suite de la partie 1
III/ Sauver la justice d'elle-même
Certainement ces injustices ponctuelles contribuent-elles paradoxalement à la cohésion sociale. Il convient de redéfinir l'idéal recherché en pensant une justice qui ne soit pas que purement formelle. La justice en soi ne peut tolérer l'injustice car elle vise à supprimer toutes formes d'injustice sur terre en établissant en droit le respect des droits naturels. Mais en même temps, il est critiquable de vouloir établir justice comme respect de loi morale à cause des contraintes insurmontables que cela soulève : le caractère abstrait de loi morale face à complexité du réel.
Burke critique ainsi la Déclaration des droits de l'homme et pourfend le caractère anhistorique de la loi morale qui la rend inapplicable. La justice ne fait alors que renforcer des inégalités déjà existantes. Il faut donc éviter de réduire l'injustice à un sentiment subjectif car sinon on pourra prendre pour injustes toutes les lois. Ce serait le danger qui consiste à passer de l'essence de la justice à sa seule perception par l'individu.
On en a un bon exemple dans le film 12 hommes en colère (par Syndey Lumet en 1957) ou le héros Henry Fonda parvient à faire changer le vote des jurés désignés comme lui pour juger d'un délit en parvenant à déjouer les rouages subjectifs et passionnels par lesquels chacun des membres du jury oublie d'être objectif dans son jugement et se laisse influencer dans sa décision de justice. Amener l'injustice à un sentiment moral discordant (juger injuste par exemple une loi qui va à l'encontre de ma religion) entraîne au relativisme. L'absolu du juste suppose au contraire un accord entre justice et vertu, et le Bien. Sans cet absolu qui fait le lien entre juste et justice, la justice sera toujours injuste pour quelqu'un. Mais dire que la justice peut être injuste, c'est dire symétriquement que l'injuste peut être juste !
Il faut donc se méfier des tenants de la « morale de la bonne volonté » qui contestent toute forme d'autorité, de pouvoir et nient la distinction entre droit et morale. Cette position correspond à ce que Weber nommait l' « éthique de la conviction » : que m'importent les conséquences de mon acte pourvu que mes intentions soient pures ? Cet idéalisme qui nie la réalité de la justice légale au nom des exigences supérieures de la conscience et de la morale tombe dans un oubli fatal : celui précisément de distinction entre droit et morale vue plus haut.
A trop croire que la justice légale n'est qu'une parodie, on risque de faire triompher l'injustice d'une Realpolitik : une politique du rapport de force et des intérêts de classes, brutale et cynique.
La justice doit donc se détourner de son but premier pour devenir un moyen au service de la société, devenir superstructure politique, soit une institution concrète visant au respect du droit (auquel cas elle a le droit de déroger au respect de loi morale pour proposer une autre forme de justice : la justice reste juste en ce sens ici qu'elle rétablit les injustice naturelles). Mais cette justice seconde peut être sujette dès lors aux déviances, devenue un vulgaire moyen au service de la société et du régime politique – au risque d'être confisquée de façon arbitraire par le pouvoir. On retrouve ici Créon dans Antigone qui manifeste un total irrespect de loi morale en refusant le droit à la sépulture au frère d'Antigone. Mais aussi Socrate dans le Criton, qui considère que sa fuite serait une injustice plus grande que celle de justice légale qu'il subit car elle mettrait en danger le devenir de la communauté.
Dans La ferme des animaux d'Orwell, les animaux découvrent ainsi comment une poignée de cochons sans foi ni loi bafouent les règles de loi édictées par Sage l'ancien pour leur substituer un réglement qui ne va que dans le sens de leur intérêt. Les cochons-dictateurs (Napoléon, Brille-Babil) se livrent alors à des mascarades de justice pour maintenir la population de la fermes sous la terreur.
Si on ne veut pas que la justice bascule ce faisant dans des injustices quasi structurelles, il faut donc travailler à une justice qui ne soit pas inhumaine, aveugle et froide, celle qui applique loi à lettre. C'est la figure de Javert dans Les misérables qui pratique l'injustice en tant que légaliste. Il est injuste de condamner Valjean à vingt ans de prison pour vol de pain mais c'est légal.
La justice peut faire des erreurs (cf Dreyfus : « La justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique ») mais doit primer sur l'intérêt particulier au nom du vivre ensemble (on songe à Machiavel chez qui la raison d'Etat pousse la justice à passer outre l'injustice de manière légale). A titre d'autorité, la justice est civilement incontestable même si elle est moralement injuste. Les erreurs de la justice sont dommageables mais il serait plus dommageable encore de ne pas solliciter le caractère universel dans chaque homme qui dépasse son intérêt égoïste.
