Diderot
Jacques le Fataliste.
A l'opposé de Sganarelle.
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Quand Molière produisit Don Juan, en 1665, les normes religieuses et morales étaient très fermement
établies, et personne ne se risquait à les contester ouvertement. La pièce a donc fait scandale. Y
évolue un homme affranchi de tous les tabous, et, face à ce maître, un brave garçon élevé dans le
respect des principes traditionnels. Pourtant, le valet, Sganarelle, n'a jamais songé à trahir ses devoirs
de domestique fidèle, malgré tous les sujets d'indignation que lui donnait Don Juan.
Un siècle plus tard, à partir de 1763, Diderot publie Jacques le Fataliste. Dans cet interminable récit à
tiroirs, l'histoire commencée s'interrompt sans cesse pour laisser s'ouvrir un intermède, lui-même
traversé par des événements imprévus, qui s'éparpillent en rebondissements multiples et font perdre le
fil de la narration. Les héros que Diderot lance sur des routes incertaines, vers un lieu encore plus
incertain, sont un serviteur et son maître. Et leur situation a ceci d'amusant, qu'elle se trouve en
quelque sorte
inversée par rapport à celle des héros de Molière. L'esprit fort est le valet, c'est lui qui fait l'
éducation d'un maître éberlué.
Le valet s'appelle Jacques, on nous apprend assez vite que, fils d'une famille nombreuse de paysans pauvres, il a servi dans l'armée, puis a travaillé dans une quantité de maisons avant de rencontrer le maître dont il est le valet depuis dix ans.
Sur lui, les renseignements ne manquent pas, et nous avons même, au second tiers du
livre, une sorte de portrait: "Il se conduisait à peu près comme vous et moi. Il remerciait son bienfaiteur pour qu'il lui fît encore du bien. Il se mettait en colère contre l'homme injuste... Souvent, il était inconséquent... Il était prudent avec le plus grand mépris pour la prudence... Du reste, bon
homme, franc, honnête, brave, attaché, fidèle, très têtu, encore plus bavard..."
Et son maître?
Vous m'annoncez le maître et aussitôt, vous me parlez de son valet!
Comment s'appelle ce maître? Quelles qualités a-t-il? Quel est son statut social? Qu'a-t-il fait
dans la vie? Quels sont ses projets?
C'est, à l'évidence, un fils de famille fortunée, qui a ses entrées partout. Mais Diderot ne
prend pas la peine de lui donner un nom, ni de nous le présenter, comme il le fait pour
son domestique!
Ce maître anonyme est donc si insignifiant?
Il est vrai qu'il a du mal à remplir sa vie. Ses trois grandes occupations sont sa montre, qu'il consulte sans cesse, sa tabatière, dont il prise souvent, et Jacques, dont les récits lui sont indispensables. Son voyage, dont le but, ou plutôt le prétexte, apparaît dans les dernières pages du roman, manifeste le vide de son existence, c'est en quelque sorte un divertissement, au sens pascalien, qui lui fait oublier combien il s'ennuie.
Il s'ennuie et il est ennuyeux parce qu'il réfléchit peu, garde des préjugés et n'a guère que des opinions communes. Le plus souvent, il répète ce qu'on lui a dit, ou il ne dit rien (ce qui est
une forme de sagesse parfois, mais pas ici.). D'un caractère mou et paresseux, il montre peu
d'esprit d'initiative. Devant le danger, il s'effraie facilement, et, dans les difficultés, il passe
plus de temps à se plaindre qu'à élaborer des solutions.
Le vrai maître n'est donc pas celui que l'on croit. L'un est le "dominus", l'autre, le "magister" et très vite,
le "magister" l'emporte.
Même histoire dans The servant de Losey, mais en plus cruel
Un majordome se rend dans la nouvelle et somptueuse demeure londonienne d’un jeune aristocrate
afin d’y être engagé. La séquence d’introduction de « The Servant », le film de Joseph Losey, permet de mettre en avant certaines qualités dans la mise en scène d’une situation : les cadrages, l’orchestration des déplacements des personnages et de la caméra, ainsi que le jeu des contrastes permettent en effet d’annoncer le rapport de force qui va s’établir entre le domestique et son maître.
maryse.emel
source : http://maryse.emel.blogphilo.over-blog.com/diderot-ma%C3%AEtre-et-serviteur
Un majordome se rend dans la nouvelle et somptueuse demeure londonienne d’un jeune
aristocrate afin d’y être engagé. La séquence d’introduction de « The Servant », le film de
Joseph Losey, permet de mettre en avant certaines qualités dans la mise en scène d’une
situation : les cadrages, l’orchestration des déplacements des personnages et de la caméra,
ainsi que le jeu des contrastes permettent en effet d’annoncer le rapport de force qui va
s’établir entre le domestique et son maître.
