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A. Lewin, "Le portrait de Dorian Gray" (3)

Publié le 4 Juillet 2018, 17:18pm

Catégories : #Philo & Cinéma

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La beauté toute puissante et le temps ultra pesant

On voit bien à rebours que si Dorian Gray avait pu s’accepter tel qu’il était (tel que tout homme est au fond de lui), quel que soit son visage, il aurait vécu avec plus de sérénité et aurait ainsi mieux profité des plaisirs de la vie. Mais il a été malhonnête à l’égard de ses proches comme à son propre égard et cette attitude non éthique lui a tout coûté : sa raison, son amour pour des êtres chers qu’il aimait sincèrement, son humanité, sa liberté, … son bonheur. Dans le contexte de la décadence de la société britannique, de l’atmosphère de fin de siècle de l’aristocratie londonienne, des travers innombrables de la société victorienne, des plaisirs des paradis artificiels et faciles (prostituées, opium, …), le chemin vers le bonheur serait plutôt celui qui passe par l’acceptation de soi (de son bon comme de son mauvais côté). Entre le dandysme et le mouvement littéraire du décadentisme, Dorian Gray nous invite à penser la frontière poreuse entre toutes entre la dépravation et la découverte de soi, entre la désillusion et le dépassement de soi.
Cette variation sur le thème de l’apostasie baudelairienne qui semble n’avoir aucune limite voit le héros condamné, par le pacte infernal qu’il a fomenté, à se transformer en bête immonde. L’image fantastique du portait nous montre « l’envers de la toile » de cette affreuse malédiction. Ravagée par le sang, les cicatrices et autres souillures en tous genres, elle nous révèle l’ignominie latente du protagoniste : cet inexorable cheminement vers la laideur, suprême paradoxe d’un être qui a sacrifié sa vie à la Beauté. Condamné en sursis, le monstre de beauté n’était voué, entre solitude et tristesse, qu’à devenir une beauté monstrueuse. Ne pas accepter son propre vieillissement revient ici à se tuer soi-même.

Le portrait de Dorian donne certes une puissance certaine à la beauté physique, mais on peut y lire, aussi, l’idée d’un glissement de la beauté de l’œuvre d’art à la beauté du corps. A même de créer sa propre apparence aux yeux des autres, l’individu devient en quelque sorte ici l’artiste de sa propre beauté (une « culture de la beauté » vantée par Lord Henry qui congédie l’esthétique du XIXe siècle: là aussi est tout le fantastique de l’oeuvre).
Sans conteste, dans la bouche de Dorian, la laideur renvoie à la vieillesse et à la décrépitude tandis que la beauté (ramenée à la jeunesse et à la santé inaltérables), moyen évident de réussite de l’être, suscite la séduction – voire la fascination si l’on en croit le regard écarquillé de Sybil Vane devant le génie de Sire Tristan.

Dorian, qui ne connaît pas ses classiques, se trompe toutefois quand il considère que la beauté physique trouve sa finalité en elle-même, distincte en cela de l’Idée platonicienne du beau.  Pour le philosophe la beauté du corps n’est que la première étape à partir de laquelle l’individu peut atteindre l’essence de la belle âme.  Selon Socrate dans le Banquet, chacun devrait considérer la beauté de l'âme comme bien plus relevée que celle du corps, de sorte qu'une âme belle, (…) [210c] suffise pour attirer son amour et ses soins, et pour qu'il se plaise à y enfanter les discours qui sont le plus propres à rendre la jeunesse meilleure. Par là il sera amené à considérer le beau dans les actions des hommes et dans les lois, et à voir que la beauté morale est partout de la même nature ; alors il apprendra à regarder la beauté physique comme peu de chose. De la sphère de l'action il devra passer à celle de l'intelligence et contempler la beauté des sciences ; ainsi [210d] arrivé à une vue plus étendue de la beauté, libre de l'esclavage et des étroites pensées du servile amant de la beauté de tel jeune garçon ou de tel homme ou de telle action particulière, lancé sur l'océan de la beauté, et tout entier à ce spectacle, il enfantera avec une inépuisable fécondité les pensées et les discours les plus magnifiques et les plus sublimes de la philosophie ; jusqu'à ce que, grandi et affermi dans ces régions supérieures, il n'aperçoive plus qu'une science, celle du beau (…).  [210e].

