Proposition de traitement par mr Paul Chipot, TS3, lycée Albert Ier de Monaco, bac blanc, avril 2017.
Nous sommes de nos jours entourés, cernés, par la technique. Elle est partout et nous nous en servons tous les jours, qu'elle date de la dernière décennie ou qu'elle soit plurimillénaire. Nous pouvons si peu nous en passer qu'elle paraît inhérente à l'humanité. Elle nous permet de vivre dans des situations de confort inimaginables dans le passé, alors que la technique était encore réduite. Elle nous permet de nous libérer de certaines tâches harassantes, et le temps libéré peut être mis à profit pour réaliser d'autres choses.
Ainsi, la technique serait libératrice. Mais si nous ne pouvons pas nous en passer, nous n'avons plus la liberté de vivre sans la technique. La technique est-elle donc réellement libératrice ? Mais au fond, qu'est-ce que la technique ? Dans le langage courant, une technique est une façon de réaliser quelque chose. La technique serait-elle l'ensemble de toutes les techniques développées et maîtrisées par l'Homme ? Ou bien serait-elle, par opposition à l'art, tout ce qui a été créé par l'Homme avec une utilité, visant à atteindre un but donné ? C'est une définition que nous adopterons pour la suite. Il faut maintenant définir "libératrice". C'est ce qui rend la liberté. Bien, mais qu'est-ce que la liberté ? Nous assumerons qu'il s'agit d'un état où ne s'exerce sur un individu aucune contrainte extérieure. La technique éliminerait-elle donc toutes les contraintes qui agissent sur nous ?
Dans un premier temps, nous verrons de quelles contraintes nous libère la technique, puis nous verrons quelles nouvelles contraintes elle nous apporte. Enfin, nous verrons quelle devrait être la relation entre la technique et l'Homme.
Spontanément, on aurait envie de répondre " Oui ! " à la question. Bien sûr que la technique est libératrice ! Pourquoi sinon existerait-elle ? Si l'on s'arrête sur ce point, l'argument est recevable. En effet, dans quel but l'Homme a-t-il créé la technique ? Pour se faciliter la vie. Or, lorsque la vie est plus facile, cela entraîne deux choses. La première est que l'on vit plus confortablement, la seconde est que l'on a plus de temps, soit par un accroissement de la durée de vie, soit parce qu'une tâche n'a plus à être effectuée. Cet excès de temps, chacun est libre de l'utiliser comme il le souhaite, notre liberté est donc accrue. La contrainte réduite ici par la technique est la limite temporelle de notre existence. Si donc l'Homme a créé la technique pour gagner indirectement en liberté, comment la technique pourrait-elle ne pas être libératrice ? Elle permet de réduire ou d'abolir d'autres contraintes, comme la distance. On peut désormais communiquer indifféremment avec quelqu'un vivant à Tokyo ou un autre vivant à Berlin, tant qu'on a Internet. On peut prendre un avion pour New York et y arriver en vie et en relative bonne santé (selon qu'on ait le mal de l'air ou non) alors que ce n'était pas la même histoire six siècles en arrière (surtout que New York n'existait pas, mais c'est un autre problème). De nombreuses contraintes naturelles concernant la survie ont aussi été amoindries voire éliminées par la technique. Quoi de mieux quand on a froid que de faire un feu ? Quoi de plus rassurant que d'avoir un arc et des flèches quand on cohabite avec des fauves ?
L'Homme, une fois libéré de toutes ces contraintes grâce à la technique, ne peut que lui être reconnaissant. Il serait ingrat, profitant de tout le confort qu'elle nous apporte, de la traiter de liberticide.
Cependant, dans ce monde baigné de technique, il semble impossible de s'y soustraire. Il peut sembler paradoxal de reprocher à la technique de ne pas être libératrice car elle ne nous laisse pas la liberté de ne pas nous libérer, mais le fait est que nous sommes libérés de force par la technique.