| La séquence qui ouvre le film annonce d’emblée les termes du rapport de force qui va se nouer entre les deux personnages masculins. La rencontre entre Barrett et Tony inaugure en effet une relation de domestique à maître au sein de laquelle les rapports de domination et de soumission sont en perpétuelle évolution. L’opposition des deux personnages se voit d’abord dans le jeu des contrastes : Barrett est une silhouette sombre, vêtue de noir, énigmatique et inquiétante [1]. C’est un « homme de l’ombre » dont l’ombre inquiétante recouvre d’ailleurs les murs de la maison. Tony, au contraire, appartient à la lumière : vêtu de couleurs claires, il est éclairé par une lumière solaire qui renforce son apparence de candeur, de jeunesse et de naïveté [2]. La mise en scène souligne encore le rapport de force en jouant notamment avec ironie sur les plongées et contre-plongées dans les cadrages. Si la plongée est censée créer une sensation de domination et d’écrasement du sujet filmé, et la contre-plongée l’effet contraire en magnifiant le sujet filmé, Losey renverse l’équilibre social dès la première séquence : le domestique, apprêté et soigné, commence par regarder de haut son maître débraillé et avachi dans un fauteuil [3]. La contre-plongée utilisée au moment où l’on découvre vraiment le visage de Tony accentue d’ailleurs cette impression : Barrett domine les choses et menace son maître comme un oiseau de proie prêt à fondre sur l’animal innocent [4]. Par la suite, les rapports s’inversent et l’équilibre social semble se rétablir, au moins en apparence, pendant le questionnaire d’embauche. Tony s’est en effet redressé et il joue son rôle de maître, insistant pour faire s’asseoir Barrett tandis qu’il reste debout et évolue autour de son subordonné. La contre-plongée est quasi permanente dans ce passage, comme pour mieux appuyer le rôle que Tony veut de se donner [5]. Cette inversion des positions de domination est redoublée par la mise en scène des déplacements des personnages lorsqu’ils montent à l’étage : Tony précède Barrett avant de l’inviter à passer devant lui [6] pour finalement le précéder à nouveau dans l’escalier [7]. La séquence fait plus que d’annoncer le rapport de force, ses ambiguïtés et ses évolutions, elle pose aussi tout de suite l’enjeu du rapport de force, à savoir la possession de l’espace de la maison. Là encore, c’est la mise en scène qui permet de nous faire saisir cet enjeu, notamment à travers les mouvements de caméra. Celle-ci a en effet un point de vue ambigu, tantôt indépendant, tantôt proche du point de vue de Barrett. Ainsi, la caméra suit le point de vue du personnage lorsqu’elle panote pour donner à voir ce que regarde Barrett. Dans tous les cas, ces mouvements donnent l’impression d’investir l’espace avec le personnage lors de son entrée dans la maison et sa découverte des lieux au début de la séquence. Par la suite, lorsque Tony et Barrett montent ensemble à l’étage, les cadrages inscrivent toujours les personnages dans l’espace de la maison, les inscrivant dans des limites notables, que ce soit l’étroitesse d’un cadre de porte ou la barrière formée par la rambarde de l’escalier [8]. Il y a quelque chose d’étroit, d’étriqué dans cette maison, l’impression venant sans doute de ce que Losey filme très souvent le resserrement formé par les chambranles de porte. Le rapport de force est donc filmé de façon à faire saisir l’enjeu (l’espace de la maison) en faisant d’emblée comprendre qu’il n’y a pas de place pour deux dans cette maison. La petite gêne au moment de franchir la porte de la pièce de l’étage en témoigne. Tony, qui ouvre la porte pour laisser entrer Barrett, entre finalement en même temps que lui et les deux hommes semblent pressés l’un contre l’autre [9] : il n’y a pas de place pour deux et l’un des deux devra céder. C’est le sujet même du film. | |
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Benjamin Delmotte
The Servant, un film britannique de Joseph Losey (1963, noir et blanc), scénario de Harold Pinter, d’après le roman de Robin Maugham, avec Dirk Bogarde (Hugo Barrett), James Fox (Tony), Sarah Miles (Vera), Wendy Craig (Susan).
1 h 50 min
source : http://www2.cndp.fr/tice/teledoc/plans/plans_servant.htm
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