Le pire des mondes
Cette dystopie aussi drolatique que philosophique s’ouvre par le déréglement total de la nature qui pousse les papillons monarques à se précipiter vers le Grand Nord tandis que les sternes arctiques arrêtent pour leur part de migrer entre les pôles. Cet affolement interespèces permet toutefois à un inventeur de génie visionnaire, LoveStar, de travailler sur le sens de l’orientation des oiseaux par rapport au nord magnétique de la Terre et d’en étendre le principe à la gent humaine : voit ainsi le jour, breveté par la société Istar fondée par notre grand magnat mystérieux, un nouveau système de communication via les ondes, sans passer par la connexion filaire classique des ordinateurs. Exit les câbles et réseaux traditionnels de l’électronique !
LoveStar génère donc le règne de « l’homme sans fil », à qui tout est accessible immédiatement : appels téléphoniques, émissions TV et surtout les publicités hyperinvasives (de facto, elles pénètrent les individus par des ondes forçant les cordes vocales à « aboyer » des messages promotionnels)…
Dans la foulée, LoveStar, qui aspire ni plus ni moins qu’à régenter la vie de tout un chacun de la naissance à la mort, ne s’arrête pas là et développe de manière révolutionnaire le commerce de la mort (LoveMort), envoyant les défunts se consumer dans l’espace en devenant étoile filante puis celui de l’amour (InLove), où chacun peut pour trouver l’âme sœur sur la planète par calcul scientifique, ce afin d’unir progressivement toute l’humanité et d’éviter le malheur et la guerre. Dans le même temps, entre le credo de la consommation massive et l’entertainment élevé en seul mode de vie qui vaille (soulignant tout bonnement au lecteur la fin de la vie privée et l’empire de la déresponsabilisation absolue), la population peut aussi être confortée dans chacun de ses choix grâce au logiciel ReGret – D’ailleurs, il est même possible de « rembobiner » les enfants pénibles ou futurs délinquants à qui leur parents offrent ainsi, moyennant finances, une vie alternative. Ou encore de manipuler les goûts dans une fratrie pour empêcher que les enfants soient attirés par les mêmes choses afin qu’ils ne se prêtent pas ou ne se donnent pas ce qui pourrait être acheté plusieurs fois !
Mais la mécanique infaillible de ce monopole quasi planétaire de LoveStar — univers futuriste ultra aseptisé cela étant — connaît des interférences quand Indriði et Sigríður, jeunes gens sûrs de leur amour « naturel », se retrouvent « calculés » par le fatal InLove, apprenant alors que leur moitié est ailleurs – ce qui va les pousser avant que d’être brisés à entamer une quête initiatique afin de vérifier la force de leur amour, leur chemin croisant celui de LoveStar en quête de l’ultime invention semblant le condamner à une mort prochaine dés les premières pages.
Quid de l’amour « réel » et de notre liberté de penser dans ces conditions ? C’est dans cette tension entre une épopée romantique et une fresque d’anticipation cynique que le roman décolle. Car l’auteur – ayant fait paraître ce premier roman en Islande en 2002, longtemps avant l’avènement des réseaux sociaux et la dématérialisation des contenus il faut le souligner — se plaît à montrer à travers cette vision alarmante d’une société plongée dans la connexion permanente (figure récurrente de la littérature cyberpunk), combien le hasard et la chance peuvent contredire les calculs statistiques et probabilistes des machines les plus sophistiquées.
Digne héritier d’Orwell, Huxley ou K. Dick, Andri Snaer Magnason n’a pas son pareil pour pointer les dérives inévitables de ce monde idéal « tout connecté » qui relie dorénavant l’ensemble des êtres humains. Si son roman demeure de facture somme toute classique, les questions fondamentales qu’il pose, non sans humour, de l’écologie à la liberté individuelle en passant évidemment par l’avenir du monde promettent un revigorant moment de lecture en ce qu’elles constituent aussi et surtout un camouflet à toutes les croyances aveugles et à l’infinie crédulité humaine.
frederic grolleau
Andri Snær Magnason, LoveStar, J’ai lu, avril 2017, 383 p — 8,00 €.
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