Nous creusons la fosse de Babel
A mi-chemin de Blade Runner et du Cinquième élément, de Seven et d’Elysium, avec un chouïa de L’Arme fatale, cet Exodus Manhattan assume pleinement ses références pour en mettre plein la vue en proposant un univers très cyberpunk, à la frontière entre le polar et la science-fiction.
Dans un New York pluvieux et ultra-glauquissime de 2021 qui a tout perdu son faste d’autrefois, pendant que la tempête du siècle s’annonce, les conflit sociaux se multiplient, à cause d’une une démographie galopante et d’un environnement climatique désastreux, tandis qu’une mutinationale malintentionnée, la Venka Corp, cherche à prendre le contrôle des esprits en même temps qu’un nouvel ordre religieux , la « New Cruzade » dont les membres shootés aux capsules de baryum n’hésitent pas à se faire sauter en public pour appuyer leur revendications…
C’est dans l’arrondissement de Manhattan, au bord du point de rupture, qu’oeuvrent de manière expéditive (le lecteur en a une démonstration directe dès les pages d’ouverture de l’album) les deux inspecteurs de la criminelle, Leto Wolf et Hana Yamashirogumi. Lorsque ceux-ci sont amenés à enquêter dans la foulée sur un cadavre sauvagement mutilé (le seul témoin du crime semble être une jeune fille non répertoriée par les autorités alors que le traçage des citoyens est omniprésent), l’affaire — et le scénario — se complique…
Si l’histoire n’a rien d’originale mais semble plus relever de la synthèse de (bonnes) choses déjà vues ou lues ici et là, si les dialogues paraissent souvent manquer de relief , le dessin, il faut le souligner est magistral !
Même si le parti pris manga du graphisme, la surcharge des onomatopées pendant les (nombreux) combats et le flou des visages des personnages n’emportent pas toujours notre adhésion, on est en revanche emporté, voire chaviré, par le rendu des planches (notamment en grand angle ou en pleine focale) où le grain, les aplats de couleurs explosent pour incarner cette mégalopole devenue folle et sur le point de sombrer – vieille image du capitalisme étant son propre fossoyeur empruntée à Marx — dans le gouffre qu’elle a creusé elle-même. Comme le disait Kafka dans son Journal intime (12 .06. 1923) , « Nous creusons la fosse de Babel ».
Outre un récit dynamique et enlevé au possible, les deux auteurs offrent en fin d’album un cahier spécial riche de huit pages témoignant de leur travail de repérages à New York : il est déjà assez rare de pouvoir bénéficier des commentaires didactiques du dessinateur sur son approche mais quand, de surcroît, on est en présence de schémas comparatifs du type avant/après, qui permettent d’appréhender les modifications, retouches et autres procédés de de colorisations pour créer le meilleur rendu graphique au regard de l’atmosphère voulue par le scénario (quel meilleur exemple que les divers propositions de couverture ?), face à cette sombre descente dans les abysses infernales de la civilisation, on est aux anges !
Comme son titre l’indique, Exodus Manhattan invite à une réflexion sur les dérives et les excès technoscientifiques de l’humanité : à chaque époque ses flux migratoires et ses fanatismes idéologiques certes (ici, c’est sur Mars que les plus prospères se rendent afin d’échapper à la lente asphyxie des USA), mais s’il s’agissait d’abord – en témoigne la difficile introspection de Leto au fil des planches – d’apprendre à se connaître soi-même selon l’adage socratique plutôt que de vouloir (se) fuir à tout prix ? Bref, néologisons puisque tout s’écroule alentour, de viser à une forme d’in-ode ?
Des astres au désastre, il n’y a qu’un pas. Chacun gagne les étoiles comme il peut.
lire les premières planches de l’album
frederic grolleau
Nykko (scénario) & Bannister (dessin) Exodus Manhattan, tome 1, Glénat, 2018, 64 p. — 14,95 €.
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