"Tous les phénomènes de la société sont des phénomènes de la nature humaine, produits par l'action des circonstances extérieures sur des masses d'êtres humains. Si donc les phénomènes de la pensée, du sentiment, de l'activité humaine, sont assujettis à des lois fixes, les phénomènes de la société doivent aussi être régis par des lois fixes, conséquences des précédentes. Nous ne pouvons espérer, il est vrai, que ces lois, lors même que nous les connaîtrions d'une manière aussi complète et avec autant de certitude que celles de l'astronomie, nous mettent jamais en état de prédire l'histoire de la société, comme celle des phénomènes célestes, pour des milliers d'années à venir. Mais la différence de certitude n'est pas dans les lois elles-mêmes, elle est dans les données auxquelles ces lois doivent être appliquées. En astronomie, les causes qui influent sur le résultat sont peu nombreuses ; elles changent peu, et toujours d'après des lois connues. Nous pouvons constater ce qu'elles sont maintenant, et par là déterminer ce qu'elles seront à une époque quelconque d'un lointain avenir. Les données, en astronomie, sont donc aussi certaines que les lois elles-mêmes. Au contraire, les circonstances qui influent sur la condition et la marche de la société sont innombrables, et changent perpétuellement ; et quoique tous ces changements aient des causes et, par conséquent des lois, la multitude des causes est telle qu'elle défie nos capacités limitées de calcul. Ajoutez que l'impossibilité d'appliquer des nombres précis à des faits de cette nature mettrait une limite infranchissable à la possibilité de les calculer à l'avance, lors même que les capacités de l'intelligence humaine seraient à la hauteur de la tâche."
John Stuart Mill, Système de logique (1843)
John Stuart Mill (20 mai 1806 à Londres - 8 mai 1873 à Avignon) est un philosophe, logicien et économiste britannique. Parmi les penseurs libéraux les plus influents du xixe siècle, il est un partisan de l'utilitarisme, une théorie éthique préalablement exposée par Jeremy Bentham, dont Mill propose sa compréhension personnelle. En économie, il est l'un des derniers représentants de l'école classique. Précurseur du féminisme, Mill propose en outre un système de logique qui opère la transition entre l'empirisme du xviiie siècle et la logique contemporaine. Il est enfin l'auteur du premier grand traité sur la démocratie représentative intitulé : Considérations sur le gouvernement représentatif (1861).
Questions sur le texte :
1. Quelle est la thèse de l'auteur ?
2. Quels sont ses arguments ?
3. Quel exemple donne-t-il ?
4.Comment J.S. Mill définit-t-il les faits sociaux ? Les sociologues s'accordent-il sur la même définition ?
5. Commenter l'expression "nature humaine" ?
6. Quelle relation John Stuart Mill établit-il entre l'individu et la société ? Comment s'appelle ce type de raisonnement ?
7. Expliquer la comparaison que fait J.S Mill entre les lois de l'astronomie et celles de la psychologie humaine ?
8. Pourquoi les lois de astronomie permettent-elles de "prédire" les phénomènes célestes ?
9. La temporalité des phénomènes célestes est-elle du même ordre que la temporalité historique ?
10. Pourquoi les lois de la psychologie et de la sociologie ne permettent-elles pas, selon J.S. Mill de prédire l'histoire des sociétés ? Permettent-elles de prédire l'histoire des individus qui la composent ?
Analyse :
La thèse de l'auteur est la suivante : Les méthodes en vigueur dans les sciences de la nature ne peuvent pas s'appliquer aux sciences sociales.
Il avance deux arguments à l'appui de cette thèse :
1. Les circonstances qui influent sur la condition et la marche de la société sont innombrables et changent perpétuellement
2. Il est impossible d'appliquer des nombres précis aux faits psychologiques et aux faits sociaux
Il donne l'exemple d'une science qui, contrairement à l'Histoire, permet des prédictions exactes : l'astrononomie.
