Quand Tintin fait le guet
“Tintin boy-scout est aussi Tintin schizo. S’il n’était qu’un petit humaniste dévoué aux bonnes causes, il y aurait longtemps qu’il nous aurait lassés en s’inscrivant dans un club où rayonnent soeur Emmanuelle et l’Abbé Pierre.“
Pierre Sterck, Tintin schizo
Partie 1 :
Quand Hergé, totemisé Renard Curieux, fit ses débuts dans une revue scoute, il avouait volontiers que Tintin, épris d’aventure et de justice, était l’incarnation des valeurs de ce mouvement. De fait, rarement personnage aux traits si lisses et aux moeurs si simples aura été aussi adulé …et disséqué. Flanqué de son éternel fox, le jeune reporter à la houppe qui paraît, du haut de son empire, n’avoir rien à envier à Largo Winch semble n’avoir pas pris une ride alors que l’on a fêté il y a peu son quatre-vingtième anniversaire, que s’est ouvert en Belgique le musée qui lui est dédié à Louvain-la-Neuve le 2 juin 2009 et que le Grand Palais parisien lui consacre une exposition depuis fin septembre 2016 (Hergé).
Pourtant, derrière la bonhommie évidente du personnage et de ses comparses, incarnés en 2011 dans l’adaptation cinématographique du Secret de la Licorne et du Trésor de Rackham le Rouge par Steven Spielberg et Peter Jackson, bon nombre de spécialistes tintinophiles se plaisent à chercher la faille dans la cuirasse. Forts du mot de Jankélévitch selon lequel « le respect est parfois une barrière à l’amour », d’aucuns n’hésitent pas à revisiter les arcanes tintinniennes afin d’exhumer à la vue de tous les éléments qui permettraient de penser autrement Tintin que selon la ligne — claire — officielle régentée par les ayants-droits d’Hergé. Emerge alors au gré des Aventures… et des rencontres le comportement hors-norme du héros préféré des lecteurs de 7 à 77 ans qui tend à s’affirmer comme “déviant”.
Sexuelle, politique, religieuse, sociale, la déviance s’applique en effet à une manière d’être, de penser ou de se conduire qui s’écarte des standards sociaux, moraux ou culturels régissant une collectivité. Elle peut concerner un individu ou un groupe, être choisie ou subie. Quelle qu’elle soit, observe Albert Ogien (Sociologie de la déviance, Armand Colin) elle suscite généralement une réaction de malaise ou d’agressivité, et le groupe dont on a divergé s’efforce, par des moyens médicaux, sociaux ou judiciaires, de la neutraliser, de la contrôler ou de l’intégrer. Comme l’indique l’étymologie, la déviance concerne tout ce qui s’éloigne du droit chemin.
Tintin est-il humain ?
De ce point de vue, comme en témoigne l’essayiste et auteur dramatique Jean-Marie Apostolidès dans Les métamorphoses de Tintin, Tintin, de par son angélisme affiché, sort bien parfois du sillon psychologique et existentiel qu’il ne devrait point quitter. Petit garçon au sobriquet enfantin qui ne veut pas grandir et se confonter à la figure du Père ou des substituts qui en tiennent lieu — Hergé reconnaît dans son Entretien avec P. Hamel et B. Peeters qu’il connaît bien la psychanalyse de Jung -, Tintin n’a pas de parents attitrés, c’est une sorte d’“enfant trouvé” tout-puissant qui semble plier le monde à ses volontés. Mais sans père il est aussi sans repère (sans rival au sens pyschanalytique), et c’est auprès d’autres figures (Haddock, Siclone, Calystène, Halambique, Tournesol…) qu’il cherchera une incarnation du mystère, de la loi et de l’autorité.
On peut ainsi lire L’Etoile mystérieuse comme une exploration de l’enfance (insulaire) primitive et de ses peurs où il faudrait pouvoir établir sa marque pour éviter d’être dépendant d’une Mère-nature toute-puissante et monstrueuse. Notre héros lutte en ce sens pour maintenir ce qu’Apostolidès nomme la « structure de l’ordre » et vivre au regard des valeurs que tout père, symbolique ou effectif, impose à sa descendance) : installé dans une zone pré-oedipienne rassurante, le héros est semblable à un personnage de contes de fées. Refusant comme Peter Pan de vieillir, il n’a aucune vie personnelle, n’a rien d’individualisant et voit toutes les choses à l’entour comme issues d’une famille unique. D’où dans les premiers albums sa non distinction de ce qui sépare les êtres et les cultures.
