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Sarah Bakewell, "Au café existentialiste. La liberté, l’être et le cocktail à l’abricot"

Publié le 13 Février 2018, 11:51am

Catégories : #ESSAIS

Sarah Bakewell, "Au café existentialiste. La liberté, l’être et le cocktail à l’abricot"

L’ enfer, c’est les livres des autres

L’on pour­rait pen­ser et cer­tains ne s’en privent pas, que l’existentialisme dont il est ques­tion a fait long feu. Que les images célèbres rat­ta­chées à l’essor de ce cou­rant intel­lec­tuel qui éclot en France à la fin de la seconde guerre mon­diale : Sartre et Beau­voir à la ter­rasse du café de Flore, les clubs de jazz de Saint-Germain-des-Prés, Greco chan­tant, Vian trom­pet­tant, les zazous swin­guant… n’ont plus désor­mais qu’une valeur nos­tal­gique sinon folk­lo­rique réser­vées aux seuls ama­teurs du “tou­risme phi­lo­so­phique”.
Mais il n’en est rien et l’essayiste bri­tan­nique Sarah Bake­well le démontre ici avec maes­tria, au gré d’un essai  fort docu­menté qui ne s’adresse pas uni­que­ment aux happy few du concept mais à tout un cha­cun tant il est émaillé de remarques qui tirent sou­vent du côté de l’anecdote, du bio­pic et du roman (notam­ment lorsque l’auteure se met en scène en ado­les­cente ten­tant de com­prendre ce mou­ve­ment et y reve­nant, avec un recul cri­tique consis­tant, trente ans plus tard).

Ainsi si les pen­sées de cet huma­nisme des années 1950 ( Sartre, Beau­voir, Aron, Camus, Merleau-Ponty  étant tous aussi pré­sents et pré­sen­tés que Kier­keg­gard, Hus­serl, Hei­deg­ger, Jas­pers, Arendt et bien d’autres) sont res­ti­tuées dans leur genèse, leurs contra­dic­tions, leur inté­rêt et leur limites – ce qui en soi consti­tue déjà un tra­vail ambi­tieux et remar­quable auquel aucun uni­ver­si­taire fran­çais ne semble avoir songé –,  c’est sur­tout dans les marges du mou­ve­ment, dans le conti­nuum his­to­rique mais aussi dans le par­cours bio­gra­phique de cha­cun des pen­seurs convo­qués que l’auteure par­vient à s’installer.
La démarche peut sur­prendre, tant nous sommes accou­tu­més à consi­dé­rer qu’une phi­lo­so­phie, même si elle est l’apanage d’un phi­lo­sophe déter­miné, ne doit pas être réduite aux idio­syn­cra­sies vél­léi­taires d’un seul sub­jec­tum – ce qui revien­drait à vider de son uni­ver­sa­lité puta­tive l’élan de la pen­sée dont il s’agit. A l’inverse, Sarah Bake­well consi­dère que la per­sonne du pen­seur est tout aussi fon­da­men­tale que le sys­tème que ce der­nier érige en para­digme, soit en règle d’action pour la mou­vance exis­ten­tia­liste : on assiste donc ici à une lec­ture « docu­men­taire » assu­mée de l’existentialisme  – pris pour ainsi dire par le petit bout de la lor­gnette car ramené à son assise pre­mière : les êtres « sen­sibles », de chair et de sang qui l’ont conçu en réa­li­sant, réunis dans les années 30 autour d’un cock­tail à l’abricot au pari­sien Bec-de-Gaz  qu’il était désor­mais pos­sible grâce à la phé­no­mé­no­lo­gie née de Hus­serl de pou­voir rendre compte, non de l’abstraite connais­sance ou de la dis­tinc­tion métaphysico-morale entre Bien et Mal, mais des choses mêmes, des “phé­no­mènes” les plus ordi­naires tels que vécus dans, par et pour la conscience per­cep­tive lors de leur sur­gis­se­ment dans l’espace mondain.

