Il est courageux d’écrire sur l’homme et l’animal. Tant s’y emploient aujourd’hui, que l’on voit mal ce que l’on pourrait ajouter au débat, ni de quel point de vue renouveler la question.
A moins, justement, d’adopter une stratégie nouvelle, quasiment à double entente, qui permette de faire jouer la question. Et pour ce faire de questionner toutes les apparences, toutes les réalités, jusqu’aux apparences et réalités du livre lui-même.
Car, si le titre est malicieux, le plan est poussiéreux : toute la stratégie de Frédéric Grolleau est dans cet écart subtil, et fort discrètement délibéré. Lorsque que bien des professeurs se font passer pour des philosophes, il est fort réjouissant qu’un philosophe feigne de n’être qu’un professeur. Grolleau en joue, avec un malin plaisir. Il va jusqu’à donner à ses chapitres la forme explicite – et toute apparente – de la dissertation.
Car le propos, loin d’être sage et scolaire, n’est rien moins que de subvertir, de toutes les manières possibles, la frontière entre l’homme et l’animal. Non pour la nier, mais pour en jouer. Ainsi va-t-on croiser dans ce livre toutes les formes de transgression, de passage plus ou moins licite de la limite, sur un mode furtif et foisonnant, comme ces caravanes dans le désert, indifférentes aux frontière toutes théoriques séparant les Etats, mais si bien informées des passages ancestraux, ou plus secrets, qui permettent de tout relier, mais aussi d’ apparaître ou de disparaître.
Ainsi verra-t-on passer, et pourra-t-on penser :
Le cannibale, que l’on sait depuis Montaigne bien plus civilisé que ceux qui le jugent sans vraiment savoir pourquoi.
Le criminel Hitchcockien. Car comment devient on criminel, sinon par quelque secrète connivence avec l’animal en nous, ou l’animal qui nous attend ?
Le sauvage d’autant plus mystérieux que l’on ne sait s’il procède ou régresse depuis l’humanité ;
Cette viande énigmatique, venue de l’animal et si nécessaire pourtant à notre corps humain, à moins qu’il soit animal ;
Ce devenir animal de la métamorphose de Kafka; Ces jeux humains si inhumains de partage, toutes ces transgressions sacrées propres à la nourriture ;
Cet homme hobbien, qui n’est loup qu’à être homme, ou qui n’est jamais tant homme qu’avec les loups ;
Cette double folie, toujours plus évidente, de rejeter les animaux, ou de se prendre pour l’homme, autrement plus grave que cette voie si fréquente et si sensée ou l’on se pend pour l’animal, sans y croire, mais en y faisant croire, voire en s’en inspirant.
Maints animaux toujours pris comme modèle par l’homme, depuis ces dieux égyptiens, humains à tête d’animaux, si contraires et pourtant si symétriques à ces dieux animaux à tête d’homme, comme les taureaux ailés de Sumer.
Ainsi comprend-on peu à peu que tout, dans cette histoire complexe, est éminemment réversible: notre part animale qui peut nous humaniser, tandis que notre part humaine peut fort bien nous abêtir. Aux mille jeux du masque, de l’identification et du totem, le plus humain n’est pas toujours celui qu’on croit, et le plus bête rarement celui dont on dit qu’il l’est.
Joyeusement, la sarabande des dissertations et des sous-parties sagement ordonnées vire à quelque zoo festif où tous les êtres de rencontre sont si ambigus, nantis d’aspects si paradoxaux, que l’on ne sait plus très bien où finalement passent les grilles, et de quel côté figurent, au bout du compte, les plus humains et les plus bêtes.
En un mot, on se prend, comme on voudra, à redouter ou à espérer, que le rire ne soit plus le propre de l’homme. Rien de plus suggestif, finalement, que la philosophie pratiquée comme un art résolument baroque, comme cet art festif de se rire des frontières.
jean-paul galibert
Compte rendu de Frédéric Grolleau : L’homme et l’animal : qui des deux inventa l’autre ?, Les éditions du littéraire, avril 2013, 19€50.
source :
https://jeanpaulgalibert.wordpress.com/2013/04/26/y-a-t-il-encore-une-frontiere-entre-lhomme-et-lanimal/
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