L’ enfer, c’est les livres des autres
L’on pourrait penser et certains ne s’en privent pas, que l’existentialisme dont il est question a fait long feu. Que les images célèbres rattachées à l’essor de ce courant intellectuel qui éclot en France à la fin de la seconde guerre mondiale : Sartre et Beauvoir à la terrasse du café de Flore, les clubs de jazz de Saint-Germain-des-Prés, Greco chantant, Vian trompettant, les zazous swinguant… n’ont plus désormais qu’une valeur nostalgique sinon folklorique réservées aux seuls amateurs du “tourisme philosophique”.
Mais il n’en est rien et l’essayiste britannique Sarah Bakewell le démontre ici avec maestria, au gré d’un essai fort documenté qui ne s’adresse pas uniquement aux happy few du concept mais à tout un chacun tant il est émaillé de remarques qui tirent souvent du côté de l’anecdote, du biopic et du roman (notamment lorsque l’auteure se met en scène en adolescente tentant de comprendre ce mouvement et y revenant, avec un recul critique consistant, trente ans plus tard).
Ainsi si les pensées de cet humanisme des années 1950 ( Sartre, Beauvoir, Aron, Camus, Merleau-Ponty étant tous aussi présents et présentés que Kierkeggard, Husserl, Heidegger, Jaspers, Arendt et bien d’autres) sont restituées dans leur genèse, leurs contradictions, leur intérêt et leur limites – ce qui en soi constitue déjà un travail ambitieux et remarquable auquel aucun universitaire français ne semble avoir songé –, c’est surtout dans les marges du mouvement, dans le continuum historique mais aussi dans le parcours biographique de chacun des penseurs convoqués que l’auteure parvient à s’installer.
La démarche peut surprendre, tant nous sommes accoutumés à considérer qu’une philosophie, même si elle est l’apanage d’un philosophe déterminé, ne doit pas être réduite aux idiosyncrasies vélléitaires d’un seul subjectum – ce qui reviendrait à vider de son universalité putative l’élan de la pensée dont il s’agit. A l’inverse, Sarah Bakewell considère que la personne du penseur est tout aussi fondamentale que le système que ce dernier érige en paradigme, soit en règle d’action pour la mouvance existentialiste : on assiste donc ici à une lecture « documentaire » assumée de l’existentialisme – pris pour ainsi dire par le petit bout de la lorgnette car ramené à son assise première : les êtres « sensibles », de chair et de sang qui l’ont conçu en réalisant, réunis dans les années 30 autour d’un cocktail à l’abricot au parisien Bec-de-Gaz qu’il était désormais possible grâce à la phénoménologie née de Husserl de pouvoir rendre compte, non de l’abstraite connaissance ou de la distinction métaphysico-morale entre Bien et Mal, mais des choses mêmes, des “phénomènes” les plus ordinaires tels que vécus dans, par et pour la conscience perceptive lors de leur surgissement dans l’espace mondain.
Après tout, si tout cogito implique un cogitatum, tout sujet percevant un objet de pensée perçu pour rependre un précepte husserlien fondateur, il appert (pardon du truisme) que tourte pensée implique un penseur à son origine. L’existence de chaque penseur existentialiste précède bien l’essence de l’existentialisme, on ne saurait en douter. Faut-il pour autant, au risque de la caricature forcée, ramener l’une à l’autre, ne faire dépendre celle-ci que de celui-là, telle est la question. Doit-on distinguer la pensée philosophique de l’histoire des idées ? L’histoire de la philosophie décide-telle de la philosophie de l’histoire ? Vie et philosophie sont-elles « la même chose » comme le soutient Merleau-Ponty ? Oui ou non, les gens sont-ils plus intéressants que leurs idées, comme l’affirme Bakewell ?
Tout dépend, bien entendu, de la définition opératoire de l’intérêt sur laquelle on s’appuie…
S’il est tentant de penser, pour les besoins de la cause, qu’un philosophe n’est pas (qu’)un homme, que Sartre n’est pas qu’un auteur prolixe sous Corydrane et autres amphétamines, que Heiddegger n’est pas que le chantre damné du nazisme etc., il n’en reste pas moins que cet essai est des plus instructifs quant au contexte immanent dont à chaque fois émerge le texte philosophique qui le dépasse et transcende, s’inscrivant à jamais dans la postérité. Sous cet angle, les pages dédiées au conflit mondial qui fait rage pendant que se développent la phénoménologie et l’existentialisme (la première étant aussi important et mise en exergue que le second dans le présent essai) ou celles dédiées au délicat transfert en temps de crise des archives de Husserl puis de Patockà (pour le coup, on nage en plein roman de contre-espionnage !) sont on ne peut plus stimulantes. Tout autant que celles décrivant un Heidegger fin skieur et amoureux inconditionnel des rudes sentes de la Forêt-Noire (un des penseurs, avec Sartre et Merleau-Ponty dont le système est explicité en ces pages de manière remarquable !)
D’autant que l’objectif de l’ensemble est, soulignons-le, d’éclairer en quoi l’existentialisme a modifié en profondeur notre existence contemporaine dans ses luttes et conquêtes (“le féminisme, les droits des gays, l’abolition des barrières de classe ainsi que les luttes antiracistes et anticoloniales”) les plus décisives.
A coup sûr, les personnes historiques deviennent alors des personnages en proie à tous les affects requis par l’engagement (autre mot phare de l’oeuvre) que Sarah Bakewell anime bel et bien, au double sens où elle les met en mouvement et leur confère une âme. Là encore, ce n’est pas rien et il faut saluer cette approche qui apparaît fidèle en définitive à l’esprit même de la phénoménologie dont Au café existentialiste. La liberté, l’être et le cocktail à l’abricot donne une savoureuse définition page 54 avec l’exemple de la tasse à café.
L’héritage existentialiste dissipé dans les brumes de l’oubli reprend soudain comme du poil de la bête au sein d’une fresque tant historique que romanesque : dégagé du carcan des citations apprises par cœur ou des livres que tout le monde nomme à l’école mais que plus personne ne lit, chaque auteur, désormais s’incarne.
Pour le meilleur et pour le pire. Donc pour le meilleur.
frederic grolleau
Sarah Bakewell, Au café existentialiste. La liberté, l’être et le cocktail à l’abricot, Trad. de l’anglais par P.-E. Dauzat et A. de Saint-Loup Albin Michel, 2018, 512 p. — 24,90 €.
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