Le beau et le laid

Dans la Grèce antique, Le terme kalos kagathos  (καλὸς κἀγαθός)  renvoie le beau et le bon à un certain idéal signe de perfection humaine et impliquant la dimension esthétique, éthique et politique: sous cet angle, raisonner, débattre, se cultiver sont  indissociables de la  beauté physique. La beauté physique et la beauté de l’âme sont extrêmement importantes car la beauté éveille le désir de tendre vers la sagesse (le désir du beau corps est condition de possibilité de l’élévation de l’âme) de même que laideur physique n’empêche pas de philosopher. Pour « une âme [qui] équilibrée se trouve dans un corps de peu d’éclat, il (…) suffira [à l’amant] d’aimer cette âme » (Banquet 210 b).
Ainsi, Socrate qui est certes laid, semblable à un satyre aux traits grossiers, n’en pas a moins une belle âme. Car d’après Platon la laideur et la beauté dans le monde sensible – quand elles ne sont renvoyées qu’à elles-mêmes et pas à la Forme dont elles procèdent – sont identiques : « aussitôt que la fleur du corps se fane » (Banquet 183e), la beauté devient laide… Socrate a une apparence laide mais, en soi, il n’est pas laid. Incarnation même d’une simple beauté de l’apparence, Dorian se donne pour sa part comme l’anti-Socrate. Socrate est laid, mais il a une belle âme ; Dorian est beau mais il a une âme laide !

Et l’Hippias majeur indique de surcroît que la beauté sensible elle-même, en tant que lui fait défaut la permanence de l’Idée, est laide comparée à la beauté divine. Dont acte. La vraie beauté n’est pas sensible mais intelligible, Dorian Gray ne voit pas que le beau d’ici-bas est peu de chose au regard du beau de l’au-delà. Enfermée dans le monde sensible, la laideur qui appartient à l’apparence ne peut être saisie par l’intelligence de l’esprit, elle traduit un manque de spiritualité (du moins peut-elle, ne risquant pas de séduire et de faire ainsi écran à la quête de sagesse, être considérée de manière plus positive que la beauté sensible !).
Et toute beauté sensible ne peut en conséquence qu’être renvoyée au déclin, à la corruption et à la mort. En revanche, le silène socratique dissimule pour qui sait y regarder une merveille intérieure.

Ainsi, pour Platon un « homme vicieux, (…) [est un] amant populaire qui aime le corps plutôt que l’âme (…) [que] son amour ne saurait être de durée, puisqu’il aime une chose qui ne dure point (…) il  n’en est pas ainsi de l’amant d’une belle âme : il reste fidèle toute la vie, car ce qu’il aime ne change point » (Banquet 183e). Il aime « la beauté éternelle, non engendrée et non périssable, exempte de décadence comme d'accroissement, qui n'est point belle dans telle partie et laide dans telle autre, belle seulement en tel temps, dans tel lieu, dans tel rapport, belle pour ceux-ci, laide pour ceux-là ; beauté qui n'a point de forme sensible, un visage, des mains, rien de corporel » (Banquet 211a).
Ce que n’intuitionne pas Lord Henry lorsqu’il oppose la beauté physique et la pensée : dans sa « logique », la beauté ne peut être liée à une profondeur d’âme, les deux relevant d’une temporalité différente, car le développement des facultés intellectuelles, inscrite dans une sorte de durée qui demeure, risque bien plutôt de mener à la laideur.  Autrement dit au refus de profiter d’une vie éphémère où l’on brûlerait la chandelle par les deux extrémités en honorant la beauté corporelle qui serait pour le dandy, comme l’affirme Wilde dans son roman, « le vrai secret de l’existence ». De manière paradoxale, à l’inverse de la laideur extérieure (dépassable), le masque de sa beauté de Dorian dérobe aux yeux de tous sa (vraie) laideur interne. Tout le temps que dure le pacte faustien, la beauté est le signe de la laideur morale.

Ainsi, en prenant conscience qu’en fait sa beauté l’a perdu, qu’à cause d’elle sa vie a été tachée, Dorian Gray en vient à comprendre sur le tard que sa beauté ne lui a été  qu’un masque et que la laideur est un révélateur de l’authenticité existentielle. Car, si le portrait possède bien le secret de sa vie, en en révélant pour qui le contemple toute l’histoire, c’est parce qu’il n’est rien d’autre que la représentation même de sa conscience morale.

Essence ou existence ?

