Le cinéma de Joseph Losey, tout au moins dans les années 1960, dénote le goût du cinéaste pour un traitement frappant des lieux dans lesquels il décide de situer l’action de ses films. La plupart incarnent à priori un trait saillant des sociétés occidentales marquées par un ensemble de codes et de marqueurs sociaux, un héritage historique dont la grandeur se doit d’être perpétuée et honorée dans le présent ou encore une autorité étatique qui s’exprime tout particulièrement à travers certaines institutions.
Mais tous ces décors sont altérés, menacés par le désordre des passions humaines : la prison de The Criminal (1960) est le théâtre de magouilles entre détenus mais également entre ceux-ci et les geôliers, la Venise d’Eva (1962) est un labyrinthe plongé dans une brume qui brouille les perceptions, et paraît catalyser la déchéance des personnages, tandis que dans Accident (1967), les passions interdites gangrènent le quotidien de plusieurs professeurs et étudiants de la très prestigieuse université d’Oxford.
Mais c’est sans doute dans The Servant (1964) que le travail de mise en scène et la réflexion autour d’un lieu et d’un milieu sont les plus évidemment poussés. L’action se déroule dans un quartier pavillonnaire de Londres, avec vaste square, église au bout de l’avenue et grandes maisons bourgeoises alignées les unes aux autres. On ne saurait offrir de la haute société britannique une représentation plus archétypale. Celle-ci fascine Losey et son scénariste, le grand dramaturge Harold Pinter, et l’on ne s’en n’étonne guère.
Mais leurs raisons sont différentes. Losey – on l’oublie parfois – est américain, issu d’un milieu très bourgeois, et a fait ses études à Harvard. Mais la crise de 1929 et ses répercutions sociales le marquent profondément et le rallient, avec les années, aux thèses marxistes. C’est avec ces origines sociales et ce regard politique particuliers que, après sa fuite d’Hollywood où il était convoqué par le House of Un-American Activities Committee (chargé de dresser la fameuse liste noire des artistes soupçonnés d’être communistes), il arrive en Europe. Harold Pinter est quant à lui né à Londres dans un milieu populaire, et ce sont donc ses compatriotes, mais d’une autre classe sociale, qu’il peint dans les scénarios qu’il écrit pour Losey (celui-ci, puis ceux d’Accident et du Messager, Palme d’Or 1971).
Ensemble, ces deux brillants artistes dressent un portrait particulièrement marquant, car empreint tout à la fois de fascination et de cruauté, d’une haute société coupée du monde, assez pathétique car trop sure de son bon droit, de sa supériorité, alors qu’elle va, sans s’en rendre compte, à sa propre perte…
Losey aime à tirer le maximum d’une situation a priori simple, peu sujette au drame ou à quelque grand retournement que ce soit. Le premier temps du film voit ainsi l’arrivée de Barrett (Dirk Bogarde), un majordome aux références impeccables et au port élégant à souhait, chez son nouvel employeur, Tony (James Fox), jeune et riche héritier qui entreprend la remise à neuf d’une vieille demeure victorienne avant de s’y installer avec son nouveau valet de chambre. La rencontre entre les personnages n’a à priori rien d’exceptionnel, Pinter sachant jouer – et ce tout au long du film – sur la simplicité apparente des dialogues et sur la richesse de ce qu’ils peuvent exprimer implicitement.
Mais peu à peu, le serviteur dévoué devient de plus en plus envahissant et finalement dominateur. Une simple chronique des mœurs britanniques, centrée autour du duo archétypal bourgeois/majordome ouvrirait donc la voie à une parfaite illustration fictionnelle de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave. En réalité, The Servant est encore bien plus complexe que cela. D’abord parce qu’il ne se centre pas uniquement sur la relation entre Tony et Barrett, mais que celle-ci se voit encore complexifier par la présence de deux importants personnages féminins. Susan (Wendy Craig) est la fiancée de Tony, aussi bourgeoise que lui.
Très vite, elle se montre méfiante à l’égard du valet dont elle juge la présence agaçante et l’empressement un rien malsain, elle qui semble tant peiner à créer une intimité avec son promis, elle dont les gestes sont aussi froids que les ceux qu’ils appellent en retour de la part de Tony. Signe du pouvoir de persuasion croissant de Barrett sur Tony, la sœur du premier est engagée par le second à son service. Mais Vera (Sarah Miles) s’avèrera bien assez tôt être en réalité la maîtresse de Barrett. Elle séduit pourtant Tony. Par attirance réelle ou pour servir les desseins de Barrett, dont on ne connaîtra jamais la nature exacte ?
La capacité du film à nous fasciner autant procède, entre autres, de cette ambiguïté. Mais c’est surtout la mise en scène qui porte cette histoire de rivalité de classes, de guerre des statuts, vers des terres d’une ambiguïté extrême. On ne s’étonne guère de trouver à la photographie Douglas Slocombe, qui sortait alors du tournage de Freud, Passions Secrètes de John Huston (1963) et dont on retrouve le travail du noir et blanc comme un affrontement permanent entre deux forces, qui ici sont autant sociales qu’intérieures aux personnages, et particulièrement à celui de Tony, puisque c’est bien sa déchéance que le film raconte (comme nous l’annonce presque d’emblée ce plan où, endormi, il est dominé dans le cadre par le majordome qui vient de s’introduire dans la maison).
Le film peut effectivement être lu comme le déchirement intérieur du jeune bourgeois entre deux tendances sexuelles. Les conventions du milieu dont il est issu et de la société entière voudraient qu’il épouse Susan. Mais les apparitions de celle-ci sont toujours associées au froid, à la pluie, ou au malaise, comme lors de cette scène où le couple est allongé dans le salon, mais Susan sur le canapé et Tony, extrêmement rigide, sur le sol, avec entre eux la ligne horizontale de séparation que dessine le canapé foncé sur la moquette claire.
