de connaître, déclare que c’est la nature du Bien ! Représente-la-toi comme étant cause du savoir et de la réalité, il est vrai en tant que connue; mais, en dépit de toute la beauté de l’une et de l’autre, de la connaissance comme de la réalité, si tu juges qu’il y a quelque chose de plus beau encore qu’elles, correct sera là-dessus ton jugement ! Savoir et réalité, d’autre part, sont analogues à ce qu’étaient, dans l’autre cas, (a) lumière et vue : s’il était correct de les tenir pour apparentés au soleil, admettre qu’ils soient le soleil lui-même manquait de correction; de même, ici encore, ce qui est correct, c’est que savoir et réalité soient, l’un et l’autre, tenus pour apparentés au Bien; ce qui ne l’est pas, c’est d’admettre que n’importe lequel des deux soit le Bien lui-même; la condition du Bien a droit au contraire d’être honorée à un plus haut rang !
– Beauté inimaginable, à t’entendre, dit-il, si savoir et réalité en sont les produits et que le Bien lui-même les surpasse en beauté ! Au moins, il est bien sûr que, d’après toi, le bien ce n’est pas le plaisir...
– Surveille ta langue[21]! m’écriai-je. Approfondis plutôt, de la nouvelle façon que voici, l’examen de l’image que je me fais du bien, (b)
– Comment?
– Le soleil, diras-tu alors, ne donne pas aux visibles, je crois, la propriété seulement d’être vus, mais encore celle de venir à l’existence, de croître, de subsister, quoique venir à l’existence ne soit pas son fait[22].
– Comment en effet le serait-ce ?
– Eh bien! pour les connaissables aussi, ce n’est pas seulement, disons-le, d’être connus qu’ils doivent au Bien, mais de lui ils reçoivent en outre et l’existence et l’essence, quoique le Bien ne soit pas essence, mais qu’il soit encore au-delà de l’essence, surpassant celle-ci en dignité et en pouvoir[23] ! » (c)
Platon, La République, VI, 508b – 509 c
La théorie des Idées- (en grec « eidos »)- ou Intelligibles renvoie en effet chez Platon à un empire hypothétique d’essences immatérielles, éternelles et immuables qui serait le Monde des Idées. Ces Idées sont les archétypes de la réalité d’après lesquels les objets du monde sensible, du monde qui nous environne tel qu’il est appréhendé par nos sens, sont formés, et elles existent indépendamment de notre capacité à les connaître : même si elles ne résultent pas de notre entendement, elles peuvent être connues par lui. Par exemple, le fait que nous puissions reconnaître un être individuel comme un animal en dépit des différentes formes possibles qui s’offrent à nous dans la faune atteste qu’il doit exister quelque part une Idée d’animal qui permet de rassembler cette variété spécifique sous l’appellation d’animaux. C’est pourquoi un vampire n’est pas une chauve-souris.
L’Idée du bien est celle qui rayonne sur les autres et en constitue la clef de voûte : elle est symbolisée, notamment dans le célèbre texte de « l’allégorie de la caverne » du livre VII de La République par le soleil, entité qui « chauffe » les essences et promeut la diffraction du bien sur toutes choses qui lui sont soumises. En ce sens, la course que mène Dracula contre la montée du soleil est révélatrice du monde dont il participe : ce que ne peut supporter le vampire, c’est l’Idée du Bien, l’éclat de la lumière en tant que, renvoyant à une genèse divine, elle prétend régner sur Terre et apporter à chacun chaleur et réconfort, espoir et assurance dans l’avenir. Autant d’éléments qui font singulièrement défaut dans la vie du comte et qui l’ont amené autrefois à basculer de manière irréversible dans le champ des ténèbres de l’immoralité et de la désespérance opaque.
Platon distingue donc deux mondes : l’un, sensible, où vivent les hommes (soumis au changement et à la dégradation), l’autre, intelligible, qui concerne le monde des Idées immuables et qui est l’essence du premier. Or, selon Platon, le seul monde véritable est le monde des Idées auquel se trouve soumis le monde sensible qui ne participe à son modèle que par imitation (« mimésis »). Le philosophe grec sacrifie ainsi le monde sensible de l’expérience commune comme source de la connaissance : les Idées ne sont pas déduites de leur incarnation ici-bas mais contemplées sans présuppositions. Or, si l’âme reconnaît les Idées, c’est en raison de sa provenance du monde es ides : elle les a contemplées durant son séjour originaire dans le mode intelligible puis elles sont remémorées par elle ensuite, une fois quitté ce monde idéel. Toute connaissance est présentée comme réminiscence ou anamnèse puisque l’âme, lors de son entrée dans le corps, oublie les idées auparavant aperçues.
