fredericgrolleau.com


Michel Le Bris, "Kong"

Publié le 9 Avril 2018, 16:37pm

Catégories : #ROMANS

Michel Le Bris, "Kong"


Umbra sumus (« Nous sommes des ombres »)

Comme le laconique Kong du titre est sans le King rutilant qui le flanque usuellement, on peut d’emblée préciser que l’énorme roman de plus de 900 pages de Michel Le Bris est la rencontre de deux gestes (à tous les sens du terme) : d’une part les aventures épiques et cosmopolites  de Ernest B. Schoedsack et Merian C. Cooper, l’un caméraman l’autre aviateur, des années 20 jusqu’au milieu des années 40 ;  d’autre part, la genèse du film King Kong par les deux mêmes illustres Américains, compères voyageurs et globe-trotters cinéastes en diable.
Deux récits que l’on peut, de fait, lire de manière séparée (en s’arrêtant au mitan du texte, par exemple à la page 506 – sachant qu’entretemps, selon toute vraisemblance empirique, comme ce  fut las ! notre cas, vous aurez perdu les trente premières pages du livre, séparées du dos carré de l’ouvrage, la colle ne tenant pas le choc de la manipulation d’un aussi lourd ouvrage au fil des semaines !) ou enchaîner avec la même frénésie qui a dû être celle du romancier. Car entre les deux (l'entre-deux qui définit d’ailleurs étymologiquement en latin ce qu’est l’intérêt même, inter-esse), c’est toute la folie des « Roaring Twenties » qui défile,  l’auteur puisant dans huit années de recherches pour nous offrir le panorama, quasi en cinémascope, d’un monde encore secoué, tels nos deux héros,  par les affres de la Première Guerre mondiale et allant vers une société mondialisée où le « cinéma du réel » sera bientôt dépassé dans un monde moderne qui absorbe toute force naturelle…

Mais dans l’intervalle, en  1933 (date funeste pour le sombre développement de certains partis politiques en Europe), il y aura la fiction King Kong, hommage à Au Cœur des ténèbresMoby Dick et L’Appel de la forêt,  hymne à la création humaine et manière de synthèse apocalyptique entre  les animaux et  aventuriers d’antan et la spirale de la technoscience à venir. Chant du signe du dieu-singe valant comme acmé du désir face à toutes les tour de Babel et autres escadrons de la Mort du Nouveau Monde. Célébrant le passage dialectique d’un réalisme de plus en plus obsolète à un imaginaire sans limites, illustrant comment l’âme humaine s’évertue toujours, face à tous les nihilismes, à dire l’indicible, Le Bris produit une somme qui sidère par sa précision, sa documentation, sa rage livresque.
Héros de guerre dans une Europe ravagée,  Schoedsack et Cooper (Shorty et Coop pour les intimes) montrent dans leur recherche de l’inconnu ou du dépassement artistique ( comment restituer la magie du réel vécu sur une interface passive et aliénante par définition ?)  la capacité, monstrueuse, qui est celle de l’homme capable de se faire le plus infra- ou méta-humain possible. Ce point crucial et cruel où l’homme et la bête, la culture et la nature  coïncident – presque en toute liberté.

S’il s’agit certes tout du long du dense opus de filmer le philosophique « élan vital », la survie ( d’où les deux documentaires : Grass (1925) et Chang (1927) ), le vrai sujet du roman est donc bien, aux confins de l’articulation entre le muet et le parlant,  l’essence du Sujet, soit une réflexion en définitive plus anthropologique qu’éthologique sur les origines de qui nous sommes et qui nous singeons à l’envi.
C’est cette violence généralisée que traduit la deuxième partie du roman, laquelle souligne la duplicité de la concurrence et de la corruption, de la misère et de la crise sociale à partir des années 30. Un basculement du chasseur à la proie qu’attestera, avant l’iconique King Kong de neuf mètres de haut où, entre épouvante et conte de fée, l’érotisme le dispute à la bestialité, le film Les chasses du comte Zaroff  annonçant les futurs effets spéciaux du cinéma fantastique,  grâce la technique de l’animation image par image. Deux des plus grands films de toute l'histoire du cinéma…

A l’instar du Arthur Conan Doyle qui ouvre , avec quelques dinosaures de bon aloi, le roman en évoquant en 1922 le pouvoir de matérialisation des images psychiques,  Michel Le Bris, père de la « littérature voyageuse »,  produit là un monumental roman choc qui offre, lui aussi, en miroir et en écho une magistrale image, charriée par la petite comme la grande histoire, de ce qu’est « le monde perdu ». 
A l’exception de l’expression « en allé » conjuguée à tous les vents et mise à toutes les sauces, un roman-fleuve comme on n’en n’a pas lu depuis longtemps et qui marquera tous les lecteurs par sa richesse d’approche de cette référence mythique qu’est King Kong pour la modernité.

Kong : un roman d'aventures exceptionnel.

frederic grolleau

Michel Le Bris, Kong, Grasset, 2018, 944 p. - 24,90 €

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :

Commenter cet article