Dossier Science et vie, « Bienvenue chez les posthumains » (décembre 2011)
Dépasser notre nature, accroître notre longévité, démultiplier nos capacités mentales, tel a toujours été le désir des humains. Mais ces dernières décennies, les avancées de la culture numérique ont fait naître les ambitions les plus folles dans la galaxie transhumaniste…
Et si tous les problèmes de l’humanité ne procédaient pas uniquement de facteurs extérieurs, mais étaient inhérents à nos limites biologiques et cognitives ? Depuis des millénaires, nous cherchons à transcender nos limites les plus fondamentales. Le premier roman de l’histoire, l’Épopée de Gilgamesh, raconte l’histoire d’un homme à la recherche d’une technologie susceptible de lui accorder l’immortalité. Pendant des siècles, ascètes, yogis et moines se sont affamés, enfumés, macérés afin de dépasser, ne serait-ce qu’un bref instant, le carcan de notre nature. Aujourd’hui, avec l’avènement des nouvelles possibilités technologiques, certains envisagent sereinement d’organiser de manière rationnelle cette transformation. Ce mouvement de pensée, volontiers qualifié de « transhumaniste », ne doit pas être considéré comme une idéologie constituée de manière formelle. Bien qu’il existe des organisations officiellement transhumanistes, comme Humanity +, elles ne détiennent pas l’exclusivité de ces idées qui diffusent très largement dans les milieux de la recherche et de la haute technologie, constituant une part importante de ce qu’on appelle la « culture geek ». Des gens comme le philosophe Daniel Dennett, le physicien Stephen Hawking ou le biologiste Richard Dawkins, par exemple, même s’il ne s’agit en rien de transhumanistes officiels, se situent dans un contexte culturel très proche. Le projet transhumaniste peut se définir par deux objectifs principaux, qui impliquent l’un et l’autre un dépassement de notre nature : une longévité accrue de manière indéfinie, et une augmentation sans restriction de nos capacités mentales.
Technologies pour changer l’homme
Beaucoup d’observateurs extérieurs pensent que la manipulation génétique est au centre des préoccupations des transhumanistes. Ils seraient surpris de découvrir à quel point ces derniers abordent peu le sujet dans leurs écrits ou leurs forums de discussion sur Internet. Ils lui préfèrent largement des modifications obtenues grâce aux machines ou aux ordinateurs. Les raisons pour cela sont multiples : tout d’abord, la plupart des transhumanistes sont de culture numérique et non biologique. De plus, une manipulation génétique ne s’effectue pas sur soi, mais sur sa descendance. Or les transhumanistes envisagent plutôt un avenir où ils seraient capables de se transformer à volonté. Ensuite, il est douteux que l’altération des gènes seuls soit en mesure de provoquer les changements radicaux souhaités. On pourra peut-être supprimer le vieillissement, par exemple, mais notre corps restera toujours fragile. Quant aux « fameuses drogues d’amélioration cognitive », elles pourront peut-être améliorer l’attention, la mémoire de travail, ou la concentration, mais elles ne seront très probablement pas en mesure de provoquer une réelle explosion de nos capacités mentales.
C’est donc le cyborg, l’interfaçage progressif entre le biologique et l’humain, qui a la faveur des futuristes : le remplacement progressif de nos organes par un équivalent artificiel, plus solide, plus flexible…
Ray Kurzweil* et Terry Grossman, dans le livre Serons-nous immortels ? (Dunod, 2006), imaginent une mutation en trois étapes (ce schéma concerne particulièrement la longévité, mais il peut aussi bien s’appliquer à l’augmentation cognitive). Tout d’abord, utiliser l’ensemble des ressources mises à disposition (régimes, exercices, méditation, etc.) pour optimiser son corps. Les recherches ont montré que des souris et des singes soumis à une un stricte restriction alimentaires augmentent leur chance de survie de 30 % (1).
La seconde étape consiste à faire confiance aux découvertes de la biologie pour augmenter notre durée de vie et nos capacités. En gros, il existe deux hypothèses sur le vieillissement : certains pensent que celui-ci est le produit d’une programmation génétique, et serait donc « curable » par thérapie génique. L’un des champions de cette hypothèse est le biologiste Michael Rose qui a réussi en laboratoire à quadrupler la vie de mouches par une opération de sélection artificielle. D’autres pensent que le vieillissement est la conséquence d’une multiplication d’« accidents » au niveau cellulaire. Pour parer cela, l’une des figures les plus populaires des recherches sur la longévité, Aubrey de Grey*, pense qu’il sera difficile de « prévenir » le vieillissement, mais qu’il devrait être possible d’en réparer les conséquences en créant des « cures de jouvence ». Pour l’augmentation des capacités mentales, on peut espérer la création de « designer’s drugs » : des produits chimiques capables d’agir précisément sur certaines zones du cerveau ; il existe aujourd’hui certains produits comme le Modafinil ou la Ritaline, censés augmenter certaines facultés intellectuelles, mais leur action est limitée, contestée, et non dépourvue d’effets secondaires possibles.
