« Quand nous obéissons à une personne en raison de l’autorité morale que nous lui reconnaissons, nous suivons ses avis, non parce qu’ils nous semblent sages, mais parce qu’à l’idée que nous nous faisons de cette personne une énergie psychique d’un certain genre est immanente (1), qui fait plier notre volonté et l’incline dans le sens indiqué. Le respect est l’émotion que nous éprouvons quand nous sentons cette pression intérieure et toute spirituelle se produire en nous. Ce qui nous détermine alors, ce ne sont pas les avantages ou les inconvénients de l’attitude qui nous est prescrite ou recommandée ; c’est la façon dont nous nous représentons celui qui nous la recommande ou qui nous la prescrit. Voilà pourquoi le commandement affecte généralement des formes brèves, tranchantes, qui ne laissent pas de place à l’hésitation ; c’est que, dans la mesure où il est lui-même et agit par ses seules forces, il exclut toute idée de délibération et de calcul ; il tient son efficacité de l’intensité de l’état mental dans lequel il est donné. C’est cette intensité qui constitue ce qu’on appelle l’ascendant moral. Or, les manières d’agir auxquelles la société est assez fortement attachée pour les imposer à ses membres se trouvent, par cela même, marquées du signe distinctif qui provoque le respect. »
Emile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912)
1) « immanente » : intérieure
Introduction / Problématisation
Qu'est-ce qui nous conduit à respecter quelqu'un? Sur quoi repose l'autorité qu'autrui peut nous imposer? Durkheim s'interroge ici sur la nature de ce sentiment particulier qu'est le respect et sur les fondements de l'autorité. Les figures du chef, les dérives de l'exercice du pouvoir de certains d'entre eux à travers l'histoire, rendent les enjeux de ce problème aisément saisissables.
Le problème que soulève Durkheim est d'établir si nous respectons l'autre pour la nature et le bien-fondé de ce qu'il nous commande ou si notre obéissance tient à ce qu'est l'autre, à la crainte ou au respect qu'il peut susciter. Pour Durkheim, c'est « l'ascendant moral » qui fonde l'autorité qu'autrui peut exercer sur moi.
Partie I.
Dans un premier temps, Durkheim identifie les fondements de « l'autorité morale » qu'une personne peut avoir sur une autre. En employant ce terme d'autorité « morale », Durkheim indique que la réflexion porte sur les personnes dont l'autorité paraît légitime, mais pas seulement pour son statut. Si l'autorité de l'autre repose sur des fondements hiérarchiques (dans l'armée par exemple), alors la question de l'obéissance ne fait pas problème. La question peut au contraire être soulevée dans le cadre de « l'autorité morale », c'est-à-dire lorsque nous obéissons à une personne qui ne bénéficie par ailleurs d'aucune position institutionnelle ou hiérarchique d'autorité, c'est-à-dire dans le fond lorsque rien ne m'oblige à obéir.
L'hypothèse la plus logique serait alors de penser que nous respectons l'autorité de l'autre, dans ce cas, en raison de la justesse de ses commandements. D'ailleurs, l'expression d' « autorité morale » pourrait laisser entendre que nous aurions affaire à quelqu'un de « sage » comme le dit Durkheim, comme une forme de directeur de conscience, capable de faire office pour nous de conscience morale, de trancher avec sagesse nos cas de conscience. Or, dès la première phrase du texte, Durkheim nous indique clairement qu'il n'en est rien. Cette hypothèse est clairement disqualifiée dès la première phrase : « non parce qu'ils nous semblent sages ». Ce n'est donc pas dans la nature et la légitimité de ses « avis », de ses « commandements » que nous pouvons trouver le fondement de l'autorité d'une personne. Durkheim disqualifie ainsi l'hypothèse courante selon laquelle le respect repose sur une forme d'admiration pour la valeur d'une personne : plus l'enseignant par exemple excellerait dans sa discipline et son savoir, plus il serait porteur d'une autorité importante.
Au contraire, Durkheim nous indique ici que l'autorité repose sur la représentation que nous nous faisons de l'autre, l'idée que nous nous en faisons. Ainsi, l'autorité reposerait sur la position que nous attribuons (dans nos représentations donc à tort ou à raison) à l'autre. Dès lors, cela conduit Durkheim à inscrire le respect dans le champ des émotions (« le respect est l'émotion... »). On ne respecte pas un commandement ni une personne parce que nous calculerions qu'il en va de notre intérêt ou parce que nous serions en mesure d'évaluer le bien-fondé de ce qui nous est commandé. Ce n'est donc pas la raison calculante qui motive le respect (« ce qui nous détermine...recommandée » - l.7-8, « il exclut toute idée de délibération et de calcul » l.11-12). Au contraire, Durkheim évoque une « énergie psychique », une « pression intérieure et toute spirituelle ». Le respect correspond donc à une « émotion », c'est-à-dire à un état mental qui se produit en nous, mais dont les motivations nous échappent dans le sens où il s'exerce et advient sans que nous l'ayons choisi. On ne choisit pas de respecter quelqu'un. C'est l'autre qui exerce sur nous une autorité qui suscite le respect. Il y a donc, dans l'autorité, quelque chose qui échappe à la raison. La logique voudrait que nous respections un commandement pour son contenu, quelle que soit la personne qui nous le prescrit. Or, selon Durkheim, c'est l'inverse qui se produit, et c'est d'ailleurs bien ce que nous constatons : nous pouvons respecter l'ordre absurde d'une personne dont nous acceptons l'autorité et ne pas suivre les recommandations légitimes de celui qui ne représente pour nous aucune autorité.
