« Par une froide journée d’hiver, un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais aussitôt, ils ressentirent les atteintes de leurs piquants; ce qui les fit s’écarter les uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de sorte qu’ils étaient ballottés de ça et de là, entre les deux maux, jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières. [...] Par ce moyen le besoin de se réchauffer n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais, en revanche, on ne ressent pas la blessure des piquants.» Arthur Schopenhauer, Parerga et Paralipomena (Suppléments et omissions), 1908. Proposition de traitement par mlle Kerwat, lycée Albert Ier de Monaco, TES1, janvier 2017. L’Homme se retrouve confronté à autrui tous les jours de sa vie. Quelconque interaction dans n’importe quel domaine se fait avec les autres et l’homme, étant une créature sociable, est dans l’obligation d’en faire part. Etant donné que la solitude n’apporte que maux et régression, le partage avec les autres serait une consolation permettant à l’accroissement spirituel et matériel de l’individu. Dans son texte Parega et Paralipomena écrit en 1908, Schopenhauer fait ressortir le besoin de cohabitation avec les autres mais met surtout en avant le paradoxe dans lequel se trouve un homme en société. Il remarque qu’en son égal, l’Homme trouve de nombreux défauts lui portant atteinte et semblant effacer les avantages initiaux. Schopenhauer à travers une fable, analyse les interactions des hommes en société en insistant sur les efforts qu’ils doivent réaliser s’ils veulent en faire part.
Schopenhauer commence sa réflexion sur la vie en société par une allégorie, des lignes 1 à 6, développée en trois étapes qui montrent le paradoxe de la rencontre avec autrui. Les hommes sont associés à des porcs épics se réunissant pour se protéger du froid. Cette comparaison ramènerait l'Homme à son état animal en tant qu’être qui ne répond qu'à ses instincts primales de survie. Si ces porcs-épics étaient seuls, on pourrait penser à « l'état de nature" que décrit Rousseau dans Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les Hommes en 1755. L'Homme qui se trouve à cet état évolutif est privé de toutes les qualités que lui amènent les autres, se retrouvant privé alors de sa capacité de faire un retour réflexif sur lui-même. Evidemment, cet état de nature ne reste qu’une hypothèse faite par Rousseau car l’anthropologie nous montre que l’existence des hommes va de pair avec celle des sociétés. Un individu dans cette situation serait un être privé de conscience, ne vivant que pour le moment présent, avec comme seul et unique objectif, la survie. Le porc-épic de l’allégorie n'est pas non plus « l'Homme de l'homme » de Rousseau, l’opposé de celui de l’état de nature et que nous représentons tous. Celui-ci est intégré en société et crée des liens avec les autres. Cette situation représenterait plutôt un état entre les deux où l'animal ne pense qu'en termes de nécessité au moment présent mais voit aussi les bénéfices que lui amène la vie en société. A travers le texte, Schopenhauer théoriserait autrui et son rapport au sujet. Autrui est tout d’abord dévoilé comme le double de soi, l’alter ego, qui possède des propriétés similaires et peut être exploité. L’idée du « troupeau », « groupe serré » et garantie mutuelle ferait même penser aux sociétés collectivistes qui placent les individus, différant tous les uns des autres, au même niveau. Ici c’est une des propriétés partagées par tous, leur « propre chaleur » dont pourra bénéficier l’autre, montrant qu’autrui fait ressortir le meilleur que chacun a en soi. Ce bénéfice serait même une question de survie du fait que les porcs-épics auraient besoin de se rassembler de façon à éviter la « gelée » signifiant la mort. Dans le livre II de la République, Platon montre que la communauté serait née dans un contexte d’incapacité de chacun à satisfaire ses propres besoins. Ce groupe doit se fonder sur des lois afin de devenir une « société de pourceaux », où le bien-être collectif est assuré grâce à l’assouvissement des désirs primaires des citoyens par les représentants politiques. Les porcs- épics s’entraident ici pour survivre. Ce soutien mutuel semble être le point de départ d’une collectivité d’individus, dévoilant la réciprocité qui se trouve à sa base. En effet, l’Homme reste un être égocentrique, qui place ses propres besoins devant ceux d’autrui. Schopenhauer ne présente aucune idée de charité ou générosité car tous sont dans la même position et trouvent en l’autre ce qui leur manque. Autrui permettrait de compléter une personne, tout comme elle le modifierait en retour dans un rapport équivalent.
