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Philippe Lafitte, "Celle qui s'enfuyait"

Publié le 12 Mai 2018, 21:28pm

Catégories : #ROMANS

Philippe Lafitte, "Celle qui s'enfuyait"

« Le sang appelle le sang » ou les limites de l’isolement

Découvert au temps d’Un  monde parfait et d'Etranger au paradistous deux parus chez Buchet-Chastel,  Philippe Lafitte a bien changé. On serait tenté d’écrire : il a changé en bien mais, outre que ce ne serait pas très aimable – ni objectif au demeurant – à l’égard de ce qu’il écrivait alors, cela présupposerait que l’on préférerait Celle qui s'enfuyait aux précédents romans, ce qui n’est pas le propos.
Disons que, dans le cadre de cet opus, l’auteur a choisi un registre (celui du « polar mais pas que ») plus sec, dynamique  - très, quasi cinématographique dans l’écriture  - qui permet avec grand plaisir et fluidité de découvrir les errances de son héroïne Phyllis Marie Mervil. Une satisfaction de lecteur qui n’était pas gagnée pour autant que, avant d‘aborder cet ouvrage, ô douce infamie que celle du critique littéraire !, nous sortions d’un essai magistral sur lhistoire du fascisme par Frédéric Le Moal, lisions l’étonnant Le nazi et le barbier de Edgar Hilsenrath tout en traduisant un article de la Stampa sur la nouvelle projection à Cannes du Mean streets de Scorsese  ! Notre vie est un enfer, chacun en conviendra.

Bref, dans de telles conditions hostiles à la réception d’un petit roman (213 pages) doté d’une couverture jaune criard (non mais quelle idée, Grasset fait quelque chose !),  on se disait, poids du préjugé tenace sur la conscience servile, que l’histoire de cette femme qui court dans un certain causse (mot énervant qui revient toutes les 5 pages en moyenne mais bon, l’essentiel n’est pas là) avec son chien jusqu’au moment où elle n’y court plus (le chien en moins), ça n’allait pas le faire…
Soyons rassurés : ça le fait, et même « grave » (entendez beaucoup) - pour rallier à notre cause livresque une jeunesse déstructurée en mal de repères linguistiques. Ce qui justifie, pour ceux qui suivent, le « bien » du départ par le truchement duquel nous qualifiions alors le changement du romancier.

Tout cela, si peu – mais la fin est toujours déjà dans le commencement soutient le philosophe Hegel, pour dire que Celle qui s'enfuyait est impeccablement maîtrisé et participe de la frénésie furieuse de tout page-turner digne de ce nom. Plus qu’auparavant donc, Philippe Lafitte sait faire montre de son sens du scénario pour, littéralement et littérairement, construire – le mot n’est pas de trop ­ – une intrigue comme ficelée aux petits oignons (nous visons ici une autre catégorie sociale après les adulescents et autres adoleschiants : les quinquagénaires amateurs de bonne chère et des petits plaisirs, dits épicuriens, de la vie).

Ce qui nous a séduit surtout  dans ce thriller attestant combien on peut fusionner littératures blanche et noire, ce n’est pas seulement l’inévitable suspense qui gravite autour de Phyllis, la joggeuse afro-américaine de culture francophone, agoraphobe auteure de polars à succès qui, à presque 60 ans, alterne les pseudonymes pour produire un roman par an tel un métronome éditorial et qui se voit soudain au fin fond de France, du côté de Milau, traquée par un tueur implacable (nous spoilons le moins qu’il est possible), mais la rouerie matinée d’esprit de finesse avec laquelle Laffitte se joue, dans une structure réticulaire à l’envi, du processus de l’écriture romanesque et de la vie éditoriale  – lequel il intercale avec des flash-back dédiés au passé américain de Phyllis dans les tumultueuses seventies de la contestation, sous l’égide des Black Panthers, pour la reconnaissance des droits civiques.
Agrémenté de la bande-son ad hoc, obligeamment fournie par l’auteur qui fait son Chattam à la fin du livre, et dilué tout au long d’icelui, l’ensemble qui décline toutes les formes de la trahison fait mouche et se livre tel du cousu main (serait-ce une pénultième catégorie sociale, n’abusons point). Laffite fait ainsi de la tension sociale son objet, son maître-mot. Et nous régale.

Un hymne à la littérature-refuge. Un roman sur la vendetta,  sur l’art  – sinon l’éloge – de la fuite, le poids du passé, le danger de l’activisme anti-système qui passe comme une lettre à la poste (non, n’y pensez même pas) et se parcourt d’un trait.
Et quel trait !

frederic grolleau

Philippe Lafitte, Celle qui s'enfuyait, Éditions Grasset, mars 2018, 213 p. -18,00 €.

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