Melting pot hypercontemporain
Bel objet que ce Vies et mœurs des familles d’Amérique du Nord, à cheval entre le livre d’art (pour ses nombreuses photographies) et le roman ( pour sa chronique tous azimuts de deux familles voisines, les Hungate et les Harrison, en proie dans une banlieue de Long Island aux figures obligées (et épinglées dans les illustrations par une formule de taxinomiste) que sont l’amour, le désir, la jalousie, la mort, le deuil…)
Entre dictionnaire touristique et encyclopédie entomologiste (un index alphabétique propose de multiples entrées — d’Adolescence à Vulnérabilité — chacune mettant en scène une analyse romanesque et sociologique à gauche, et en regard une photo à droite), ce guide ethnologique du biotope d’une Amérique basique nourrie aux antidépresseurs, aux barbecues et aux frustrations ordinaires (voir le titre complet de l’opus : « Guide pratique portant principalement sur les familles Hungate et Harrison, présentant leur mode de vie, leur habitat, leur dispersion, etc., comportant une description exhaustive du plumage des spécimens adultes et jeunes, au sein d’une étude taxinomique de nombreux aspects de la vie familiale »), surprend par le traitement iconographique, très travaillé, de l’ensemble : pour rendre compte de chaque anecdote qui tient lieu de fil conducteur, on nous fait croire matériellement que l’on est face à un journal usé, un vieil album de famille aux chromos jaunies etc : comme s’il fallait dans ce roman déconstruit compenser ou dépasser par la forme (systémique) la superficialité du (sans) fond.
S’ajoute à ce puzzle-cocktail diablement efficace la variété des tons et des approches des protagonistes (homme, femme, enfant, ami, ennemi etc.) qui s’expriment sur chacune de ces pages, l’ensemble formant à la longue, avec de surcroît en sus de l’ordre (pseudo) logique de départ des renvois aléatoires, intersticiels et croisés à d’autres entrées, une sorte de mélasse romanesque mais doucement sirupeuse et envoûtante. Un effet de liste qui s’adresse au style direct au lecteur et torpille au fur et à mesure les informations factuelles délivrées, le texte semblant s’auto-annuler sous le poids des détails qui affluent de toutes parts mais pour se diriger vers un centre absent .
Huit ans avant le best-seller annoncé City on fire, Garth Risk Hallberg, en revisitant à sa sauce icono-pop les Mythologies de Barthes et en parvenant à rende exceptionnel le trop banal de l’existence osait là, par cet abécédaire chagrin, un objet livresque anthropologique déjanté qui fait mouche.
frederic grolleau
Garth Risk Hallberg, Vies et mœurs des familles d’Amérique du Nord, traduit de l’anglais (États-Unis) par Elisabeth Peellaert, Plon/Feux croisés, 144 p. — 16 € 90.
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