“Malgré ses errances autour du monde, rien de l’univers extérieur ne pénètre chez Tintin.” (J.-M. Apostolidès)
Méconnaissant la sexualité et obsédé par le Bien, sans femme ni argent, il cherche seulement, note l’auteur des Métamorphoses…, à « rétablir sur terre l’état d’innocence paradisiaque » originaire, ce qui contribue à le perdre dans notre monde symbolique de consommation et d’ échanges. Il échappe ainsi aux règles admises par la société qu’il assimile à un monde dégradé, ne trouvant parfois le repos, via des robinsonnades qui ne déplairaient pas au Deleuze de La logique du sens, que dans la Nature. Sa déviance s’enracine en ce que, dépourvu d’origine et de filiation assignables, il n’a paradoxalement pas grand chose d’humain ne dispose d’aucune existence privée, ce qui explique le “communisme” du château de Moulinsart.
“Il n’accumule rien, n’apprend rien, ne possède pas de caractéristiques qui le rapprocheraient des humains ordinaires (…) Tintin revient sans cesse à la case de départ puisque l’expérience n’a pas prise sur lui. (…) c’est pourquoi il ne viellit jamais. ”(J.-M. Apostolidès)
Haddock ou le retour impossible au monde réel
Héros sotériologique tel le Christ, sans amour ni haine, ce surhomme en pantalons de golf qui refoule tout désir ne vit que dans ce miracle permanent au fil de ses exploits : restaurer le Bien ici-bas. C’est cet irréalisme des premières aventures encore dédiées à la figure de la première enfance culminant dans Le Sceptre d’Ottokar que vient contrer la figure de Haddock, bouche sur pattes toute en démesure et oralité introduite par Hergé à partir du Crabe aux pinces d’Or (le capitaine alcoolique est à la tête d’un navire faisant à son insu du trafic d’opium et où Tintin est emprisonné par le bras droit du méchant Rastapopoulos). Haddock permet à Tintin d’entrer dans le monde objectif des échanges et des adultes, de commencer une existence personnelle au lieu de rester dans son quant-à-soi.
Une relation particulière qui amène le Capitaine, perdu dans le désert, à vouloir ensuite faire sauter la tête de Tintin comme un bouchon de champagne, ce qu’Apostolidès assimile à un désir homosexuel explicite, l’alcool qui équivaut à une pulsion du Ça freudien étant de l’ordre du symbole phallique. Haddock qui, plus loin, remet le couvert phantasmatique en voulant cette fois « boire Tintin » ramené à une bouteille de bourgogne rouge !
Or, en menant Haddock à maîtriser ses pulsions destructrices, Tintin va prendre conscience des siennes propres : ainsi de la scène plus loin où, dans une cave de Bagghar, Tintin et Haddock, enfermés par des bandits sont enivrés par les vapeurs de l’alcool et goûtent au plaisir défendu de la saôulerie collective, Tintin entonnant un air d’opéra et encourageant Haddock à se comporter …comme un chien. Ce passage de l’univers théologique à l’univers psychologique, en même temps qu’il donne la vedette des Aventures… au capitaine, permet au héros pré-oedipien qu’était Tintin, indifférent jusqu’alors à la différence des sexes, de s’ouvrir à la sexualité humaine au sens où le reporter, “au-delà d’un desir homosexuel inconscient et constamment réprimé” (Apostolidès), accède enfin à un univers tant personnel que phantasmatique.
Mais c’est là une exception, la déviance de Tintin l’empêchant le reste du temps de quitter le monde de la petite enfance, le temple du sommeil. Curieusement, face au falot capitaine, aussi maladroit qu’exubérant, note Apostolidès, Tintin, avec son contrôle permanent des pulsions agressives ou sexuelles, incarne un être abstrait, tout en refoulement : son ouverture à la vraie vie a échoué.
“Ce qu’ignore l’enfant trouvé, c’est que dans le combat fraternel qu’il livrera au capitaine, le vainqueur n’est pas celui qu’on attendait.” (J.M. Apostolidès)
Pour parler de déviance, il faut que soient réunis trois éléments : existence d’une norme, transgression de cette norme et stigmatisation de cette transgression. L’origine de la déviance n’est donc pas à chercher dans la nature profonde de l’individu, mais bien plutôt dans son rôle social, lequel détermine son identité. La déviance s’inscrit dans une dialectique dont le pôle opposé est forcément la norme qu’elle enfreint. Partant, le déviant est celui qui, par consensus communautaire, est affublé d’une étiquette — véritable “stigmate social”- ; celui qui ne souscrit pas à la morale commune.
frédéric grolleau
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