Curieux super héros que Batman qui, à la différence de ses coreligionaires, ne possède aucun pouvoir à proprement parler et n'est mû que par la soif de vengeance. Moins que la justice universelle dont il serait le bras armé, Batman ne veut que venger l'assassinat de ses parents : tel Sisyphe, sa quête n'a pas de fin car il se doit de traquer tous les criminels, quels qu'ils soient, absorbé par une soif de justice fondée sur une origine qui le dépasse. La folie qui sommeille en lui, la faute qui le hante alors qu'il n'est coupable de rien, fait ainsi de lui un véritable héros antique, illustration des pulsions inconscientes infernales inscrites en nous et demandant sans cesse à être satisfaites ici-bas. Plus noir et tragique que les sombres héros eschylliens, Batman doit composer avec cette souillure originelle en lui qui ne peut le mener qu'à sa perte...
Ce désordre psychique contraste étonnament avec l'ordre social, juridique et politique qu'il est pourtant censé faire régner. Comme le commissaire Gordon ne cesse de le lui rappeler, il y a une jusice du droit positif que l'éternel vengeur masqué outrepasse et transgresse en permanence. Une posture qui n'est pas sans rappeler la défintion du héros dans l'histoire donnée par Hegel (Principes de la philosophie du droit, § 93, §§ 104, 350 ; Encylopédie...,§ 433) : il est celui qui fonde l'histoire dans laquelle ensuite intervient le "grand homme". Mais si le § 350 évoque le "droit des héros à fonder les Etats", il n'en reste pas moins qu'un tel droit est anté-juridique entendu qu'il s'appuie pour établir le droit sur un principe qui le bafoue à chaque fois, la violence.
Quelle légitimité alors accorder à un droit d'avant le droit ? Hegel y voit l'unique moyen de remédier au chaos de l'état naturel, ouvrant de manière parallèle cette Histoire essaimée des passions et coups d'éclats des grands hommes. Il n'est donc pas rare que la rigueur ou rigidité de la loi soit battue en brèche par des individus qui la tournent en dérision - à la façon dont le Joker, qui semble agir sans plan prédéfini, au gré de son libre arbitre liberticide, moque les premiers fondements du droit en rappelant le criminel qui sommeille en chacun des êtres policés.
Ainsi apparaît-il clairement dans l'opus le plus emblématique de la saga, The dark Knight, réalisé par Chris Nolan et proposant une fine parabole sur le terrorisme et la tentation d'ignorer la loi qui traverse ceux qui le combattent, que Batman ne fait qu'illustrer ces concepts très présents dans la culture occidentale : l'anarchie, le chaos et la loi et l'ordre aux prises d'un conflit incessant.
Tout le paradoxe de ce "chevalier noir" - dont la légitimité est ainsi mise en accusation - tient alors à ce qu’un défenseur du crime comme Batman attire effectivement le crime à Gotham City ...et donc la folie. L'on ne peut que souligner de fait l'ambiguïté morale de Bruce Wayne/Batman dont les impulsions sont fort négatives. Comme son immense colère, contenue depuis son enfance, le rend violent, sa quête consiste chercher - par tous les moyens, là réside le hic - à faire une utilisation positive de cette part obscure. Ceci en fait une figure héroïque troublante.
Voilà donc que, au sein d'un cercle captif, Batman devient le principal responsable des malheurs de Gotham City. Et sa réaction à la menace que représente le Joker ne fait en définitive qu'accroître le désastre ambiant !
Car le double maléfique de Batman signale avant tout que la loi de Gotham city n'est pas encore parfaite et qu'elle ne saurait suffire en elle-même au maintien du droit. Cette insuffisance "justifie" que Bataman soit davantage un héros qu'un super-héros, dont la mission est de fonder à nouveaux frais la ville chaque fois qu'elle est menacée par le mauvais cercle de la violence et de l'entorse au juridisme. A mi-chemin entre l'idéalisme et le pragmatisme, The dark Knight pose explicitement cette question philosophique : face au Joker, anarchiste pur peut-on choisir la violence comme une réaction saine, justifiable sur un plan moral ? Le réalisateur Nolan répond : "Batman le fait, en dehors de la loi, et les conséquences sont terribles."
De ce point de vue, Batman, le Joker, les bas-fonds de Gotham ne font qu'illustrer la folie d'un temps et d'une institution qui ne se sont pas encore accomplis dans l'histoire, faute d'avoir su exprimer l'esprit dont ils sont porteurs. En parfait résumé de l'angoisse contemporaine, le fidèle serviteur du chevalier noir Alfred (Michael Caine) peut observer: "Il y a des hommes qui veulent simplement voir le monde brûler" ».
Batman est le triste héros d'un temps qui ne lui appartient plus.
frederic grolleau
A lire :
Mark D. White and Robert Arp, Batman,The Dark knight of the Soul, Willey, juin 2008, 320 p.
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