Plus encore, cette beauté sensible qui détient toutes les qualités aux yeux de certains reste, puisqu’immanente, inscrite dans la temporalité de notre existence. Dorian est déjà beau lorsque Basil le peint d’entrée, mais cette beauté ne saurait être qu’éphémère : comme l’inique Wotton, son être mortel au sommet de sa gloire ne pourra éternellement demeurer ainsi, il relève par principe de la corruption propre à toute temporalité existentielle, laquelle ne peut que ternir cet éclat du moment pour le transformer, sous les coups du grand bourreau qu’est le temps, en une forme de laideur. Vieillesse, maladie, dégénérescence, voilà ce qui attend à terme Dorian. Passer de l’admiration à la répulsion. Ne plus être que le reflet de la splendeur d’antan.
C’est pour refuser ce qui est pourtant inscrit dans l’humaine condition que Dorian Gray souscrit à ce pacte insensé : être semblable à l’œuvre d’art qu’il a sous les yeux. Se confondre avec le tableau vivant pendant que le portrait se fait miroir invisible de sa noirceur morale. Ce n’est plus L’homme qui avait perdu son ombre du romantique allemand von Chamisso mais L’homme qui avait perdu son âme. Par le biais du pacte satanique, le jeune homme demeure jeune et beau, mais dans une temporalité vide de toute consistance – puisque, aussi bien, son souhait le cristallise dans un instant ad vitam aeternam, soit une absence totale de changement qui lui interdit de parcourir le spectre – si l’on ose dire -  mémoriel qui sépare le passé de l’avenir. Son désir ardent de jeunesse réitérée à l’infini lui fait perdre le poids de l’expérience, l’autre beauté esthétique des rides. Dorian avait le choix :  Exister, vieillir, devenir laid, perdre de son aura ou être toujours beau mais encagé alors dans une temporalité inaltérable. Ek-sister, au sens heideggerien repris par Sartre, en connaissant l’errance du pour-soi où s’enkyster dans l’essence, la fixité totale d’une chose en-soi.

Son identité est dorénavant aussi figée que celle, purement nocturne donc limitée du vampire draculéen. Incarnation suprême de la « mauvaise foi » de Sartre, réductible à un simplet « pas vu pas pris », Dorian perdu le sens même de son existence en n’étant plus responsable de ses actes. Devenu l’oeuvre d’art avec laquelle il voulait tant se confondre, devenu éternel au risque d’être aussi statufié que le chat égyptien exauçant son voeu, il résiste bien au passage du temps physique, mais se soustrait de la richesse du temps subjectif, cette durée qui selon Bergson donne seule consistance à notre conscience. (Fixité dont témoigne peut-être le jeu assez répétitif de l’aristocrate au piano, par le mouvement de ses mains exécutant comme une circularité continue qui confine à la lassitude).
Bref, il devient à lui-même son propre spectateur. Le spectateur d’une vie qui ne lui appartient pas. Il n’existe plus, il vit à peine car la vie le traverse tel un rayon lumineux le vitrail d’une église :  sans le toucher. Sa superbe beauté se maintient, proportionnellement inversée à son sens de l’humanité, toute relation sincère avec autrui, tout échange lui étant impossible. Jusqu’au bout, en ontologisant de la sorte la jeunesse, il refuse ainsi non seulement ce qui est à venir, mais aussi tout élément du passé : son dernier geste sera celui, face au tableau-miroir de sa déchéance, d’effacer la maladie de sa mémoire, soit tous les signes, toutes les preuves ayant défigurer le portrait peint.

En commettant l’erreur de ne pas vouloir se confronter à la temporalité existentielle, Dorian réduit celle-ci à n’être que le travail destructeur du temps sur le vivant. Il a tout mis en œuvre pour endiguer les affres du temps sur sa personne, pour échapper à la vieillesse qui le guettait et conserver une identité liée à la seule beauté : mais par cette abstraction volontaire du temps il s’est emprisonné lui-même dans un monde sans épaisseur. Il s’est enfermé dans un non-temps qui l’a pétrifié. Comme il le découvre non sans (réelle) horreur à la fin du film, sa seule, sa dernière mémoire est celle qui s’est inscrite sur le tableau. Raison pour laquelle il cherche en recours ultime à tuer « sa » mémoire, c'est-à-dire sa conscience inscrite dans la temporalité.
En définitive, à cause d’une vie figée dans une beauté extérieure complètement artificielle, son existence ou ce qu’il tient pour telle n’a eu aucun sens. A la différence de Lord Wotton que l’on aperçoit les temps grisonnantes à la fin de l’œuvre , et qui ne refuse pas de goûter aux méandres temporels de la vie, Dorian n’aura existé que par le reflet pervers renvoyé par son portrait. Il n’aura été que l’ombre de lui-même. Manière de signifier que la beauté, si elle est fascinante, n’est pas le signe du bien. N’étant pas condition de possibilité permettant d’accéder à la sagesse comme dans la philosophie platonicienne mais se manifestant en tant qu’indice de l’immoralité, elle peut même apparaître comme fort dangereuse quand elle repose sur une prétendue philosophie hédoniste faisant la part belle à l’hubris.