Enfin, et c’est la troisième étape, l’arrivée de l’intelligence artificielle et de la nanotechnologie pourra nous transformer en cyborg (êtres hybrides entre l’homme et la machine). Cette fusion entre l’homme et la machine n’est pas du goût de tous, y compris chez les futuristes. Et certains préfèrent tout de même tabler sur l’ingénierie génétique pour conserver notre identité spécifiquement humaine. C’est le cas de S. Hawking qui, dans le magazine Focus, conseillait de manipuler l’ADN pour résister à la montée en puissance des robots (2).
Mais le cyborg lui-même n’est qu’une étape. Le Graal des chercheurs transhumanistes, ce qui nous ferait définitivement accéder à un état posthumain, reste, au-delà du cyborg, l’uploading.
Lorsque vous rapatriez un fichier sur votre ordinateur, vous faites, ce qu’on appelle du downloading. Lorsque vous faites de l’uploading, c’est le contraire. Vous envoyez votre fichier de votre ordinateur vers un autre, distant. Mais dans le cas qui nous occupe, de quel type de fichier parle-t-on ?
Au-delà du cyborg
Imaginez que l’ensemble de connexions existant entre vos neurones soit cartographié et enregistré. Si la théorie de la conscience matérialiste est fondée, vous aurez ainsi un instantané de votre conscience au moment de l’enregistrement. C’est ce fichier, cette cartographie, qu’il faudra uploader vers un ordinateur ou un robot. Avec un nouveau support suffisamment rapide et puissant, rien n’empêcherait de « jouer » ce fichier comme on le ferait d’un simple MP3. La conscience enregistrée serait alors transplantée dans un nouveau corps – celui d’un robot, peut-être, mais il peut également s’agir d’un corps virtuel existant dans un monde tout aussi virtuel.
L’uploading brise toutes nos notions d’identité. D’abord, si ma conscience est transférée ailleurs, qu’arrive-t-il à mon moi d’origine ? Rien n’oblige en effet à ce que l’uploading se fasse nécessairement sur une personne décédée. Y aura-t-il un original et une copie ou existerai-je en deux versions aussi authentiques l’une que l’autre ? Et d’ailleurs qu’est-ce qui empêche d’effectuer non pas un, mais plusieurs uploading ? On pourrait ainsi créer une tribu de soi-même !
Qui croit à l’uploading ? Pas uniquement des illuminés, certains de ses adeptes ont fait leurs preuves dans les domaines de la haute technologie, comme Hans Moravec*, professeur de robotique à l’université Carnegie Mellon. Ou R. Kurzweil qui, à coup de livres et de films, s’est fait le principal propagandiste des idées transhumanistes. Mais la recrue la plus impressionnante est peut-être Marvin Minsky*, l’un des pères de l’intelligence artificielle au MIT, qui dans la revue en ligne The Edge affirmait en 2007 sa conviction quant à la faisabilité de l’uploading (3). En revanche, et c’est notable, on trouve très peu de partisans chez les biologistes et neurobiologistes.
Hors la sphère de l’humain
Une fois encore, on voit que le transhumanisme est porté par des spécialistes en « computer science » bien plus que par des chercheurs issus des domaines traditionnels. En fait, derrière les propositions transhumanistes, on voit peut-être poindre le débat fondamental qui agitera les sciences dans les prochaines années : d’un côté, les tenants du « tout information » qui pensent que les êtres vivants, peut-être même l’univers entier, sont avant tout des supports d’information, laquelle peut être transférée sur différents matériaux, voire compressée ou formulée différemment. De l’autre, les chercheurs qui pensent au contraire que le support matériel conserve une importance fondamentale. Toujours est-il que, bien évidemment, la plupart des scientifiques considèrent les spéculations de H. Moravec, M. Minsky et consorts comme appartenant bien plus au domaine de la science-fiction que de la science proprement dite. D’ailleurs, la SF n’a pas attendu les transhumanistes pour traiter de l’uploading. Les entités extraterrestres responsables de l’évolution humaine, dans 2001 l’odyssée de l’espace, sont ainsi passées de l’état de créatures biologiques à celui de machines, puis à celui de pure énergie, nous raconte la nouvelle d’Arthur C. Clarke, fameux auteur de SF et coscénariste du film de Stanley Kubrick. Et on ne compte plus les livres et films de SF imaginant le transfert d’une conscience, de manière plus ou moins scientifique, d’un corps à un autre (Zardoz, de John Boorman, par exemple, ou le cycle des Danseurs de la fin des temps de Michael Moorcock). Même un romancier populaire comme Henri Vernes recourt à un uploading de la conscience de l’Ombre jaune pour justifier sa réincarnation de clone en clone, dans sa série Bob Morane.
