Réalité transformable contrôlée
« Toute vérité est-elle définitive ? » Ce sujet de dissertation philosophique tombé aux épreuves du baccalauréat en France quelques semaines avant la parution du livre de Priest peut parfaitement lui servir de sous-titre. L’auteur de Inversion, Futur intérieur, Une femme sans histoires utilise en effet le terrain d’une science-fiction, fine et subtile, pour interroger au prisme des attentats du 11-Septembre aux Etats-Unis le lien entre réalité et vérité, entre faction et fiction.
Son héros, le journaliste free-lance Ben Matson mène une enquête sur cette tragédie afin de savoir ce qu’il est advenu de Lil, sa fiancée de l’époque, censée avoir disparu dans le crash d’un des avions, le vol American Airlines 77, détournés par des terroristes sur le Pentagone. Deux décennies passent, nous sommes au début de la seconde décennie du XXIe siècle, dans une Écosse indépendante et membre de l’Union Européenne (sic) et Matson, qui travaille dans le journalisme de vulgarisation scientifique, a refait sa vie avec Jeanne (il vit avec sa compagne et leurs deux enfants sur l’île de Bute — personnage à part entière du roman pour une raison qui ne sera pas explicitée) …jusqu’à ce que le 11-Septembre se rappelle à lui, par le biais d’un entretien que doit lui accorder le brillant mathématicien Kyril Tatarov (auquel il a autrefois consacré un scénario de documentaire – manière comme pour Priest de réfléchir au statut du réel en écrivant une fiction) travaillant au nom du gouvernement américain sur l’application mathématique du théorème sociologique de Thomas (1923) selon lequel « Si des gens définissent des situations comme réelles, alors elles sont réelles dans leurs conséquences. Autrement dit, c’est l’interprétation d’une situation qui détermine l’action. »
Bientôt, une multiplicité d’éléments épars commencent de converger autour de l’attentat (qui obsède littéralement le protagoniste) et de la « réalité identifiable » qu’il désigne. Lucinda, la belle-mère malade de Matson, paraît elle-même reliée au 11-Septembre et révèle, dans de rares et troublants moments de lucidité retrouvée, des bribes de souvenirs contradictoires associant deux choses impossibles en même temps (il faut attendre cette page 122 où surgissent ces « faux souvenirs » pour voir apparaître explicitement dans la trame du roman deux passés/réalités parallèles, selon la thématique de l’uchronie chère à l’auteur).
Mais aussi des souvenirs récents où Lucinda met en avant des représentations qu’elle ne devrait pas pouvoir connaître. Le parallèle induit entre les Twin Towers effondrées et le psychisme atteint de Lucinda tend à signifier alors que, au regard d’une lecture donnée du réel (de ce qu’est pour les autorités la version officielle quant à tel ou tel événement), il peut exister, en marge, pléthore d’interprétations à même de remettre en question le référent de départ.
Reprenant ainsi à son compte — tout en s’en distanciant avec prudence — toute une littérature complotiste et conspirationniste contestant ce qui a bel et bien eu factuellement lieu le 11 Septembre, Ben Matson amène le lecteur à interroger de manière critique son propre souvenir de cet événement traumatique tel qu’il a été diffusé dans les médias et sources d’information de l’époque, allant dans le sens d’un précepte anti-thomiste, soit à ne plus croire en ce que l’on voit : on apprend, par exemple, que vu la manière dont les tours ont été conçues (du point de vue du soubassement architectural), il était impossible, malgré l’impact des avions, l’explosion du kérosène et les incendies qui se sont déclarés ensuite, qu’elles se soient effondrées dans « leur propre empreinte » comme elles l’ont pourtant fait ce jour-là…
Instillant le doute en douceur, dégageant les incohérences manifestes, Priest observe que « la façon dont un événement factuellement linéaire [peut] être filmé en direct, puis manipulé par le réalisateur pour en changer le sens, par le choix dans angles de prise de vue, le montage, les distractions, les juxtapositions d’images, les inserts et les commentaires, les coupures [afin] que le spectateur ne voie pas vraiment tout ».