Selon le sociologue français Emile Durkheim, considéré comme le "père de la sociologie moderne", sont des faits sociaux ("phénomènes de la société") tous les phénomènes, tous les comportements, toutes les représentations idéologiques, religieuses, esthétiques suffisamment fréquents dans la société pour être dits réguliers et suffisamment étendus pour être qualifiés de collectifs. Durkheim définit donc un fait social comme étant : "toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure" (Emile Durkheim Les règles de la méthode sociologique, 1895).
Durkheim s'accorderait donc avec J.S. Mill sur l'idée que les faits sociaux ou "les phénomènes de la société" sont des phénomènes produits par l'action des circonstances extérieures (ou de "contraintes extérieures") sur des masses d'êtres humains. J.S. Mill et E. Durkheim s'accorderaient également sur l'idée que "ces phénomènes sont suffisamment fréquents pour être dits réguliers et suffisamment étendus pour être qualifiés de collectifs".
Cependant, contrairement à John Stuart Mill, Emile Durkheim estime :
a) que la sociologie a un objet et des méthodes spécifiques et doit s'émanciper de la psychologie (on retrouve la même exigence chez Auguste Comte)
b) que la sociologie doit avoir recours à l'outil mathématique, notamment aux statistiques.
La référence de J.S. Mill au concept de "nature humaine" fait problème car "nature" signifie ce qui est donné à la naissance, l'inné. Or l'homme n'est pas une donnée naturelle, mais un produit de la culture. On ne naît pas homme, on le devient par l'éducation, le milieu social, l'influence de l'histoire.
Les "phénomènes de la société" sont donc des phénomènes de la culture et non de la nature humaine.
J.S. Mill établit une relation d'inference analogique entre les phénomènes psychologiques et les phénomènes de la société : "Si donc les phénomènes de la pensée, du sentiment, de l'activité humaine, sont assujettis à des lois fixes, les phénomènes de la société doivent être régis par des lois fixes, conséquences des précédents.
Le raisonnement analogique est très fréquent dans le sens commun, en science, philosophie et en sciences humaines, mais parfois, il est accepté seulement comme une méthode auxiliaire. Une approche raffinée est le raisonnement par cas.
On pourrait reformuler le raisonnement de J.S. Mill de la façon suivante : Etant donné que les phénomènes de la pensée, du sentiment, de l'activité humaine sont assujettis à des lois fixes, les phénomènes de la société, qui sont la conséquence des lois psychologiques. doivent être également régis par des lois fixes
Le raisonnement de J.S. Mill peut égalementi être assimilé à un raisonnement par induction, du particulier au général, des phénomènes psychologiques aux phénomènes de la société.
John Stuart Mill s'est opposé sur ce point à Auguste Comte : selon Comte, l’étude de l’individu ne peut fournir à la sociologie des principes d’intelligibilité. La science de la société possède sa propre classe d’induction qui se définit justement par l’observation directe des phénomènes sociaux, c’est-à-dire des phénomènes non individuels. Comte s'oppose donc radicalement à Mill, aux yeux duquel la sociologie ne sera vraiment constituée comme science que lorsque ses observations seront rapportées à la psychologie et déduites d’elle.[31] Le fait que Mill reconnaisse que la méthode dédu
J.S. Mill affirme que les phénomènes de la société sont régis par des lois fixes, à l'instar de l'astronomie.
On peut penser par exemple à la première loi de Képler : les planètes du système solaire décrivent des trajectoires elliptiques, dont le Soleil occupe l'un des foyer, ou encore à la loi de la gravitation universelle de Newton : deux corps ponctuels de masses respectives mA et mB s'attirent avec des forces de mêmes valeurs (mais vectoriellement opposées), proportionnelles aux produits des deux masses, et inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare. Cette force a pour direction la droite passant par les centres de gravité de ces deux corps.
Pour montrer la puissance de la théorie newtonienne, Pierre-Simon de Laplace donnait l’argument suivant : si un être formidablement intelligent pouvait connaître précisément l’état dynamique instantané de l’univers, c’est-à-dire les positions et les vitesses de tous les corps, s’il connaissait en plus les lois exactes du mouvement, c’est-à-dire les lois de l’interaction entre les corps, alors il pourrait connaître par le calcul tout l’avenir et tout le passé de l’univers. Le problème de la prédiction serait ainsi définitivement résolu.