Mais la réunion avec autrui ne se fait pas sans dangers. Les porcs-épics se heurteraient les uns le autres en se rapprochant du fait de leur piquants extérieurs qui se présentent comme obstacles à la survie. Dans ce cas, il y a rejet d’autrui pour pouvoir continuer la préservation de soi. Mais une fois encore, tous seraient dans la même position sans qu’il y ait de réels responsables pour les blessures. C’est en partant d’une volonté d’aide et de protection que les porcs-épics se font du mal. En effet, Schopenhauer suggère que les maux que nous affectons à l’autre sont innés et non toujours voulus. Les porcs-épics sont contraints à vivre ensemble pour survivre mais n’y parviennent pas avec les conditions voulues. L’idée que ce sont leurs ressemblances qui les blessent reflète la façon dont l’Homme trouve des défauts en l’autre qu’il possède lui-même, mais rejetterait par honte de soi.
Ce rejet les ramènerait au point de départ car le « besoin » de chaleur les ramène de nouveau proches pour se blesser une fois encore. L’individu ressentirait une frustration constante allant et venant à chaque contact avec Autrui, où dans chaque cas il fait face à la mort. Cette frustration est exprimée par la répétition des formules : « de nouveau » et « se renouvela », ainsi que « de ça et là » et « entre les deux maux ». Dans la "dialectique du Maître et de l’Esclave" de La Phénoménologie de l’Esprit publiée en 1807, Hegel théorise la relation maître/esclave dans laquelle chacun a besoin de l’autre pour être reconnu. Pour obtenir cette reconnaissance, les deux se retrouvent dans une lutte qui peut leur coûter la vie. Cependant, la nécessité de reconnaissance qui n’est possible qu’avec la présence du reconnu et reconnaissant est supérieure au combat. La lutte est alors celle des consciences et le vaincu, l’esclave, est maintenu en vie pour être au service du vainqueur, le maître. La chaleur pour les porcs-épics est cette reconnaissance. Ils formeront certains rapports de force pour parvenir à leurs fins, au détriment d’autres individus du groupe. La coexistence amicale et égale n’existe pas et les interactions sont difficiles mais nécessaires.
Une évolution parvient alors dans la réflexion des créatures. C’est par les aller-retours et alternances entre douleur prolongée et plaisir momentané qu’ils parviennent à trouver un compromis que se trouve sous la forme d’une « distance moyenne ». Cela ferait penser à la découverte d’espaces privés au sein d’une cohabitation publique et communale, où ils réussiraient à survivre. La situation est dite alors « supportable ». Elle n’apporterait donc ni la mort, ni le bonheur et laisserait l’être dans un état entre-deux qui ne permet pas la satisfaction totale de ses besoins. Les porcs épics ne mourront pas le soir même de la « journée d’hiver » mais n’auront pas non plus de vies longues et chaleureuses. Le rapport avec autrui est ainsi complexe et ne fonctionne qu’à travers un compromis qui n’amène pas au bonheur. L’individu ne peut accomplir tous ses désirs et sera forcé à ne se limiter qu’aux plus nécessaires en temps présent. Epicure croit en ce sens en la classification des désirs où il ne faudra que conserver ceux naturels et nécessaires mais délaisser ceux non indispensables de façon à maximiser le plaisir et minimiser le déplaisir.