Durkheim insiste donc d'abord sur ce renversement dans la première partie du texte.
Partie II.
La deuxième partie tire les conclusions de ce constat (« voilà pourquoi » - l.9). La première conséquence est la forme que prend le commandement : « des formes brèves, tranchantes ». Puisqu'il ne s'agit pas de discuter sur le contenu même de ce qui est prescrit, il est en effet inutile de raisonner ou d'argumenter. C'est bien pourquoi la forme de l'ordre a bien souvent une certaine sécheresse. Or, Durkheim ajoute ici un élément supplémentaire. La première partie du texte avait exposé en quoi l'autorité repose sur la représentation que moi (qui obéis) peux me faire de l'autre (qui prescrit) : « c'est la façon dont nous nous représentons celui qui la recommande ou qui nous la prescrit » (l.7-8). C'était alors d'abord l'état mental de celui qui obéit qui semblait fondamental dans la soumission à l'autorité.
Dans cette deuxième partie, Durkheim précise : si nous acceptons l'autorité de l'autre et nous y plions, c'est que nous reconnaissons chez lui un « ascendant moral ». Or, cet ascendant moral ne réside pas seulement dans l'acceptation ou la soumission purement passive de celui qui obéit, ce que laisse entendre « il exclut toute idée de délibération et de calcul », qui suppose que l'on se soumet à l'autorité sans aucune forme de discussion ou de réflexion. Mais cette deuxième partie du texte montre qu'il ne s'agit pas là d'un simple manque de volonté de celui qui obéit ou d'un signe de sa faiblesse. C'est aussi chez celui qui commande que se trouve le fondement de l'autorité. « Il tient son efficacité de l'intensité de l'état mental dans lequel il est donné ». Il ne s'agit donc pas seulement d'une « représentation » ou d'une « idée » du sujet soumis, dont nous pouvions penser qu'elles pouvaient être fausses. Cette représentation et cette idée ne viennent pas de nulle part, mais trouvent finalement leur source dans la représentation que celui qui ordonne a de lui-même et de sa propre autorité, de la légitimité de celle-ci. Si les commandements sont brefs, ce n'est donc pas seulement parce que le porteur de l'autorité estime que celui sur laquelle il l'exerce ne discutera pas, c'est aussi parce qu'il estime lui-même qu'il n'y a pas matière à discussion : « il (le commandement) est lui-même et agit par ses seules forces ». C'est ce que Durkheim nomme « l'ascendant moral ». Durkheim utilise de nombreux termes qui renvoient à « l'énergie psychique », « l'état mental », « la pression intérieure et toute spirituelle »... Il s'agit là de montrer que l'autorité ne repose pas sur des fondements objectifs (« avantages », « inconvénients », « délibération », « calcul »), mais sur des fondements subjectifs liés à la représentation que chacun se fait de lui-même ou des autres comme détenteurs d'une autorité. C'est cette représentation de soi comme porteur d'une autorité légitime qui donne à certains un ascendant moral, c'est-à-dire la certitude de leur légitimité à donner des ordres (et non de la légitimité de ces ordres dans leur contenu même) et c'est cet ascendant moral qui fait « plier la volonté » de celui qui reçoit un ordre (« il tient son efficacité de l'état mental dans lequel il est donné » l.12-13).
Or, d'où vient cette représentation de soi comme porteur d'une autorité légitime? Pour Durkheim, ce sont les structures sociales qui fondent cette autorité. La société valorise certains comportements (« manières d'agir ») au point d'en faire une obligation sociale (dire la vérité par exemple) et ce sont les personnes à même de commander de tels comportements qui se voient porteurs de cet « ascendant moral » apte à susciter le respect (un prêtre, par exemple). Il y a donc bien un fondement objectif de l'autorité et du respect et celui-ci est à chercher dans la société et la manière dont elle tente de réguler les comportements de ses membres en dotant certains de l'ascendant moral leur permettant d'exercer une autorité et d'obtenir le respect.
Conclusion
Ainsi, si le respect se joue dans le domaine des émotions, il n'est pas motivé par des fondements purement subjectifs et s'ancre dans les structures sociales.
source :
https://www.philomag.com/bac-philo/copies-de-reves/durkheim-les-formes-elementaires-de-la-vie-religieuse-1912-28267
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