 

Conclusion : la fleur du mal

Sublimé par une photographie et réalisation expressionniste des plus extraordinaires (dont la dimension fantomatique rappelle le Nosferatu de Murnau), et par une ambiance fantomatique au possible (proche de Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley (1818), le mystique Portrait de Dorian Gray retrace donc la longue descente aux enfers d’un jeune homme obnubilé par son apparence physique dont l’âme pourrira lentement mais sûrement au fil de ses nombreuses années de débauches et d’excès dont seul son portrait, peint par l’un de ses amis, portera les stigmates.
Henry Wotton, personnage amoral qui proclame son cynisme, et Sir Basil Hallward, qui croit aux valeurs spirituelles sont les deux directeurs de conscience antagonistes de ce personnage dédoublé qu’est Dorian Gray : l'un négatif, qui l'incite à être sans cesse plus hédoniste, l'autre positif, qui l'enjoint à faire preuve de plus de sagesse et à revenir à la morale établie. (On notera que l’homosexualité latente entre les trois personnages – par ailleurs mis en avant comme les plus cultivés, les plus intéressants et surtout les plus intelligents, proposition difficilement acceptable pour une société de l’époque sclérosée par la morale chrétienne – n’est pas davantage approfondie par Lewin).

Tiraillé entre ces deux pôles, le jeune homme se dédouble, son corps semblant inaltérable tandis que sa représentation se corrompt inexorablement. Il ressemble en cela à ces personnages à l'identité double qui hantent le Londres victorien, tel Jekyll et Mister Hyde (1896). Mais on peut aussi le rapprocher ce paria séculaire de la figure misérable du Dracula de Bram Stoker (1897).
Son ineffable perversité l’emmure vivant dans son manoir, comme un vampire dans sa crypte. A l’image de son détestable cousin des vallées Transylvaniennes, le Seigneur à la cape noire et au visage cadavérique doit renoncer à épouser l’élue de son coeur. Son immoralité est telle qu’il est contraint de subsister dans une nuit sans fin, désespérante et insondable. Ainsi apprend-il que la honte et le remords sont le quotidien de celui qui a l’audace de violer toutes les règles et de refaire le monde selon les normes arbitraires de sa seule esthétique.

Ignorant le premier Commandement qui s’impose au Croyant : aimer son prochain, le fier aristocrate n’est pas plus enclin que ses semblables à s’offrir aux autres. Il prend mais ne donne pas. Conscient qu’un attachement durable entraverait son œuvre existentielle, il se satisfait des relations furtives qu’il noue nuitamment dans les bas-fonds de Londres. Ce pervers impénitent qui rivalise avec le Créateur est fait de telle sorte qu’il ne peut aimer que lui-même.
Parce qu’il conteste le monopole que Dieu exerce sur toutes choses et tous les êtres, il est mécaniquement conduit à vouer un culte à sa propre personne.

Lewin opte toutefois, à la différence du roman, pour une fin morale et positive On voir en effet Dorian, saisi de remords à l’égard de Gladys (sur le point de l’épouser) reprendre espoir à la fin de l’œuvre en constatant que son portrait s'est illuminé d'une trace de conscience. (Vue au début du film alors qu'elle n'a que cinq ans, Gladys demeure cette part d'enfance à laquelle aspire l’homme de 39 ans quand il en paraît 20. Se refusant à la souiller, il ne reste plus à Dorian Gray qu'à se sacrifier et à se faire pardonner ses péchés.) En quête d’une ultime rédemption, il décide de détruire le tableau maléfique et de mener maintenant une vie au service des plus démunis pour racheter ses crimes.
En voulant lacérer le tableau, il plante le poignard dans le cœur du portrait mais c'est lui qu'il tue ainsi. Le portrait retrouve sa beauté originelle tandis que lui se transforme en horrible vieillard, le visage défiguré par sa vie de débauche. C'est cet atroce Dorian Gray que découvrent alors Gladys, Wotton et David.  Jusqu’au terrible final, cette lucide introspection et ce regard ironique sur l'hypocrite société victorienne met en évidence les doutes et les inquiétudes de cet adepte de la philosophie du dandysme est O. Wilde.

frederic grolleau

Le portrait de Dorian Gray
réalisateur : Albert Lewin (1945)
avec : George Sanders, Hurd Hatfield, Donna Reed, Angela Lansbury
genre : drame, fantastique
durée : 1h50 mn

 

 

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