Si la justice est injuste, c'est parce qu'elle ne respecte pas un absolu de bien et de vertu. C'est pourquoi la justice peut ne pas être dangereusement injuste au nom de l'intérêt général, sinon elle quitte tout simplement le domaine de la légalité.La Terreur pendant la Révolution française est injuste parce que la justice n'a plus de cadre légal par manque de contre-pouvoir. Il faut donc éviter de transformer la justice en pur instrument de pouvoir ou en un simple outil pour la sécurité de tous.
Pour éviter ces erreurs, il f ut rappeler que la justice est aussi une interprétation de la loi pour contrer les inégalités dues aux règles générales. D'où les circonstances atténuantes et la jurisprudence (soit l'étude d'un cas que la loi ne peut condamner parce qu'elle ne l'a pas envisagé). Alain indique « la justice, c'est ce doute sur le droit qui sauve le droit » La justice n'est pas simple application stricte du droit, mais ce qui la sauve et perd à la fois. La justice peut bien être injuste mais pour y remédier et atteindre sa finalité, elle a à admettre ses défauts, par exemple à rendre possible la réversibilité de ses jugements. Le jugement constitue en effet un acte intermédiaire, une médiation, entre la visée téléologique du bien pour tous et la règle du droit qui traduit un certain état de la communauté politique à un moment donné. Cette médiation consiste, non à proclamer le bien ou le mal (qui est l'affaire du moraliste), mais à évaluer l'application de la loi dans le cas d'espèce, le cas particulier par définition qui requiert la circonspection du juge ou des jurés qui sont plus que la simple « bouche de la loi ».
Dépasser l'injustice latente de la justice revient à sublimer la volonté humaine, à dépasser les lois, à actualiser son essence par les médiations appropriées (interprétation des textes de loi, jurisprudence, contre-pouvoir) car ce qui fonde justice c'est par essence la notion de juste qui garantit le fondement de la société. Aucune justice n'est peut-être juste par essence mais elle peut toujours être mal appliquée. Ce sont surtout les applications/concrétisations de l'idéal de justice qui sont parfois injustes.Voir la formule de la Cour suprême aux USA : « Les lois ne sont qu'un moyen, la justice est la fin ».
La justice en tant qu'institution peut en ce sens devenir juste à partir du moment où elle met tout en oeuvre pour réduire les injustices ou inégalités criantes. Rawls dans la Théorie de la justice pose que loi n'est injuste que quand elle renforce les inégalités du plus mal loti. L'équité (rétribution géométrique de chacun selon son mérité) remplace alors l'égalité (rétribution arithmétique de la même proportion à tous). Et si l'on parle d'injustice encore dans un tel contexte, c'est dans un sens de la justice (idéale, absolue, morale) aujourd'hui dépassé et obsolète.
De même façon, la discrimination positive permet d'intégrer des catégories en situation sociale difficile (ce qui est pure injustice par rapport au reste de la société mais juste au regard de l'équité).
Conclusion
Institution difficile qui ne doit ni tomber dans l'excès d'une trop grande relativisation des faits ni dans une trop stricte application des lois, la justice ne peut être injuste dans sa finalité sinon elle perd sa raison d'exister. Mais elle est contrainte de facto à l'injustice pour s'affirmer dans sa volonté d'être juste. Elle doit donc accepter d'être injuste. La justice est injuste parce qu'elle se reconnaît dans l'injustice et se transforme grâce à elle.
Mais quand bien même la justice aurait divorcé d'avec la morale, il faut continuer à croire en une justice juste si on entend par là une justice qui ne créerait pas toujours plus d'inégalités et qui serait conforme à l'intérêt général du corps social. Il faut remplacer une justice aveugle par une justice laissant place au jugement réfléchissant et ouvert à la jurisprudence. « La justice, dit Montesquieu dans L'Esprit des lois, consiste à mesurer la peine à la faute, et l'extrême justice est injustice lorsqu'elle n'a nul égard aux considérations raisonnables qui doivent tempérer la rigueur de la loi.»
A cause de la complexité ontologique de l'être humain, la justice ne peut pas être uniquement « politique » et « étrangère » à l' homme (être subjectif et affectif) : pour ne pas devenir injustice, elle doit donc veiller à satisfaire une exigence d'universalité dans sa référence constante à un principe qui transcende les diverses réalités positives.
Ainsi, c'est un fait que la justice peut être injuste, mais cela n'empêche pas qu'elle conserve ce faisant dans sa quintessence une valeur plus noble qu'il nous revient sans cesse d'estimer. La justice retrouve alors une valeur en soi qu'aucun mécontentement par rapport à ses prescriptions ne saurait lui retirer. Comme les failles de la justice ne sont que nos défauts, elles sont le signe qu'il nous faut tendre vers la remise en cause de soi.
Jusqu'au bout, les errements de la justice doivent trouver leur remède par l'exercice de la justice. Et il nous faut préférer la justice comme organe médiateur imparfait à la poursuite de la chimère d'une justice parfaite.
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