Vera bénéficie d’une mise en scène a priori moins glacée, elle qui trimbale une aura extrêmement luxurieuse qui doit beaucoup au jeu de Sarah Miles. Mais à y bien regarder, la caméra, semblant épouser le regard de Tony, se s’intéresse presque qu’à ses jambes et à son visage, refusant même toute présence dans le champ aux parties bien plus spécifiquement féminines et érotiques du corps du personnage lors d’une scène d’amour atypique : du grand fauteuil de cuir noir où Vera est étendue et où Tony lui embrasse probablement le corps, ne dépassent que son visage et ses mollets. La mise en scène semble ainsi exprimer, en refusant aux personnages féminins toute grâce ou parfois même leur intégr(al)ité dans la manière dont elle filme leur corps, le caractère incomplet voire non avéré de la passion de Tony pour Susan et Vera.
Il est très probable que la véritable passion de Tony, jamais explicitement avouée, prohibée, réfrénée et donc destructrice, soit celle qu’il nourrit pour Barrett. Losey et Pinter, tirant profit des contraintes de la censure, n’explicitent jamais l’homosexualité que l’on sent pourtant latente tout au long du film.
Mais quelques unes des dernières séquences ressemblent violemment à un instantané de vie de couple, et le dialogue sur le « régiment » au cours desquels les deux hommes ont éprouvé la seule véritable « amitié » de leur vie va loin dans l’implicite. De même que cette scène de cache-cache où Tony tremble à mesure qu’il sent Barrett s’approcher de la baignoire dans laquelle il se cache : lorsque le visage du majordome se rapproche de la caméra en une vue subjective figurant le regard de Tony, ce qui s’ensuit ne fait à peu près aucun doute. Si Tony tremble, si son regard exprime la panique à ce moment-là comme à d’autres, c’est que l’homosexualité est ici associée à la décadence, et sa découverte à la folie (mais on suppose, connaissant Losey et Pinter, que ça n’est pas l’homosexualité elle-même qu’ils dénoncent mais la pression sociale qui amène à ce qu’elle soit vécue ainsi).
Les rapports entre les deux hommes sont donc définis par rapport à ceux que chacun entretient avec les personnages féminins en présence et avec l’ordre social, mais la complexité de leur relation est également exprimée dans l’espace par la mise en scène.
Le décor quasi unique de la maison londonienne de Tony renforce le côté théâtral que suffisait déjà à induire la seule contribution de Pinter au scénario. Mais par la manière dont il est filmé, le décor en lui-même, riche de détails et de potentialités, dépasse nettement le rôle de simple cadre que l’on aurait tendance à lui assigner pour se faire moyen d’expression, véhicule essentiel de l’ambiguïté de l’œuvre.
Losey filme les intrusions du serviteur en le laissant occuper les interstices des plans : il se glisse littéralement entre Tony et Susan, que ce soit en se plantant au centre de l’image (parfois, c’est son ombre) ou en se reflétant dans les innombrables miroirs qui viennent occuper tout ou partie du cadre. Le grand critique Jean Douchet a livré une approche passionnante du film, fondamentalement comme un jeu de conquête de l’espace. En effet, cet affrontement se noue autant dans les pièces de la maison – avec notamment un jeu entre le rez-de-chaussée et l’étage puisque l’escalier qui les relie exprime autant la montée du désir interdit qu’il figure la pente à gravir pour toucher à l’espace le plus convoité, le plus intime – que dans le cadre même de l’image, par ce jeu très visible d’ombres et de reflets.
Qui est attentif à ces fenêtres qu’ouvrent sans cesse les miroirs ou les tableaux du décor et à ce qu’elles révèlent des personnages saisit aisément toute l’ambiguïté sexuelle du film : ici, des dessins de corps masculins musclés nous sont révélés dans la chambre de Tony, là, le regard dur d’une photographie de quelque ancêtre militaire paraît fixer le jeune homme de manière désapprobatrice, comme pour condamner son attirance pour Barrett.
Mieux, lors d’une scène où les deux hommes se recroisent par hasard dans un bar, leur positionnement dans le cadre s’inverse dès lors que Tony accepte de reprendre Barrett à son service : c’était donc encore à travers un miroir que nous voyions la scène, et ce brusque inversement de position signe un nouveau chamboulement de l’ordre hiérarchique : si Barrett revient au service de Tony, c’est bien lui qui le domine.
Maître total de son image, véritable démiurge, Losey exprime partout, dans le reflet ou la déformation induit(e) par un miroir ou une ombre, l’altération de la perception du réel (autant dire la folie), l’aliénation d’un individu par un autre ou, mieux encore, la potentialité de cette altération.
The Servant est ainsi marqué par un flou artistique revendiqué, ostentatoire et baroque, mais – disons-le – génial, qui, à mesure qu’on se laisse absorber par l’histoire, prend carrément des airs d’aura sublime. L’ambiguïté participe de la richesse de l’œuvre, qui combine dès lors les statuts de récit d’une déchéance psychologique, de fable sur l’homosexualité et de jeu de rapports de classes.
Réalisation : Joseph Losey
Scénario : Harold Pinter, d’après le roman de Robin Maugham
Production : Joseph Losey et Norman Priggen
Bande originale : John Dankworth
Photographie : Douglas Slocombe
Montage : Reginald Mills
Origine : Royaume-Uni
Date de sortie : 10 avril 1964 (20 avril 2011 – reprise)
source : http://www.courte-focale.fr/cinema/analyses/the-servant/
Commenter cet article