Après avoir contextualisé le rapport avec autrui par une allégorie animale, Schopenhauer fait place à l’explication de la même situation mais dans une société humaine des lignes 7 à 11. Les besoins primaires initiaux des porcs-épics deviennent secondaires chez les hommes. La rencontre avec autrui n’est pas faite pour survivre mais pour sortir du « vide et de la monotonie de leur existence intérieure ». Le besoin pourrait tout de même rester celui de survie mais mentale et émotionnelle, non plus physique. L’Homme trouve dans son échange avec autrui une complémentarité pour remplir ce « vide », si l’on considère que les hommes sont des êtres de la consommation qui ont besoin des autres comme le dirait Marx dans L’Introduction à la critique à l’Economie Politique. Pour lui, « la production réalisée en dehors de la société par l’individu isolé (…) est chose aussi absurde que le serait le développement du langage sans la présence d’individus parlant et vivant ensemble ». L’économie de marché nécessite, et par la suite, réglemente le rapport avec les autres. Autrui est primordial pour effectuer l’échange qu’on ne peut pas exécuter par soi-même. De même que l’échange de biens et de services nous est utile pour se développer, nous avons besoin des autres pour entretenir et étendre notre matière mentale. Sartre dans La Nausée montre, avec son personnage Antoine Roquentin, que même s’efforçant d’écrire pour garder son éloquence en étant seul, il perd sa vivacité mentale et par la suite son identité. Autrui au sein de la société permet, en effet, de nous refléter par le dialogue et éviter de vivre une vie « monotone » et monothématique, ce qui serait le monologue à l’infini.
Les piquants précédents deviennent des « manières d’être antipathiques » et d’ « insupportables défauts ». Nos défauts pluriels, intégrés à notre nature, et peut-être pas toujours conscients, se comportent comme des piquants qui blessent l’ego d’autrui. Il y a « de nouveau » un rejet des autres qui amène à la solitude, synonyme de froid qui pourrait se révéler comme mortel. Spinoza dans son Ethique, assimile les hommes à des « araignées enfermées dans un bocal » finissant par se dévorer pour monter que la vie en société amène à un conflit entre désirs individuels ou « conatus », étant le désir de persévérer dans l’être. Ces multiples désirs sont mis en concurrence, ce qui fait qu’aucun homme n'est capable de suivre son conatus entièrement. Autrui est pour moi insupportable car il n’est pas toujours d’accord avec moi et peut même aller à mon encontre violemment. Les hommes ont tendance à s’affranchir même des lois à peine leur avantage paraît-il être plus important. Pour Kant, c’est le phénomène de "l’insociable sociabilité" qu’il développe dans son Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, paru en 1784. L’homme est un être sociable qui ne peut exister sans les autres. Mais il devient insociable du fait qu’il ne s’interroge pas sur les conséquences de ses actes comme ayant un impact éventuellement négatif sur la collectivité.
Les compromis trouvés pour vivre avec Autrui sont la « politesse » et les « belles manières ». Les hommes trouvent des règles ou normes pour pouvoir contourner leurs attaques mutuelles. Cela devient un accord que tout le monde doit accepter s’il souhaite vivre en société. Ceux qui en abusent seront mis à part ou exclus. C’est cet accord que Rousseau va définir en 1762 dans Du Contrat Social ou Principes du droit politique. Les hommes signeraient ce contrat social en se soumettant à l’intérêt général afin que tous aspirent au bonheur en respectant des principes de justice. Ils renoncent à leur droit naturel, possédé en dehors de la société, pour la protection de l’Etat qui leur promet égalité et liberté. L’Homme doit appréhender ces règles pour faire partie intégrale de la société, tout comme il doit rester civilisé et poli afin de supporter les piquants d’autrui.
En une instance finale, Schopenhauer dans les deux dernières lignes amène ces deux situations ensemble. Il exprime finalement que le besoin de survie n’est satisfait qu’à moitié. Le paradoxe traduit la difficulté de vivre avec les autres. Il faut choisir ses relations et se contrôler pour pouvoir survivre sans se heurter soi même ou heurter les autres.
Schopenhauer, en montrant les implications et la difficulté de la rencontre avec autrui, détermine ici les conditions idéales à la survie en société. Il transmet un message d’équilibre que tout Homme devrait trouver afin de coexister avec les autres.
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