Tout le problème de Dracula est qu’il est un corps sans âme : son âme, il l’a vraisemblablement laissée auprès d’Elisabeth au moment même où il entrait dans une irrépressible furie noire contre tout ce à quoi il croyait naguère : l’ordre religieux, la reconnaissance des autres, le sens de l’existence. En oubliant les valeurs d’antan, Dracula renie sans le savoir peut-être ce qui fait de lui un homme, aussi fort et aussi faible que les autres : la conviction en la présence d’un « ciel » où siège une puissance créatrice et providentielle pour l’Homme.
Platon précise dans le Phèdre que, provenant du « noûs », du monde divin, du raisonnable, l’âme doit prendre une forme corporelle lorsqu’elle choit dans le monde sensible et se trouve enfermée dans le corps comme une maladie, pour autant que ce corps sensible est tel le tombeau de cette a^me autrefois uniquement intelligible (ce que Platon formule par le jeu de mots « sôma sema » : « le corps est le tombeau de l’âme). Si Dracula ne peut passer le plus clair de son temps – c’est-à-dire le temps que dure la clarté diurne pour autrui – que dans un cercueil, dans un ersatz ou un avant-goût de ce qu’est le tombeau, n’est-ce pas justement parce qu’il n’est lui-même qu’un tombeau ambulant parmi les vivants, un être immatériel au regard des essences de toutes choses qui fait semblant de jouer à la vie avec les habitants en chair et en os de Londres ?
La course finale de son attelage, à tombeau ouvert si l’on ose dire, contre le soleil n’aurait d’autre sens alors que d signifier combien l’âme du comte est malade, à quel point elle s’est dissoute pour qu’il puisse lui préférer la compagnie des spectres et des fantômes désincorporés qui hantent les cimetières. Dracula ne peut subsister que dans le noir et auprès du mal que parce que la lumière et le bien l’ont irrémédiablement quitté le jour où Elisabeth, son âme-sœur, est morte, lui ravissant à jamais la possibilité de contempler le soleil des Idées.
Or, le but de la vie de tout homme doté d’une telle âme et d’untel corps, ces deux entités étant joints dans l’évolution des êtres humains, doit résider selon Platon dans le retour de l’âme à son aspect originel. L’âme de l’être raisonnable retournera ainsi dans l’empire du pur esprit, tandis que celle de l’être déraisonnable ne s’envolera pas jusqu’aux Idées et devra faire pénitence, d’où un tiraillement au sein de chaque individu entre une partie divine (la raison, le « noûs »), une partie noble (le courage : « thumos » comme possibilité de réalisation de la première) et une partie inférieure parce que passive (les appétits, les passions : « épithumia »).
Là-encore Dracula apparaît-il comme un paradoxe (mort-) vivant dans la mesure où, ayant acquis plus que nul autre le pouvoir de voler et de traverser les cieux, il est cependant dans l’incapacité totale de distinguer ce que le moindre mortel dépourvu d’ailes ou autres subterfuges magiques peut accomplir par la seule et simple puissance de son esprit. Pauvre Dracula, chauve-souris la plus mal lotie qui soit puisque ses ailes, symbolisées par sa cape, ne l’amènent absolument pas au Bien mais sont déjà le signe d’une anomalie, du fait qu’il laissera des plumes dans l’aventure !
« Tout ce qui est âme prend soin de tout ce qui est sans âme, fait le tour du ciel tout entier et se manifeste tantôt sous une forme et tantôt sous une autre. Quand elle est parfaite et ailée, elle parcourt les espaces célestes et gouverne le monde tout entier. Quand elle a perdu ses ailes, elle est emportée jusqu’à ce qu’elle s’attache à quelque chose de solide ; là, elle établit sa demeure, prend un corps terrestre et paraît, par la force qu’elle lui communique, faire que ce corps se meuve de lui-même. Cet ensemble, composé et d’une âme et d’un corps, est appelé être vivant et qualifié de mortel par surnom. Quant au nom d’immortel, il ne peut être défini par aucun raisonnement raisonné [...]
Platon Phèdre, 246 b-246 c
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