Comme Tatarov l’explique, il coexisterait toujours plusieurs versions d’un fait donné : la 1ère, celle du fait-même, la 2ème qui se présente comme version officielle (source de toutes les suspicions) et la 3ème visant à réunir le fait et les hypothèses à son égard. Or, souligne Priest au sujet de la 2e version renforcée par la dimension prophylactique des réseaux sociaux et de l’Internet où chacun manipule l’information (la surinformation ?) de même que les masses à l’envi, « L’objet B n’est pas affecté par les faits, parce que les faits ne le concernent pas. L’objet B est un mythe, mais il est tout ce que les gens ont, tout ce que le monde a envie d’avoir. Le faux a remplacé le réel, et nous vivons maintenant avec les conséquences de cela. »
Ce qui explique à la fois le titre du roman — « An American Story » en version originale — (dont il convient de renverser la couverture pour découvrir quel en est le propos mêlant l’Histoire et les histoires – tout est une question d’angle et de perspective) et, entre autres pour l’Amérique, les deux guerres menées contre le terrorisme et Al-Qaïda. (Et puisqu'on évoque la version originale du texte, on signalera au passage un souci de traduction à nos yeux : à deux reprises (p. 191 et p. 282) le terme choisi pour évoquer le sentiment de solitude et d'écart du héros par rapport à ce qui l'entoure est "isolation" alors qu' "isolement" s'impose, l'acoustique ou la thermique n'étant pas la topographie ou la psychologie et une méchante faute de conjugaison également à la page 190 : "...nous répondraient-on...").
Longtemps après les événements du 11 septembre, la vérité est encore fort lointaine pour nombre de familles n’ayant toujours pas pu pleinement effectuer leur deuil et notre présent, en dépit des éclairages incessants qu’il subit sur l’ensemble du wild world web , demeure fort ancré dans la facticité et l’affabulation. On se souvient que Jean Baudrillard en son temps moquait déjà les dérives de la surmédiatisation empêchant que l’événement en son centre ait seulement existé (La Guerre du Golfe n’a pas eu lieu, 1991). C’est l’essai Simulacres et simulation du même Baudrillard qu’ouvre le futur Neo au début du film Matrix des frères Wachowsky amenant à considérer, avec Baudrillard et Priest, combien le monde devenu désormais un immense artefact technologique annule toute distinction entre réalité et imaginaire.
Une distinction au coeur de la littérature que Conséquences d’une disparitionn’omet point : le lecteur attentif doit prendre en considération que Ben Matson et Lil, laquelle officie dans le monde éditorial new-yorkais, se rencontrent pour la première fois à l’occasion d’une réédition du « Dracula » de Bram Stoker, ce qui les amènera ensuite à visiter en amoureux le village de Whitby où Stoker imagine que Dracula débarque en Angleterre et où des aficionados affluent chaque année au nom d’une convention Dracula qu’ils ne manqueraient sous aucun prétexte. (De l’opinion à l’action, la conséquence est immédiate, mais cela signifie-t– elle qu’elle est bonne ?).
Bref, un récit fictif inscrit dans le sillage du théorème de Thomas qui provoque des conséquences et des actions directes dans le réel. Et qui nous condamne à n’en être plus que les interprétants. Ce que nous appliquons dès que nous commençons à lire ce roman priestien contestant la version officielle de ce qui s’est passé outre-Atlantique le jour du 11 septembre 2001. Un roman qui ne s’intéresse pas seulement à la disparition des êtres et des immeubles mais à celle, aussi insidieuse que sourde, de la vérité, de la fiabilité et de la mémoire.
Même si Priest adopte une position assez naïve quant au sens de l’Histoire et du rôle afférent de l’autorité politique — après tout celle-là n’est-elle pas faite pour être en permanence modifiée par celle-ci ? — la leçon reste à méditer.
frederic grolleau
Christopher Priest, Conséquences d’une disparition, Denoël, Lunes d’Encre, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Jaques Collin, août 2018, 332 p. — 21, 50 €.
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