Mais l’uploading n’est pas que transfert de conscience ou d’identité. Une fois la conscience devenue logicielle, elle peut aussi subir des altérations à l’infini, du moins ses thuriféraires le pensent-ils. Pour H. Moravec, il deviendrait ainsi possible de fusionner des consciences entre elles, y compris en uploadant des cerveaux animaux. Il deviendrait ainsi envisageable de vivre l’expérience des multiples organismes ayant peuplé la Terre. Il va sans dire qu’à ce stade on quitte définitivement la sphère de l’humain.
Certains ont imaginé aussi que l’extension de notre intelligence pourrait devenir sans limites, demandant des corps de plus en plus éloignés du nôtre pour satisfaire nos besoins en computation. Un transhumaniste, Robert Bradbury, a imaginé des cerveaux tellement gigantesques qu’ils atteindraient la taille de planètes géantes, ce que l’on appelle des « cerveaux Jupiter ». Ces énormes constructions n’abriteront pas nécessairement un seul esprit uploadé : elles pourraient servir d’environnements de calcul où seraient créés les univers virtuels dans lesquels des millions d’humains « numérisés » pourraient s’épanouir. Pour H. Moravec, le corps parfait serait un fractal affectant plus ou moins la forme d’un arbre. Il serait constitué d’un tronc central et de branches qui iraient en s’affinant jusqu’à créer des « doigts » à la délicatesse infinie, capables de manipuler directement atomes ou molécules.
On ne compte plus les possibles transformations radicales postuploading ; dans son roman Accelarando (2005), Charles Stross imagine l’un de ses personnages uploadant dans un vol d’oiseaux. Il y a quelques années, un chercheur en IA aujourd’hui décédé, Sasha Chislenko, imaginait l’intelligence absolue sous la forme d’une « soupe fonctionnelle », capable de s’autocréer en reconfigurant constamment les éléments qui la constituent. « Dans un véritable futur posthumain, explique-t-il, les identités pourraient se dissoudre complètement, et le monde apparaître comme une fusion d’économie superliquide, anarchie cyberspatiale et d’IA distribuée (4) ». Mais à ce stade, peut-on encore parler d’humains ou de posthumains ? Ne s’agit-il pas de machines, tout simplement ?
La concurrence des machines ?
De fait, il est évident que ces cerveaux Jupiter, ces soupes fonctionnelles et autres robots fractals synthétisant les mémoires de multiples créatures biologiques n’ont pas plus de rapport avec l’humain que nous en avons avec notre ancêtre étoile de mer. Pourquoi donc partir de l’homme, si défectueux pour élaborer les intelligences de demain ? Ne reste-t-il pas trop enraciné structurellement dans la savane du Quaternaire pour opérer un vrai changement de sa nature ? La seule solution serait la création d’un « Dieu artificiel » capable de choisir à notre place. Cette idée s’est largement répandue chez les adeptes de la « singularité », une thèse que l’auteur Vernor Vinge* a présentée en 1993 par ces mots : « Dans les trente ans, l’humanité aura les moyens de créer une intelligence suprahumaine. Peu après, l’ère de l’espèce humaine aura pris fin (5). »
Comment s’assurer alors que cette IA se montrera bienveillante envers notre vieille espèce ? Certains, comme Eliezer Yudkowski qui a fondé le Singularity Institute, spéculent autour d’« IA amicales », dont la générosité serait codée au niveau le plus profond. Mais une telle intelligence ne risque-t-elle pas de court-circuiter sa propre programmation ? Pas forcément, explique E. Yudkowski, si cette sympathie est au cœur même de son identité : « Gandhi ne veut pas commettre de meurtre, et ne souhaite pas s’automodifier afin de pouvoir commettre un meurtre (6). »
Qu’arriverait-il à l’humanité si une telle IA compatissante voyait le jour ? Probablement encore, l’uploading, mais cette fois décidé d’en haut. Dans ce cas, le monde virtuel où nous nous retrouverions téléchargés serait probablement la création de cette entité extérieure soucieuse de notre bonheur, notre avenir se limitant à celui d’une espèce protégée parquée dans une réserve.
