« Il faut trouver la Voie »
Cette nouvelle traduction du Lao-tseu, connu également sous le titre de Tao-tö-king (Livre de la Voie et de la Vertu), texte fondateur du taoïsme, sous la plume aguerrie de Jean Lévi — sinologue, directeur de recherche au C.N.R.S, spécialiste du taoïsme, des théories politiques et de la réflexion stratégique dans la Chine ancienne auquel l’on doit notamment des romans tels que Le Grand Empereur et ses automates (1985), Le rêve de Confucius (1989) ou encore un revigorant essai sur Confucius en 2003 – intéressera le lecteur et/ou le spécialiste de la pensée chinoise à plusieurs titres.
Tout d’abord parce que cette édition est fondée sur les versions les plus anciennes de ce texte (datées de — 6 av. J.- C) qui offrent la particularité d’inverser l’ordre des parties (Le Livre de la Vertu y précède Le Livre de la Voie). Puis parce que cette nouvelle traduction et les longs commentaires introductifs qui l’accompagnent (cf. extrait ci-dessous) saisissent la pensée taoïste dans toutes ses dimensions politiques et stratégiques. Mais surtout parce que le propos introductif de près de 50 pages permet de faire toute la lumière sur l’aspect mystique de ce fort énigmatique Tao pour l’esprit occidental habitué au mode de pensée fondé par les Grecs en — 5 avant Jésus-Christ.
Jean Levi s’attache avec force clarté et pédagogie à expliciter en quoi le Tao, loin de nos représentations matérialistes usuelles participe pour l’essentiel d’une méditation sur l’ineffable et l’indicible : n’étant par principe subsumable sous aucune caractérisation, conférant forme à l’informe il ne peut être vu ni dit. Comme le montre la remarquable « parabole du philosophe et de la brebis égarée », la tache ardue consiste, pour qui veut se pénétrer du Tao et atteindre la vérité, à remonter de la diversité (des lectures subjectivistes) à l’unité et à l’identité – sur le modèle de qu’écrira Lévinas au sujet du visage comme support immédiat de l’éthique – dans un trajet qui doit en conséquence aller jusqu’à abolir la parole anecdotique au nom de la Parole essentielle, laquelle peut être confondue avec le silence…
Une sagesse difficile à enseigner tant celui qui sait ne parle pas, « La vraie Voie n’a[yant] pas de voix », comme ne cesse de le répéter Jean Levi afin de mettre en lumière les limites herméneutiques et linguistiques de notre compréhension de cette pensée – laquelle au demeurent ressort davantage d’un mysticisme hermétique que d’une métaphysique encore réductible dans une certaine tradition occidentale à ce que le langage peut en signifier. Etant « défaut d’être », on ne peut le nommer qu’à défaut ou par défaut. Aucun langage arbitraire ne saurait en effet embrasser la création de ce qui est arcane pur. Un nouvel usage de l’écriture, cryptée, est donc requis pour qui aspire à l’énoncer. D’où la structure du Lao-tseu qui nous est soumis.
Semblable à l’Un du néoplatonisme, empreint d’une dialectique complexe de l’un et du multiple, le Tao est un principe inconditionné à l’origine de la Vie et du Réel qui apparaît de fait voué à se perdre dans la multiplicité des savoirs et formes prétendant le saisir, et même – proposition remarquable – à « s’ossifier » dans des rites et à produire des pratiques stéréotypées (d’où une charge des plus sévères dans ce traité, contre toute attente, à l’égard de la charité et de la justice). Pure transcendance, source première de toutes choses le Tao ne peut donc que devenir source de conflits, appelant ainsi à un processus inévitable de dégradation de la Voie ! Car l’Un ne peut se donner que comme absence d’être, comme un Rien si l’on rappelle que l’être ne peut valoir que comme diffraction et déperdition entropique du Principe – ce qui amène à la vacuité du choix (chacun d’entre eux n’étant qu’abandon d’une virtualité) et à la déréliction d’une liberté apparente n’étant au vrai qu’obéissance déguisée à la nécessité.
De manière plus platonicienne, Jean Levi indique qu’il s’agit bien de remonter à une conscience « séparée », revenir à un stade « chaotique » autant dire faire l’expérience de l’indistinction et du détachement envers le monde sensible. Et de manière plus nieztschéenne ou bergsonienne, il importe d’établir en quoi la conscience doit conduire à l’inconscience entendue non comme « éclipse de nos facultés » mais comme déploiement de notre force vitale par rapport aux influx de l’Univers. Ainsi le sage qui épouse la spontanéité des êtres ne fait-il rien. Et ne doit-il impérativement rien faire :
« Un voyage de mille lieues
Commence au premier pas »
frederic grolleau
Le Lao-tseu : Suivi des Quatre Canons de l’empereur Jaune, traduction et commentaires de Jean Levi, Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes, novembre 2017, 237 p. –14, 20 €.
Extrait de l’introduction :
La philosophie du Tao et le Lao-tseu
L’Un et le multiple : l’apologue de la brebis égarée
Il est d’usage, lorsque l’on doit présenter à des lecteurs des conceptions philosophiques appartenant à une autre civilisation dont ils sont peu familiers, de partir d’un exposé général des principales notions, quitte à entrer par la suite dans le détail ; c’est tout au moins de cette façon qu’ont procédé jusqu’ici tous les spécialistes quand il s’est agi d’expliquer à des néophytes tel ou tel aspect ou courant de la pensée chinoise — confucianisme, légisme, monisme ou taoïsme. Mais on peut se demander si pour ce dernier la démarche est appropriée ; j’ai bien peur qu’à adopter ce mode d’exposition, on risque de laisser échapper ce qui en constitue l’essence, à en juger tout au moins par le sentiment de frustration que m’ont toujours laissé toutes les études générales sur le taoïsme que j’ai pu lire à ce jour, quelque remarquables que puissent être leurs auteurs par ailleurs. Sans doute cela tient-il à la nature toute particulière du Tao et du courant de pensée qui se l’est donné pour objet de réflexion. On pourrait dire du Tao ce que Dante dit de la langue italienne : telle la panthère odorante, son parfum est partout et son gîte nulle part. On trouve du taoïsme plus ou moins concentré chez tous les philosophes de l’antiquité chinoise, mais aucun n’est à proprement parler «taoïste» dans la mesure où il n’existe ni école ni doctrine taoïstes constituées avant la fin du IIe siècle de notre ère, époque où apparaît la secte des Maîtres célestes. Tout au plus peut-on retracer d’improbables filiations et déceler des affinités vagues entre certains penseurs et certains écrits, souvent anonymes ou apocryphes. Quant au Tao, dont tous les philosophes anciens se réclament peu ou prou, c’est une notion si contradictoire et si évanescente qu’elle décourage toute tentative de définition. Mieux, elle est posée, dans les oeuvres qui constitueront rétroactivement le canon taoïste, comme échappant, par nature, à toute caractérisation. Le Tchouang-tseu, par la bouche d’une de ses figures allégoriques, Sans Commencement, prononcera ce jugement sans appel : «Le Tao ne peut être entendu : ce qui s’entend n’est pas lui ; le Tao ne peut être perçu : ce qui se voit n’est pas lui ; le Tao ne peut être énoncé : ce qui s’énonce n’est pas lui.» Et d’en donner la raison : «Ce qui donne forme aux formes est sans forme. Le Tao ne répond à aucun nom.»
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