Après tout, si tout cogito implique un cogi­ta­tum, tout sujet per­ce­vant un objet de pen­sée perçu pour rependre un pré­cepte hus­ser­lien fon­da­teur, il appert (par­don du truisme) que tourte pen­sée implique un pen­seur à son ori­gine. L’existence de chaque pen­seur exis­ten­tia­liste pré­cède bien l’essence de l’existentialisme, on ne sau­rait en dou­ter. Faut-il pour autant, au risque de la cari­ca­ture for­cée,  rame­ner l’une à l’autre, ne faire dépendre celle-ci que de celui-là, telle est la ques­tion. Doit-on dis­tin­guer la pen­sée phi­lo­so­phique de l’histoire des idées ? L’histoire de la phi­lo­so­phie  décide-telle de la phi­lo­so­phie de l’histoire ? Vie et phi­lo­so­phie sont-elles « la même chose » comme le sou­tient Merleau-Ponty ? Oui ou non, les gens sont-ils plus inté­res­sants que leurs idées, comme l’affirme Bake­well ?
Tout dépend, bien entendu, de la défi­ni­tion opé­ra­toire de l’intérêt sur laquelle on s’appuie…

S’il est ten­tant de pen­ser, pour les besoins de la cause, qu’un phi­lo­sophe n’est pas (qu’)un homme, que Sartre n’est pas qu’un auteur pro­lixe sous Cory­drane et autres amphé­ta­mines, que Heid­deg­ger n’est pas que le chantre damné  du nazisme etc.,   il n’en reste pas moins que cet essai est des plus ins­truc­tifs quant au contexte imma­nent dont à chaque fois émerge le texte phi­lo­so­phique qui le dépasse et trans­cende, s’inscrivant à jamais dans la pos­té­rité. Sous cet angle, les pages dédiées au conflit mon­dial qui fait rage pen­dant que se déve­loppent la phé­no­mé­no­lo­gie et l’existentialisme (la pre­mière étant aussi impor­tant et mise en exergue que le second dans le pré­sent essai) ou celles dédiées au déli­cat trans­fert en temps de crise des archives de Hus­serl puis de Pato­ckà (pour le coup, on nage en plein roman de contre-espionnage !) sont on ne peut plus sti­mu­lantes.  Tout autant que celles décri­vant un Hei­deg­ger fin skieur et amou­reux incon­di­tion­nel des rudes sentes de la Forêt-Noire (un des pen­seurs, avec Sartre et Merleau-Ponty dont le sys­tème est expli­cité en ces pages de manière remar­quable !)
D’autant que l’objectif de l’ensemble est, soulignons-le, d’éclairer en quoi l’existentialisme a modi­fié en pro­fon­deur notre exis­tence contem­po­raine dans ses luttes et conquêtes (“le fémi­nisme, les droits des gays, l’abolition des bar­rières de classe ainsi que les luttes anti­ra­cistes et anti­co­lo­niales”) les plus décisives.

A coup sûr, les per­sonnes his­to­riques deviennent alors des per­son­nages en proie à tous les affects requis par l’enga­ge­ment (autre mot phare de l’oeuvre) que Sarah Bake­well anime bel et bien, au double sens où elle les met en mou­ve­ment et leur confère une âme. Là encore, ce n’est pas rien et il faut saluer cette approche qui appa­raît fidèle en défi­ni­tive à l’esprit même de la phé­no­mé­no­lo­gie dont Au café exis­ten­tia­liste. La liberté, l’être et le cock­tail à l’abricot donne une savou­reuse défi­ni­tion page 54 avec l’exemple de la tasse à café.
L’héritage exis­ten­tia­liste dis­sipé dans les brumes de l’oubli reprend sou­dain comme du poil de la bête au sein d’une fresque tant his­to­rique que roma­nesque : dégagé du car­can des cita­tions apprises par cœur ou des livres que tout le monde nomme à l’école mais que plus per­sonne ne lit, chaque auteur, désor­mais s’incarne.
Pour le meilleur et pour le pire. Donc pour le meilleur.

fre­de­ric grolleau

Sarah Bake­well, Au café exis­ten­tia­liste. La liberté, l’être et le cock­tail à l’abricot, Trad. de l’anglais par P.-E. Dau­zat et A. de Saint-Loup Albin Michel, 2018, 512 p. — 24,90 €.

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