source :
https://www.scienceshumaines.com/bienvenue-chez-les-posthumains_fr_28222.html
NOTES
Consulter www.calorierestriction.org/
Voir Nick Walsh, « Alter our DNA or robots will take over, warns Hawking », The Observer, 2 septembre 2001. www.guardian.co.uk/uk/2001/sep/02/medicalscience.genetics
(3) Marvin Minsky, « New prospects of immortality »,2007. http://edge.org/q2007/q07_16.html#minsky
(4) Sasha Chislenko, « Technology as extension of human functional architecture », 1997. http://project.cyberpunk.ru/idb/technology_as_extension.html
(5) Vernon Vinge, « What is the singularity », 1993. http://mindstalk.net/vinge/vinge-sing.html
(6) Consulter http://en.wikipedia.org/wiki/Friendly_AI
Les penseurs du transhumain
◊ Timothy Leary (1920-1996)
Pape des hippies et apôtre du LSD dans les années 1960, il devint le propagandiste dans les années 1970-1980 d’un courant d’idée prétranshumaniste qu’il nomma le projet SMI²LE (Space Migration Intelligence Squared, Life Extension). Il a envisagé d’être cryogénisé après sa mort, mais cela ne s’est pas fait suite à un conflit avec l’organisation cryonique.
◊ Marvin Minsky (né en 1927)
Fondateur avec John McCarthy du groupe d’intelligence artificielle au MIT, Marvin Minsky est considéré comme l’un des leaders du domaine. Ray Kurzweil le considère comme son mentor.
◊ FM-2030 (1930-2000)
Pseudonyme de Fereidoun M. Esfandiary, auteur en 1973 de UpWingers : A futurist manifesto et 1989 de Are You Transhuman. Il est considéré comme le pionnier du transhumanisme. Après sa mort, son corps a été cryogénisé.
◊ William S. Bainbridge (né en 1940)
Ce sociologue des religions qui a notamment etudié la secte hippie du Process est connu pur avoir coécrit pour la National Science Foundation le rapport sur « La convergence NBIC (nanotechnologie-biotechnologie-informatique-cognition) pour l’amélioration des performances humaines ». Ce rapport donna aux idées transhumanistes un écho auprès de milieux politiques ou intellectuels qui jusqu’ici n’en avaient jamais entendu parler. Plus récemment, William Bainbridge a beaucoup écrit sur les mondes virtuels et les jeux en ligne.
◊ Vernor Vinge (né en 1944)
Auteur de science-fiction et professeur d’informatique, il est le premier à avoir formulé le concept de « singularité technologique ».
◊ Ray Kurzweil (né en 1948)
Entrepreneur, inventeur des synthétiseurs Kurzweil, il a également mis au point des systèmes d’intelligence artificielle comme la reconnaissance des formes ou de la voix. Il est devenu le principal évangéliste des thèses du transhumanisme et de la singularité dans ses livres Humanity 2.0 et, avec Terry Grossman, Serons-nous immortels ?
◊ Hans Moravec (né en 1948)
Professeur de robotique à l’université Carnegie Mellon, auteur d’un livre, Mind Children, traduit bizarrement en français sous le titre de Une vie après la vie dans lequel il expose ses hypothèses sur l’uploading et l’avènement des robots.
◊ Aubrey de Grey (né en 1963)
Grand propagandiste des techniques de longévité accrue, il dirige le projet SENS qui cherche à créer des « cures de jouvence ». Aubrey de Grey est un informaticien et non un biologiste. Il propose une approche d’ingénieur au problème du vieillissement. La plupart des biologistes sont extrêmement sceptiques sur ses théories.
◊ Max More et Natasha Vita More
Max More est philosophe et fondateur, dans les années 1990, de l’Extropy Institute, l’une des premières organisations transhumanistes. Sa compagne Natasha Vita More est actuellement à la tête de l’association Humanity +.
◊ Nick Bostrom (né en 1973)
Philosophe suédois qui créa en 1998 la World Transhumanist Association ou WTA (devenue depuis Humanity +), la plus grosse organisation transhumaniste. Aujourd'hui, Nick Bostrom dirige à Oxford l'Institut pour le futur de l'humanité et se préoccupe des « risques existentiels » : les dangers qui pourraient éventuellement éradiquer complètement la race humaine.
Rémi Sussan
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