Selon J.S. Mill, les lois de l'astronomie permettent de prévoir avec exactitude les "phénomènes célestes", car : "en astronomie, les causes qui influent sur les résultats sont peu nombreuses ; elles changent peu, et toujours d'après des lois connues. Nous pouvons constater ce qu'elles sont maintenant, et par là déterminer ce qu'elles seront à une époque quelconque d'un lointain avenir." : Les astronomes sont capables, par exemple, de prévoir avec certitude les éclipses de Lune ou de soleil en se basant sur des calculs mathématiques.
Les phénomènes astronomiques sont régis par le "déterminisme", théorie selon laquelle la succession des événements et des phénomènes est due au principe de causalité, ce lien pouvant parfois être décrit par une loi physico-mathématique qui fonde alors le caractère prédictif de ces derniers.
Selon J.S. Mill, les phénomènes sociaux sont eux aussi soumis à des lois et relèvent du principe de causalité, mais "les circonstances qui influent sur les conditions et la marche de la société sont innombrables et changent continuellement" et ces causes sont si nombreuses qu'elles défient nos possibilité de calcul".
Les causes des phénomènes sociaux sont trop nombreuses, par exemple la Révolution française a des causes politiques, financières, économiques, sociales et, à l'intérieur de ces domaines des causes secondaires innombrables. C'est pourquoi l'histoire privilégie la compréhension et l'interprétation par rapport à l'explication par les causes..
L'impossibilité d'établir la totalité des causes des phénomènes sociaux déjoue toute tentative de prédiction, la prédiction dans les sciences étant basée sur le déterminisme (statistique dans le cas de la physique des particules).
Les mêmes causes produisent les mêmes effets, mais si on ne connaît pas toutes les causes et si elles changent sans cesse, on ne peut pas en prévoir les effets.
Par conséquent, il n'est possible, ni souhaitable d'appliquer aux sciences sociales (humaines) le principe de causalité en vigueur dans les sciences de la nature comme la physique ou l'astronomie.
Il n'est pas non plus possible d'appliquer en Histoire la méthode expérimentale étant donné que les événements historiques ne se reproduisent jamais à l'identique et ne sont pas reproductibles.
Hannah Arent a mis en évidence ce qu'elle appelle "l'illusion de la nécessité" en Histoire. Nous avons tendance à croire que les événements historiques se produisent nécessairement (obéissent au même genre de détermisme que celui qui prévaut dans les sciences de la nature) parce que nous les considérons d'un point vue rétrospectifs (après qu'ils se sont produits).
Par ailleurs, les faits sociaux sont de nature qualitative et ne sont pas entièrement mathématisables comme le sont les phénomènes naturels dont s'occupe la physique ou l'astronomie, même si la sociologie, de nos jours, fait largement appel à la méthode statistique.
On peut faire un parallèle avec la conception bergsonienne du temps. Les phénomènes naturels relèvent d'un temps spatialisé qui les rend calculables et prévisibles, mais ce temps de la physique et de l'astronomie ne peut s'appliquer aux sciences de l'homme.
Paru à l'aube de la constitution des sciences humaines, ce texte de John Stuart Mill pose le problème toujours actuel du rapport entre les sciences de l'homme (la psychologie, la sociologie, l'Histoire) et les sciences de la nature (la physique, l'astronomie) et de leurs méthodes respectives. On peut utiliser dans les "sciences humaines" certaines méthodes mathématiques (notamment statistiques, comme le fait Emile Durkheim dans son étude sur le suicide), mais les sciences humaines ne sont pas entièrement mathématisables et nécessitent des méthodes adaptées à leurs objets respectifs.
Ainsi, pour Clifford Geertz, la sociologie n’est pas « une science expérimentale à la recherche de lois, mais une science interprétative à la recherche de significations »
source :
http://lechatsurmonepaule.over-blog.fr/2018/06/bac-philo-2018-series-s-es-texte-de-j.stuart-mill-questions.html
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