De plus, la technique nous prive des techniques. En effet, nous n'exerçons plus notre mémoire car nous faisons confiance à celle de notre ordinateur, nous ne savons plus nous repérer car nous faisons confiance à notre GPS, nous ne savons plus calculer car nous faisons confiance aux calculatrices, nous ne savons plus cuisiner car nous achetons des plats surgelés. Il existe une légende populaire qui, erronée ou réelle, illustre bien ce propos : certains jeunes enfants penseraient que le poisson est carré puisque l'on leur sert régulièrement des poissons panés. En plus de ne pas être libre de vivre sans la technique car elle est omniprésente, on ne serait plus capable de vivre sans. Elle ferait donc partie intégrante de notre humanité.
Déjà au siècle dernier, des penseurs comme Heidegger ou Levinas critiquaient l'emballement de la technique. Levinas, dans Difficile liberté. Essai sur le judaïsme, a écrit un texte nommé "Heidegger, Gagarine et nous". Il y prend l'exemple d'un promeneur en forêt. Ce dernier croit être en relation directe avec la nature, un peu coupé de la civilisation, mais il est en réalité en proie aux statistiques, dans un espace aménagé pour être conforme à l'idée qu'il se fait de la nature, enfermé dans les rouages de « l'industrie hôtelière ». On peut aussi critiquer la technique sur le fait que, autrefois purement un moyen, elle a tendance à devenir une fin en elle-même. Prenons pour exemple le téléphone portable. Si au début de son existence on cherchait à le posséder, c'était bien pour l'utiliser. Mais de nos jours, certains en achètent un chaque fois qu'un nouveau sort, non pas parce qu'il serait prodigieusement plus efficace que le précédent, mais pour le simple fait de posséder le dernier en date. Le téléphone devient ainsi petit à petit un critère de discrimination sociale.
La technique apporte donc avec elle une logique de consommation de plus en plus effrénée qui peut nous faire douter du caractère libérateur de la technique.
Cependant, en traitant de cette façon la question, on pourrait croire que la technique est une entité douée de la capacité de penser qui viendrait sur la Terre et dont on aurait essayé de comprendre si elle animée de bonnes ou de mauvaises intentions, un peu à la manière d'un alien.
Cette image fonctionne dans le sens où le sujet est l'aliénation de l'Homme par la technique, mais la comparaison s'arrête ici. En effet, il faut remettre en perspective que ce sont les hommes qui ont créé la technique. Ce n'est donc pas la technique en elle-même qui est libératrice ou pas, mais c'est l'utilisation qu'en font les hommes.
Il existe certes dans le cinéma des scénarii dans lesquels des robots acquièrent la capacité à raisonner et dans lesquels se posent donc des relations d'un autre genre entre les hommes et la technique puisque la technique a désormais sa propre conscience. L’on pense notamment à I, Robot dont le " Je " (" I " en anglais) du titre fait écho au cogito cartésien et projette directement le robot comme ayant une conscience. Mais ce genre de situation ne touchant que les fictions, il faut se recentrer sur la technique comme moyen au service de l'Homme. Est-ce que l'Homme est aliéné dans sa propre utilisation de la technique ? C'est une question très délicate, mais on peut penser que l'Homme est tout du moins modifié par son utilisation de la technique.
Contre cela, Heidegger proposait un retour à un mode de vie similaire à celui de la Grèce antique, époque où la technique n'avait pas trop modifié les mœurs. Quoi qu'il en soit, c'est bel et bien l'Homme qui détient son avenir en main et non pas la technique, et c'est donc à lui de faire en sorte qu'elle soit libératrice.
Pour conclure, nous dirons que, bien que la technique nous libère d'une bonne partie des contraintes de notre milieu, elle prend une place de plus en plus importante dans notre société, au point que nous pourrions nous demander si nous sommes réellement plus libres avec la technique que sans. Cependant, l'Homme reste le maître de la technique, il ne tient qu'à lui d'en faire bon ou mauvais usage.
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